Chapitre 6, Le vide que tu as jeté

Le soir du départ d’Alexander, la tempête faisait rage.

La pluie frappait les vitres, le vent faisait grincer les linteaux. Ses hurlements désarticulés emplissaient le manoir vide et poussiéreux de plaintes lugubres. Annabeth frissonnait dans son bureau et demanda un châle pour se rendre dans la salle à manger, sans doute encore plus froide. Elle y retrouva sa fille pour le souper. Becky avait vêtu Dorothy d’une robe aux manches longues et au col haut. La fillette rentra dans la pièce les bras croisés et les épaules voutées.

— As-tu froid, ma chérie, ou est-ce suffisant ainsi ? demanda la Comtesse.

Dorothy lui jeta un regard en coin puis releva le menton et tourna la tête. Annabeth se pinça les lèvres.

— Quelle est donc la raison de cette colère ?

La fillette fronça les sourcils mais conserva son visage obstinément fixé sur le mur.

— C’est à propos du précepteur ? grinça sa mère.

Cette fois, Dorothy fit volte-face vers sa mère.

— Bien sûr ! Vous me l’avez enlevé ! Comme tous les autres, vous ne me faites jamais confiance et vous les renvoyez !

— Je t’ai déjà expliqué que je ne fais ces choix que pour ton bien. Tu n’es pas encore en mesure de le comprendre, mais c’est uniquement pour ton bien .

— Peuh ! Vous dites tout le temps ça mais c’est une excuse !

— Non, c’est la vérité.

Annabeth s’approcha de sa fille et leva une main pour lui caresser les cheveux. Elle fut repoussée sans ménagement.

— J’en ai marre que vous m’enfermiez, que vous me rendiez ignorante ! Je suis pas une poupée, ni un oiseau en cage !

La méthode douce ne marchait donc pas.

— Dorothy, gronda Annabeth.

La fillette affichait un air rebelle.

— Je m’ennuie ici ! cria-t-elle bravement face au regard incendiaire de sa mère. Et dès que je me fais un ami, vous me l’enlevez ! Je veux pas rester ici, je veux partir ! Je veux pas que vous soyez ma mère !

La gifle claqua, suspendant le temps. Annabeth avait agi sans réfléchir. Dorothy tituba, faillit tomber, mais se reprit. Les larmes aux yeux, elle envoya un regard plein de rage à sa mère entre ses mèches ébouriffées. Puis elle se détourna et s’enfuit en courant. Becky lui emboita le pas, inquiète.

Annabeth resta seule dans la salle à manger. Elle regarda sa main d’un air hébété. Elle eut soudain besoin de s’asseoir et attrapa maladroitement une chaise pour s’y effondrer. Elle se prit la tête dans les mains.

C’était donc ça qu’elle était devenue ? Une mère qui rendait sa fille malheureuse, qui la frappait ? Qui ne pouvait contenir sa violence que quand elle la déchainait sur un autre enfant innocent ? Elle avait cru s’être libéré de l’emprise d’Irène, puis de celle du Comte. Elle les avait supprimés mais…

 

***

 

— C’est une fille ! Elle est magnifique ! s’exclama Hélène.

— Prenez-la comme ça, indiqua la sage-femme, voilà, laissez-la prendre le sein.

Annabeth était encore essoufflée. Couverte de sueur, échevelée, tremblante à cause de l’effort et de la douleur, elle dévisagea le petit être qui venait de sortir de son corps. Il était fripé, à la fois rouge et blanchâtre, mouillé et chaud. Elle ne voyait pas en quoi cela était « magnifique » et pourtant… Le bébé émit de petits bruits en prenant le sein. Ces sons allèrent droit au cœur de sa mère.

Hélène s’approcha, les yeux plein d’étoiles. C’était une cousine du Comte venue passer quelques temps au manoir après le décès de son mari. Elle était gentille, du moins comparé à son cousin. Et aussi très hypocrite. Au moins, elle avait soutenu Annabeth pendant ces dernières heures éprouvantes.

— Vous voulez la tenir ? proposa la Comtesse.

— Oh non, laissez-la téter d’abord. Elle doit apprendre à vous reconnaître comme sa mère. Vous avez déjà parlé d’un nom avec Philip ?

La jeune mère détourna le regard. Philip ne voulait pas cet enfant, elle avait de justesse réussi à le convaincre de le laisser naître.

— J’ai quelques idées en tête, répondit-elle.

Laquelle conviendrait le mieux ? Elle observa le nourrisson qui tétait avidement, la faisant grimacer. En fait, elle était plutôt mignonne. Annabeth caressa le visage de sa fille, peinant encore à réaliser ce qui se passait. Elle passa son pouce sur sa paupière, l’œil s’ouvrit légèrement. Elle se figea.

Il n’y avait rien dans ce regard. Pas de pensées. Pas de colère, de méchanceté, de mépris, de honte, de peur, de tristesse. Quelques émotions encore à peine identifiables. Des sensations. Le bien-être le procurait le lait chaud qui coulait la gorge, la chaleur qui se pressait contre la peau. Des larmes effleurèrent les joues d’Annabeth. Elle n’avait jamais sondé un être si pur.

La porte qui s’ouvrit à la volée brisa cet instant de béatitude. La robe brun sombre d’Irène Bathory apparut, suivit du Comte lui-même.

— Votre mère vient d’arriver ma… oh, mais vous avez fini le travail ! s’exclama-t-il.

Il avait l’air joyeux. Quel enfoiré.

Bien vite cependant, il fut éclipsé par la stature digne d’Irène. Elle s’approcha et disséqua le bébé du regard.

— C’est une fille ? demanda-t-elle.                                                  

Annabeth gardait les yeux rivés sur son enfant. Elle hocha sèchement la tête.

— C’est bien, apprécia la nouvelle grand-mère. Vous avez enfin réussi à mener une grossesse à terme.

La Comtesse serra l’enfant contre elle. « Enfin » ? Irène savait parfaitement pourquoi ses trois précédentes grossesses avaient fini en fausses couches. Le Comte ne voulait pas qu’elle devienne mère car il ne pourrait alors plus la considérer comme une enfant, et donc elle ne serait plus appétissante. Il avait frappé son ventre jusqu’à ce qu’elle se mette à saigner.

Cela l’avait d’abord abattu. Puis elle avait compris que la maternité était le seul moyen de sortir de la chambre de la Tour nord. Alors, elle avait usé de son pouvoir comme sa mère le lui avait enseigné. Elle avait réussi à faire croire au Comte qu’il souhaitait un nouvel enfant. Un héritier pour son domaine, ou un nouveau jouet, c’était tout aussi bien.

— Elle s’appellera Théodora, décida Irène.

Elle approcha sa main de la tête du bébé. Annabeth l’en éloigna.

— Non, dit-elle.

Irène s’immobilisa.

— Elle s’appellera Théodora, répéta-t-elle posément.

Mais l’orage grondait silencieusement.

Pour la première fois depuis longtemps, Annabeth osa lever les yeux pour affronter ceux de sa mère. Ils n’étaient pas dorés comme les siens, mais jaunes comme ceux d’un serpent.

— Non. Ce n’est pas à vous de choisir le nom de ma fille.

Les sourcils d’Irène se rapprochèrent l’un de l’autre.

— Mais enfin, elle a raison ! pépia Hélène. Laissez les tourtereaux choisir le nom de leur petit oisillon.

Bien que cette phrase lui donne envie de vomir, Annabeth acquiesça. Elle lança une œillade à son mari qui comprit le message. Il vint près du lit et posa une main protectrice sur l’épaule de sa femme. Elle retint le frisson de dégoût qui lui venait.

— Que proposez-vous, ma chère ? demanda le Comte.

— Dorothy.

— Dorothy Adamson, ma foi, cela sonne fort bien. C’est accepté !

Irène les considéra un long moment, intense, muette. Annabeth eut peur qu’elle lutte encore. Il n’était pas aisé pour elle d’être aussi combattive après de longues heures de travail. Mais la chaleur du petit être dans ses bras la galvanisait.

Enfin, Irène se fendit d’un sourire aimable et léger, aussi faux que toute émotion positive qu’elle pouvait exprimer.

— C’est un très joli nom, déclara-t-elle.

Le cœur d’Annabeth s’emballa. C’était la première fois qu’elle vainquait sa mère. Elle ne savait même pas que cela était possible. Elle se sentit gonflé d’espoir. Comme le Comte, elle la ferait plier. Elle reposa des yeux pétillant sur Dorothy. Elle se jura de lui offrir la vie dont Irène l’avait privée. Une vie heureuse, pleine d’amour. Une vie loin des souillures du monde.

 

***

 

— Dorothy, ouvre-moi.

Annabeth avait toqué plusieurs fois, sans réponse. Elle entendait sa fille renifler de l’autre côté du battant. Becky était sans doute avec elle, mais n’ouvrirait pas si Dorothy s’y opposait.

— Ouvre, ma chérie. Je ne suis plus fâchée.

Pas de réaction.

— Allons, mon cœur. Tu sais que ces disputes me peinent autant que toi. Tu ne veux pas qu’on se réconcilie ?

Silence.

— Dorothy, tu veux faire de la peine à ta mère ? C’est ce que tu es en train de faire, là. Je viens te voir, toute gentille, et tu ne m’ouvres même pas la porte de ta chambre.

Rien.

— Dorothy, reprit Annabeth d’une voix ourlée d’orage. Ouvre-moi ou tu seras sévèrement punie. Tout de suite.

Elle guetta les bruits de l’auge côté. Elle perçut des froissements de tissus. Elle crut que sa fille allait enfin lui ouvrir, mais non.

— Dorothy ! explosa-t-elle. Ouvre immédiatement ! Je suis furieuse !

Elle frappa contre la porte.

— Ouvre ! Tu es une vilaine fille, tu comprends ça ?! Tu me déçois beaucoup ! OUVRE !

Mais c’était vain. Annabeth finit par se calmer. Elle posa son front contre la porte.

— Je n’aurais jamais dû engager cet homme, murmura-t-elle pour sa fille comme pour elle-même.

— Il est la meilleure chose qui me soit arrivée ! cria Dorothy avec rage. Contrairement à vous !

Annabeth faillit repartir dans un accès de colère. Elle ressentait cette impression tenace de ne plus pouvoir respirer. Alors, elle tourna les talons et se pressa jusqu’à son bureau pour y prendre un verre de vin et quelques bouffées de fumée bleue.

 

***

 

Dorothy ne reparut que le lendemain matin. Les yeux bouffis, le visage fermé, elle adressa un salut poli mais froid à sa mère.

— Allons, ne soyons plus fâchées, d’accord ? tenta Annabeth en lui caressant le visage.

Elle heurta son regard et y lut une détermination qu’elle n’aurait pas pensé y trouver. Dorothy avait décidé de se laisser mourir de faim si elle ne lui ramenait pas Alexander. La main de la Comtesse se crispa sur le visage de sa fille.

— Tu es folle, souffla-t-elle.

Dorothy ne dit rien et s’assit à table. Elle fixa le mur jusqu’à ce que sa nourriture soit froide. Puis, elle quitta la salle à manger.

 

***

 

Annabeth ne s’était jamais sentie aussi humiliée d’écrire une lettre. Elle ne savait même pas quoi dire.

Revenez, ma fille est en train de mourir.

Non, il fallait qu’elle enrobe ça. Devait-elle être caressante, froide, ironique ? Elle ne savait plus parler, plus écrire. Dorothy s’amaigrissait de jour en jour, refusait toujours de manger. Comment avait-elle pu pousser sa propre fille à de telles extrémités ? Elle l’avait rendue malheureuse à ce point-là… ?

Annabeth déglutit en signant nerveusement la lettre. Elle n’était même pas sûre qu’Alexander reviendrait. Elle espérait qu’il accède à sa demande, même si elle savait que cela n’augurait rien de bon. Elle était piégée, et malgré tout son cœur battait plus vite à l’idée que le précepteur revienne au manoir.

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Elly
Posté le 27/11/2024
D'un côté, je comprends pourquoi Annabeth est aussi surprotectrice avec Dorothy, mais en même temps, c'est ce même comportement qui engendre ce genre de situation dangereuse... Ce qui est triste dans toute cette histoire c'est qu'à la base, Annabeth est une victime. Une victime prise dans un cercle de violence infernal.
Lire son passé avec le Comte et sa mère m'horrifie toujours autant...
AudreyLys
Posté le 28/11/2024
Et oui, c'est assez contre-intuitif mais on peut être victime ET bourreau (ça se vérifie statistiquement d'ailleurs). Merci pour ton com' et ta présence, je suis contente de te revoir par ici. Je ne passais pas une bonne journée alors tes commentaires m'ont remonté le moral <3
Raza
Posté le 24/11/2024
Hello!
Décidément, qurlle saga familliale! Les non-dits sont aussi intéressants.
Je note à un moment "Quel enfoiré." M'a paru trop "moderne" comme experssion, pour l'univers que tu proposes.
À bientôt ! <3
AudreyLys
Posté le 26/11/2024
Hello !
Mmh, je voulais créer un effet de rupture. Annabeth est généralement mesurée dans ses propos, je voulais qu'il y ait cette rage qui perce momentanément la surface. Je n'ai pas trouvé d'insulte qui soit assez violente sans trop être moderne, tu as d'autres idées?
À bientôt et merci pour ton passage par ici <3
Raza
Posté le 26/11/2024
Quelque chose comme "cuistre" ? XD
AudreyLys
Posté le 27/11/2024
mais est-ce que ça va évoquer chez le lecteur d'aujourd'hui la même violence que le mot "enfoiré"? x)
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