Chapitre 7 : Keldaria

J’ai été confronté à de nombreux choix au cours de ma vie, certains plus difficiles que d’autres. Nous pensons à tort qu’il en existe deux catégories : les bons et les mauvais. Mais il est des cas où aucune voie n’est vraiment préférable aux autres ; toute la difficulté est de déterminer laquelle comporte le moins de risques, le plus de bénéfices. L’avenir nous montre parfois nos torts, nos justes décisions, mais le plus souvent, il nous laisse nous demander : et si… ?

 

**

 

Keldaria.

Marquant l’entrée de la plaine, les frêles contours de la ville tranchaient à l’horizon. J’essayais de deviner les silhouettes qui l’habitaient, mais nous étions encore trop loin. Nous attentions. Que l’éclat du soleil faiblisse, que le soir s’installe, que la majorité des habitants regagnent leur maison pour la nuit. Moins il y aurait de regards, moins nous courrions de risques, mais nous perdions de ce fait un peu de la distance chèrement acquise par les chevaux de vent.

Des voix me parvinrent, Sinji était parti en quête de plantes et Alaina l’avait suivi alors que je gardais un œil sur les montures. Elles avaient tendance à brouter les précieuses trouvailles de mon parrain et il valait mieux éviter qu’elles s’éloignent trop dans ces circonstances.

— … ne risquerai pas nos vies dans les montagnes sans vivres conséquentes. Longer les premières crêtes est à la portée de tous, mais plus nous nous enfoncerons loin entre les pics, plus le danger sera grand. Naimy n’est pas une colline. Trouver de la nourriture là-bas relève souvent de la chance.

Le calme promis par Sinji au départ du garde avait pris fin la veille, depuis qu’Alaina cherchait à le dissuader d’entrer à Keldaria. Je restais autant que possible en dehors du conflit : je n’étais pas de taille face à elle et je n’arrivais toujours pas à déterminer s’il valait mieux contourner la ville ou s’y risquer.

— Alors, laisse-moi y aller. J’étais de l’autre côté du Kézin, ils ne se doutent peut-être même pas de ma présence.

— Il est hors de question que je t’envoie seule là-bas, Alaina. Tu ne connais pas beaucoup plus le monde que Maylan et il y a bien d’autres dangers que les niou-hans pour une demoiselle non accompagnée.

— Ce serait encore pire ensemble.

— Et où nous cacherions-nous en ton absence ? Comment justifierais-tu l’achat d’autant de provisions ? Une jeune fille de ton âge ne voyage pas seule sans s’attirer la suspicion. Il n’y aurait personne pour t’aider, nul endroit où te cacher, et l’usage de la magie te condamnerais.

— Alors il ne faut pas y aller du tout !

— Nous n’avons pas d’autre choix. J’ai des amis à Keldaria, ce n’est pas pour rien que je m’arrête ici. J’attends le soir, je vous mets en sécurité et dès l’aube, je me charge de récupérer ce dont nous avons besoin.

— Tu vas nous laisser seuls ?

— À l’abri. Vous n’aurez rien à craindre.

Je résistais tant bien que mal à l’envie de me boucher les oreilles. Les mêmes arguments revenaient en boucles sans qu’ils parviennent à se mettre d’accord. Il n’y avait sans doute pas de solution miracle et Sinji était forcé de choisir entre deux menaces. Moi, j’en guettais un troisième, dans notre dos. Mon regard passait de la ville à la lande, je redoutais qu’Aliésin gronde de nouveau « danger », que le niou-han nous rattrape avant même de savoir lequel de mes compagnons obtiendrait gain de cause.

Mon père et ma maison me manquait. Les arbres également : je me sentais à découvert ici, vulnérable. Aliésin se colla à moi, rassurant, mais pourtant sur ses gardes. Il détestait être poursuivi. Sa nature de prédateur grondait sombrement, nous fuyions comme des proies tapies dans les moindres recoins en tremblant d’être découvertes. Je n’espérais jamais revoir le niou-han du fleuve, mais lui aurait été soulagé de le retrouver pour lui faire passer l’envie de nous traquer.

Sinji regarda le ciel, regroupa ses herbes et les rangea soigneusement dans les fontes d’Aykone. Alaina lui lança un regard noir, mais elle se leva comme moi quand il nous fit signe. Il vérifia nos tenues, approuva avec raideur et donna ses dernières instructions :

— Souvenez-vous : nous venons de Zolar. Gardez le silence aussi longtemps que possible et essayez de paraître naturel. Si nos portraits sont placardés, ne les regardez pas, ignorez-les. Nous ne nous engagerons pas profondément en ville, je vais très vite nous mettre à couvert et on nous fournira un alibi.

Alaina soupira, mais de nouvelles protestations ne changeraient plus grand-chose. Sinji se rassurait avec l’aide dont nous bénéficierions sur place, mais même convaincu que se risquer dans les montagnes sans vivres en quantité comportait bien plus de risques qu’entrer en ville, il était loin de sembler serein.

— Assurez-vous de conserver vos talismans parfaitement dissimulés : avec vos yeux, c’est une des premières choses qu’ils vérifieront.

— Nous devrions peut-être les retirer… proposais-je.

— Jamais, répondit-il un peu sèchement. Retire-le, Maylan, et si nous sommes séparés, jamais je n’arriverai à vous retrouver.

Je ne compris pas la violence de sa réaction, inhabituelle quand il s’adressait à moi. S’il nous arrivait d’être séparés, il lui suffirait d’attendre le retour de Woln : il guiderait son sorcier sur notre piste. Il réalisa la dureté de son ton à ma mine déconfite, tenta d’adoucir ses paroles.

— Ce talisman est lié à votre âme. Il vous protège, mais entre de mauvaises mains il pourrait se transformer en arme. Allmarel veille sur ses enfants de bien des manières : ne te défais jamais de son secours.

Je hochai la tête, mais le discret bijou pesait un peu plus lourd contre ma poitrine. Bien que nos au revoir se soient trouvés précipités par les événements, j’aurais préféré que mon père m’avertisse des dangers du talisman au lieu de me faire simplement promettre de le garder sur moi. Promesse, d’ailleurs, que je n’avais jamais scellée de vive voix.

— En route.

Sinji attendit qu’on rabatte les capuches sur nos visages, nous fit signe de l’encadrer et remit Aykone en marche.

 

*

 

L’approche des premières habitations me laissa bouche bée. Serrées les unes contre les autres, elles possédaient presque toutes un étage. Elles se faisaient face, dégageant de modestes allées, et la végétation brillait par son absence. Aucun champ, aucune culture, pas même d’animaux d’élevage. Comment ces gens se nourrissaient-ils ? Au-dessus de nombreuses portes, des enseignes rongées par la rouille grinçaient dans le faible vent. Là, une enclume, ici, un fer à cheval. Sentant mon appréhension, Ewonda se rapprocha d’Aykone. Seuls quelques rares badauds traînaient encore dans les venelles à cette heure. Ils nous jetaient des coups d’œil interrogateurs, mais pour l’instant, nous ne croisions aucune affiche inquiétante.

Je ne savais plus où regarder, tout me paraissait curieux, étranger. J’essayais d’explorer les lieux à l’aide de mes seuls yeux, évitant de tourner la tête pour ne pas attirer l’attention. À force de passage, le sol de terre semblait presque lisse et les gens n’y laissaient plus aucune empreinte. Devant quelques maisons de plus grande importance, de longs bacs d’eau ainsi que de solides mâts permettaient d’attacher son cheval. De la musique, des rires et des voix tonitruantes s’échappèrent d’une de ces portes plus larges que les autres, mais Sinji continua.

Dès le premier virage, un coup de vent charria une odeur rance qui me fit froncer le nez. Mon parrain nous entraîna en direction d’une ruelle un peu plus étroite et j’espérais qu’il connaissait bien la direction à prendre. Quand il s’arrêta enfin, nous avions croisé une bonne dizaine de personnes, mais pas un seul portrait dénonçant nos visages. Il rabaissa sa capuche, mit pied à terre et nous indiqua de quitter nos selles. Les oreilles d’Ewonda pivotaient en tous sens. Plus inquiet que les autres, il n’était plus habitué à la forte présence humaine. Un adolescent sortit d’une des bâtisses alors que je rassurai l’étalon et Sinji lui céda ses rênes, lui désignant les nôtres d’un signe de tête.

Je confiai ma monture avec un pincement au cœur puis suivis Sinji et Alaina à l’intérieur du bâtiment.

La chaleur subite me prit au dépourvu, le nombre de personnes présentes dans la salle, attablées plus ou moins près de la cheminée autour de boissons ou d’un repas, tout autant. Les voix nasillardes rendaient le tout incompréhensible, mais l’ambiance retomba dès qu’on remarqua notre arrivée : bien des regards se tournèrent vers nous. Sinji fit mine de ne rien voir et nous entraîna en direction d’un large comptoir. L’homme qui le tenait se retourna, interrogateur. Un grand sourire étira ses lèvres.

— Sin ! Te vla de retour ! Ça faisait un bail !

Il avait le cheveu rare, manque qu’il compensait par la barbe qui lui dévorait le visage. Un regard brun, des tempes blanchissantes et quelques rides aux coins des yeux. Il ne jeta qu’un bref coup d’œil sous nos capuches et agit comme si Alaina et moi étions d’anciennes connaissances.

— Vous avez bien grandi vous deux ! Gaffe gamin, ou ta sœur va finir par te dépasser ! Qu’est-ce qui vous amène chez ce bon vieux Soad ? Comment vont Nora et les petits ?

Plus il parlait, plus l’attention se détournait de nous. Les conversations reprirent, la curiosité en partie satisfaite. Il baissa le ton, chuchota presque.

— Combien de temps ?

— Une journée seulement, de quoi refaire les vivres : j’aurais besoin que tu veilles sur eux en mon absence.

— T’en fais pas, personne ne montera les voir. Je vous ferai porter de quoi manger dès qu’on aura oublié un peu votre présence.

Sinji acquiesça. Je me demandai quelle était la nature de leur relation ; si cet homme n’éclaircissait pas son regard, lui aussi.

— Julia ! J’ai de la famille ! Notre meilleure chambre pour le beau-frère et les jeunes s’te plaît !

Des pièces changèrent de mains, beaucoup trop pour une simple nuit, même de mon modeste point de vue. L’aubergiste fronça les sourcils et dut se contenter de la maigre réponse de mon parrain :

— De la part du huitième comté.

Atharian se scindait en seulement six contés, pourquoi en évoquer un huitième ?

Une femme fluette nous conduisit à travers l’unique escalier et pivota presque aussitôt sur sa droite une fois à l’étage. Là, elle marqua un temps d’arrêt et vérifia l’absence d’autres clients dans le couloir. Juste à côté des étroites marches menant sans doute au grenier, elle appuya sur plusieurs points du lambris. Alaina et moi échangeâmes un regard. Il se transforma en sidération quand une porte s’ouvrit, pourtant parfaitement dissimulée dans le mur.

L’endroit, minuscule, évoquait beaucoup trop une remise à mon goût. Heureusement, il possédait une fenêtre. Notre hôte n'attendit pas que nous admirions la décoration et nous poussa à l’intérieur avant de refermer le battant. Sinji contourna la table tant bien que mal et se laissa choir sur le matelas le plus éloigné afin de nous libérer le passage. J’héritai du dernier couchage et de son unique vue sur l’extérieur. Aliésin quitta aussitôt mon vêtement et s’allongea près de moi.

— Ce n’est pas très grand ni bien confortable, mais ça l’est toujours plus que dehors et tant que vous ne faites pas trop de bruit, vous serez en parfaite sécurité ici. Soad risque gros en nous abritant, alors je compte sur vous pour démontrer votre reconnaissance à lui et à ses employés.

Il regardait particulièrement Alaina, mais la jeune sorcière se contenta de hocher la tête sans émettre la moindre protestation.

— Je sais que ce n’est pas l’idéal, mais on ne trouvera pas mieux. Maylan, tu devrais cacher Aliésin encore un peu, jusqu’à ce qu’on nous apporte nos repas.

Ce dernier fut plus copieux que notre discret logement n’était grand, bien que nous en cédâmes tous une part au félin. Avant de dormir, je regardais longuement la rue en contrebas. Troublé de me retrouver dans un lieu si étriqué après tant de nuits à coucher dehors, je peinais à trouver le sommeil.

 

*

 

À mon réveil, le calme planait dans la pièce, tranchant avec le brouhaha que le rez-de-chaussée avait laissé filtrer dans la chambre une bonne partie de la nuit. Je restai plusieurs minutes les yeux dans le vague avant de renoncer au mirage de ma clairière natale pour réintégrer le présent. Je me hissai sur les coudes et repoussai la couverture. Il faisait jour, sans doute depuis une bonne heure, et les passants affairés vaquaient à leurs occupations sous des torrents de pluie. Aliésin, aux aguets, semblait suivre chacun d’entre eux, et dès qu’il me vit réveillé, il me pria d’entrouvrir le montant. Partiellement à l’abri de l’humidité, il cherchait à percevoir les odeurs et les bruits que l’onde lui dérobait, que les Keldariens dissimulaient par leurs simples présences. Le chant des gouttes me berçait, m’apaisait, et je demeurai longtemps avec lui le nez rivé à la fenêtre, me demandant qui étaient ces gens, ce qu’ils faisaient, où ils pouvaient bien se rendre par une averse pareille.

— Tu ne devrais pas rester comme ça : tu vas finir par attirer l’attention.

Je m’écartai de l’ouverture. Assise sur le bord de son matelas, Alaina semblait parée à un départ imminent. Plus aucun pli sur ses couvertures ; ses cheveux, coiffés avec soin tombaient en cascades élégantes, et ses deux mains reposaient sur ses jambes dans une attitude beaucoup trop solennelle pour l’endroit. Le couchage de Sinji était vide.

— Il est parti depuis longtemps ?

— Un peu avant l’aube.

Je n’avais entendu aucun mouvement, aucun bruit.

— Le dormeur trop profond au chasseur est un don.

Je me tournai vers lui, inquiété par ses mots.

— Asin veille, entend et protège, FaiseurDeVoix.

Une fois contre ma main, il s’y frotta et ronronna sous mes caresses. Je finis par m’asseoir juste en face d’Alaina. Je ne m’étais encore jamais retrouvé seul en sa compagnie. Son sang royal, son attitude autrement plus vaillante que la mienne et son caractère m’intimidaient. Elle passait d’un comportement décidé et autoritaire à celui d’une enfant ordinaire avec une simplicité déconcertante. Je ne voyais jamais la peur dans son regard ; elle avait commandé au garde, elle tenait tête à Sinji et face à elle, j’étais bien forcé de reconnaître que je faisais pâle figure.

— J’ai l’impression que la journée va être longue.

Je rougis, certain d’être la cause de sa remarque. Mais elle se leva, fit plusieurs fois le tour de l’humble pièce et ne devina pas même ma faiblesse.

— Sinji prend de très gros risques en venant ici, et le pire, c’est qu’il en est parfaitement conscient.

— Il connaît du monde et aucun de nos portraits ne semble encore exposé sur les murs de Keldaria.

D’un regard chargé d’ironie, elle me dévisagea.

— Maylan-Jord, si tel avait été le cas, comment aurions-nous réagi ?

— Nous aurions fait demi-tour…

Elle sourit.

— Précisément… Si je devais endormir la méfiance de fugitifs, moi, je ferais en sorte qu’ils se croient en sécurité.

Mon cœur accéléra, Alaina vit que je comprenais, hocha la tête.

— Je n’alerterais que les quelques sentinelles ou niou-hans en faction sur les lieux. Je ferais surveiller discrètement toutes les auberges, tous les points de ravitaillements. Il suffit de rémunérer des informateurs pour qu’ils signalent la présence d’étrangers, de vérifier ensuite s’il s’agit bien de ceux que l’on recherche…

Ses mots me glaçaient d’effroi.

— Mais nous avons besoin de vivres.

Elle s’assit.

— Ils le savent tout autant que nous. Nous venions de Karnag, nous suivions le fleuve plein nord. Qui a-t-il d’autre pour les sorciers, au nord, que les montagnes de Naimy ? Quel meilleur refuge ?

J’ouvris la bouche, la gardai ouverte jusqu’à ce qu’elle hoche sombrement la tête. Sa voix récupéra une tonalité un peu plus enfantine, révélant une légère appréhension qu’elle dissimulait si bien autrement.

— Il était logique que nous cherchions à éviter une ville aussi importante que Jiféra, surtout après avoir pris la peine de contourner un village. Cet endroit est notre dernière chance de refaire nos réserves avant d’atteindre les premiers pics, à moins d’effectuer un très gros détour par Kedan, et ils la surveilleront aussi, du moins, c’est ce que moi je ferais…

Son raisonnement, juste et logique, brisait toutes mes illusions juvéniles. De plus, si une jeune fille de son âge parvenait à de telles conclusions, pour des niou-hans accoutumés à la traque…

— Même s’ils ne nous avaient pas découverts, même si nous avions pris une autre direction…

— Ils auraient étroitement fait surveiller toutes les villes et villages bordant les montagnes

Elle approuva.

— Les légendes circulent sur Naimy, les potentiels et l’élu, impossible d’endiguer cela. Certains des nôtres, à l’approche de la mort, se jouent à livrer des révélations bien trop précieuses en guise de menace : que l’Adjahïn viendra, qu’il les détruira tous et qu’au cœur des monts maudits, il repose autant de secrets que de dangers. Ils cherchent à effrayer, mais aussi à détourner les nommages de Naimy et des villes qu’elles protègent.

— Et du même coup…

— Attirent l’attention sur elles.

— Et pourtant, nous n’avons pas le choix : il faut traverser les montagnes et pour ça, nous avons besoin de vivres.

Elle abaissa la tête une énième fois et désormais, je partageais ses réserves. Je me redressai donc lissait la couverture, revêtait cape, arc et carquois autour de mes épaules. Elle n’avait pas tort, autant être prêt au départ. La vitesse serait notre seule arme si Sinji passait moins inaperçu qu’il ne l’espérait.

Dehors, la pluie redoubla et frappa la vitre avec acharnement. Mes rêveries cédaient le pas à des sentiments bien plus lourds.

Nous restâmes de très nombreuses minutes — ou des heures — ainsi, dans l’attendre éprouvante d’un désastre qui ne venait pas. Aliésin finit par bâiller et s’allonger sur le rebord de la fenêtre avant de reprendre son interminable veille. Le temps s’écoulait avec une lenteur exaspérante. Je ne trouvais plus rien à dire pour rompre le silence, je craignais qu’il s’éternise jusqu’au retour de Sinji.

— Je n’ai trouvé que de trop rares mentions des quatrepas dans la bibliothèque d’Ethenne…

Alaina me montrait Aliésin du regard et une vague de gratitude m’envahit, heureux de la rupture qu’elle provoquait dans notre attente.

— Mes parents m’ont dit qu’il était arrivé très peu de temps après ma naissance, qu’il avait été impossible de l’éloigner.

— Pourquoi le vouloir ? Les quatrepas sont de bon augure pour un enfant.

Je haussai les épaules.

— Quand j’étais tout jeune, je ressemblais plus à un chat sauvage qu’à un petit garçon.

Je retins un rire.

— J’ai marché tard, je préférais me déplacer à quatre pattes, et parler ne me semblait pas très utile puisque nous n’avions pas besoin de mots entre nous.

— L’éloigner un peu pour que tu n’oublies pas d’être un enfant…

Je hochai la tête.

— Alors, il communique véritablement par le biais de ton esprit ?

— Oui et moi au sien.

Intriguée, elle se rapprocha et caressa le félin avec son autorisation. Aliésin se laissa faire, témoigna son plaisir à l’aide de son refrain habituel. Elle s’installa finalement sur notre matelas et s’adossa au même mur que moi, malgré ma gêne évidente.

— Cela doit être agréable : ne jamais être seul.

Je ne pouvais qu’approuver.

— Mais peut-être un peu étrange aussi, parfois.

— Je ne sais pas, je… Pour moi, c’est normal : il en a toujours été ainsi…

Elle sourit.

— Était-il jeune à son arrivée ? Ou déjà adulte ?

Je n’en avais aucune idée.

— D’où vient-il ? Qui ou quoi l’a élevé ? Qu’est-il réellement ?

— Je ne sais pas et je crois que mon père l’ignore lui aussi. Quand je pose ces questions à Aliésin, il me répond toujours de la même litanie : « je suis né pour toi ».

— On dit que les enfants sorciers possédant un quatrepas sont dotés d’un très grand destin. C’est sans doute encore plus vrai pour un potentiel.

Elle sourit et s’installa plus confortablement. Inquiet, j’interrogeai le félin.

— Tu es né pour moi parce que… j’ai des choses importantes à réaliser, Aliésin?

— Car tu en avais besoin.

Je plissai les yeux : c’était la première fois qu’il me donnait cette réponse.

— En tout cas, je suis heureux de t’avoir à mes côtés.

— Moi aussi je t’aime FaiseurDeVoix.

Quelque chose cogna contre la fenêtre et Aliésin, distrait par notre échange, tourna brusquement la tête. Alaina croisa mon regard et je jetai un coup d’œil discret à travers la vitre. Rien. Malgré les grondements sourds du félin, la rue semblait déserte et je me collai plus franchement à l’ouverture avant de hausser les épaules.

— Sans doute un petit caillou emporté par le v…

Je ne finis pas ma phrase, baissai prestement la tête et m’allongeai sur le matelas. Arrivants d’une extrémité de la voie, trois niou-hans descendaient vers l’auberge à grands pas. Je venais d’apercevoir le noir et le rouge si caractéristique de leur tenue. Alaina risqua une autre observation discrète et son visage blanchi : c’était la première fois que je voyais sur elle l’effet de la peur.

— Six. Ils arrivent des deux côtés et ils seront en bas avant qu’on atteigne l’escalier.

L’auberge ne possédait qu’un seul et unique accès entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Si nous cherchions à descendre pour fuir par-là, nous serions immédiatement repérés. Six niou-hans, sans compter les éventuelles personnes présentes dans la grande salle et aptes à se retourner contre nous… Malgré notre judicieuse cachette, nous étions loin d’être hors de danger.

L’air passait difficilement le seuil de mes poumons : en bas, j’entendis une porte s’ouvrir à la volée, des voix s’élever. Ami, famille ou non, Soad ne les retiendrait pas bien longtemps : on nous avait vu entrer et il suffisait qu’un seul des clients ait parlé pour que nos ennemis mènent des recherches approfondies. Dans ma peur, je choisis la première solution venue et plaçai la table contre la porte. Alaina grimaça, mais m’aida à soulever le meuble.

— Tu peux condamner la porte avec ta magie ? lui demandais-je.

— Non : je ne possède que la magie directe, je ne peux pas influer sur les objets et…

Elle ne le dit pas, mais bloquer l’accès ou non ne les empêcherait pas d’abattre la maigre cloison de bois : nous étions pris au piège. Aliésin feula et me sortit de ma torpeur d’un violent coup de griffe. Se calmer, réfléchir.

J’observai tout autour de moi à la recherche d’une solution, mais je ne voyais qu’une seule issue : la fenêtre désignée par le félin. Il fallait faire vite ; déjà, entre les éclats de voix et les chocs, j’entendais grincer les marches de l’escalier. Ils finiraient bien par remarquer qu’il y avait une fenêtre de plus sur la façade et alors, ils se déploieraient certainement devant, nous coupant toute retraite.

En bas, je ne vis personne d’autre. Je croisais les doigts pour que la mince corniche, celle qui marquait la naissance de l’étage, ne me dissimule pas une partie des niou-hans. Alaina semblait arriver à la même conclusion que moi. Pourtant, sans que je comprenne pourquoi, elle s’éloigna de la vitre et entreprit d’empiler les matelas contre la table. Je fronçai les sourcils : ainsi placé, au sol, devant les pieds du premier obstacle, je ne voyais pas en quoi ils gêneraient davantage.

 Les chevaux ! Sans eux, impossible de fuir bien loin. Il nous fallait les récupérer, les équiper. Encouragé par Aliésin, je réfléchissais à toute vitesse ; le félin faisait les cent pas dans la pièce. Quelqu’un devait descendre en premier. Je ne voyais pas de meilleure solution. Si les niou-hans me suivaient en bas… J’étais bon archer, mais il me faudrait du temps pour encocher mes traits, pour changer ma visée. La magie, plus instinctive, risquait de servir Alaina plus fidèlement dans une rue exposée. Entre les murs de la chambre, l’arc serait plus utile pour retenir une partie d’entre eux pendant qu'elle s'occupait des montures.

Le plan prenait vie. Pas à pas. Je me retournai pour confier mes idées à la jeune sorcière quand un grand « boum » nous fit tous sursauter. La porte de la chambre voisine venait de céder. L’affolement remonta le long de ma gorge.

— Alaina… Il faut que tu passes en première. Avant qu’ils comprennent qu’on a la possibilité de fuir.

Elle ne réagissait pas, sûrement perdue dans ses propres réflexions. Je dus poser une main sur son bras pour obtenir son attention.

— Tu peux suivre la corniche jusqu’à l’angle du bâtiment pour rejoindre les écuries. Je vais essayer de gagner du temps pendant que tu prépareras les chevaux.

Elle hocha la tête avec résolution. Avança vers la fenêtre.

Le fracas des portes dégagées sans ménagement résonnait dans tout l’étage. Alaina ouvrit le montant avec une lenteur aussi exaspérante qu’incompréhensible. Chaque seconde pouvait faire la différence entre la survie et la mort. La fenêtre coulissa avec forces grincements. La jeune sorcière venait sans doute d’alerter toute l’auberge !

— Là ! cria une voix de l’autre côté du mur.

Les coups plurent tous le long de la cloison. Jusqu’à déboucher dans le couloir. Avant de s’abattre à l’emplacement de notre porte. Malgré mes sollicitations et ma main posée sur son épaule, mes tentatives pour la faire réagir : Alaina ne bougeait pas. Pourquoi refusait-elle d’enjamber la fenêtre ? Je ne comprenais pas. Ça ne lui ressemblait pas.

— Alaina !

— Je… Je ne peux pas… Pardon…

Sa voix se brisa avec mes derniers espoirs. Elle recula.

— Le vide… Je… Je suis désolée… Vas-y, toi… Sauve-toi…

La porte tremblait déjà sous les coups ; la table bougeait, menaçant de céder. J’ajoutai mon maigre poids au meuble. Impossible de l’abandonner.

Furieux, Aliésin grandit et rugit. Il défiait les intrus encore invisibles, tous crocs sortis.

— Sur mon dos! Vite!

Ni lui ni moi ne laissâmes à Alaina la possibilité de se défiler davantage. Je la poussai sur le dos de mon compagnon, lui hurlai de s’accrocher à lui et m’armai de mon arc. Ils disparurent en un instant sous l’unique gémissement terrifié de la jeune sorcière.

J’eus à peine le temps de gagner la corniche. La porte s’ouvrit avec un bruit de tonnerre.

Alors qu’une manche sombre s’engouffrait par l’interstice, tentant d’agrandir l’espace pour atteindre la table, j’enjambai la fenêtre à mon tour, veillant à ne pas perdre l’équilibre sur la maigre corniche. Une fois accroupi, je récupérai mon arme, encochai mon premier trait.

Encore sur le meuble, le niou-han s’immobilisa aussitôt et leva ses mains en signe d’apaisement. Il se racla la gorge et la seconde silhouette recula dans le couloir.

— Tout doux, petit, on veut juste discuter.

Négociation ou non, il jeta pourtant un bref coup d’œil à son épée inutile. Avec le couteau à sa ceinture, elle constituait son seul armement et il devait regretter amèrement l’absence d’arc.

— On va y aller en douceur, d’accord ? Il ne faudrait pas que tu tombes…

Voilà donc comment il s’expliquait ma présence. Pour lui, en possession d’une échappatoire, si je n’avais pas saisi ma chance… cela prouvait que j’en étais incapable. Comme Alaina, il me pensait sujet au vertige. J’ignorais avec quelle rapidité la jeune sorcière parviendrait à équiper nos deux montures, mais je ne pouvais que lui accorder ma confiance et tenter de les retenir le plus longtemps possible.

La pluie m’inondait le dos et je dus la chasser de mon visage. Il en profita pour avancer, désormais en équilibre sur l’accumulation de couchages.

— Du calme, tout va bien…

Il leva une nouvelle fois ses paumes, donna à son regard un air faussement compatissant. La peur, nul besoin de la feindre et les bruits de chocs, les cris provenant de l’extérieur ne m’aidaient pas à la faire taire. Je tremblais pour Alaina, redoutant de l’avoir livrée en pâture à une myriade d’ennemis, tout juste soulagé par la présence d’Aliésin à ses côtés. Il avança encore, mais ce fut son dernier pas.

— MAYLAN !

La voix de Sinji. Je relâchai la flèche qui se planta au pied du chasseur figé par la surprise. Mais j’eus à peine le temps de passer mon arc autour de mes épaules qu’il se ruait déjà vers moi. Accroché des deux mains à la corniche, je me laissai tomber en fléchissant les jambes, fort de mes jeux d’escalades dans la forêt. Mes genoux protestèrent, mais le soulagement m’envahit en reconnaissant, non seulement mon parrain, mais tous les chevaux prêts au départ. Plusieurs niou-hans inconscients gisaient au sol.

Je me relevai et courus vers Ewonda quand une arme de jet me toucha au bras. Elle se contenta de m’effleurer et Sinji réagit aussitôt, repoussant le lanceur d’un violent souffle d’air.

— Aller ! Vite !

Les montures s’élancèrent les unes dernière les autres. Au coin de la rue, j’eus le temps d’assister à la fuite discrète de Soad accompagné de plusieurs inconnus. Un éclair lumineux, des cris et des chocs retentirent dans la chambre que je venais de quitter.

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