Cela faisait une semaine maintenant qu’Emily avait perdu la vie dans cette ruelle du Quartier des Vampires, et Amélia n’arrivait toujours pas à l’accepter. Elle passait ses journées, assise dans l’un des nombreux fauteuils du grand salon, regardant distraitement le monde par la fenêtre. Elle semblait absente, le regard dans le vague, l’esprit englué dans un deuil dont elle avait l’impression de ne jamais pouvoir se départir.
Le choc de la découverte avait laissé place à une culpabilité venimeuse. Amélia s’en voulait terriblement de ne pas être arrivé à temps pour sauver son amie et s’en voulait encore plus de lui avoir permis de retourner auprès de sa famille cette après-midi-là. Et malgré tout ce que pouvait en dire sa famille, la sorcière n’en démordait pas : elle était responsable de sa mort.
Elle aurait dû se douter qu’il pourrait lui arriver quelque chose. Elle savait, pourtant, que le Tueur de Fée rôdait non loin. Elle avait entendu les rumeurs sur Coco Hazeltone et les autres fées retrouvées assassinées. Elle savait que Riverfield n’était plus sûre pour le peuple féerique.
Mais elle avait quand même laissé partir Emily, seule, dans les rues devenues mortelle de la capitale.
La police était venue deux jours seulement après la découverte du corps par Amélia et s’était longuement entretenu avec Nausicaa et Luvenia. Roman étant absent, ce furent ses sœurs aînées qui s’occupèrent de tout. Les deux Moonfall avaient répondu aux questions de l’inspecteur O’Brien avant de le raccompagner à la sortie. La tante Nausicaa était même partie avec lui pour prendre connaissance de l’enquête. Elle ne l’aurait sûrement jamais exprimé à voix haute, mais elle aimait beaucoup la jeune Emily et plus que de la tristesse c’était la colère qui l’avait envahi. La sorcière était bien décidée à faire se bouger les fesses ces policiers en carton et trouver le coupable, quitte à secouer quelques têtes.
Pendant ce temps, Azura ne savait plus quoi faire pour redonner le sourire à sa fille. Elle avait tout essayé : les bonbons magiques de la Confiserie Twinkles, les biscuits de Mme Bennett, le sourire d’Anita, les jeux de Luvenia, la douceur et la chaleur d’Arya, Eras et Galena, la compagnie de Prince et Faith, ses deux amis d’enfance… Elle avait même fait l’effort considérable de laisser de côté ses cocktails et ses réceptions de la Cour des Sorcières, pourtant si chers à son cœur, pour rester auprès de sa fille.
Mais rien n’y faisait.
Amélia restait vautré dans le même fauteuil comme une poupée de chiffon, les yeux perdus dans de lointains souvenirs. Azura, comme tout le monde au manoir, commençait sérieusement à s’inquiéter de l’état de santé de la jeune fille.
Ce matin-là, comme tous les jours depuis la mort d’Emily, l’adolescente s’était traînée hors de sa chambre pour se laisser tomber sur ce même siège où, des jours plus tôt, elle avait autorisé son amie à s’en aller. Tournée vers l’extérieur, elle fixait le monde sans le voir, ruminant de sombres pensées.
Azriel s’avança dans la pièce, dirigeant son fauteuil au milieu du salon en silence. Il regarda longuement sa sœur avant d’entendre les pas discrets de M. George derrière lui.
– Depuis quand est-elle comme ça ? demanda doucement Azriel au majordome à ses côtés.
– Depuis qu’elle s’est levée, monsieur. Elle n’a pas bougé depuis que je l’ai croisé très tôt ce matin.
Il y eut un silence, puis M. George se tourna vers Azriel.
– Je m’inquiète, jeune maître, avoua-t-il en triturant la chaîne de sa montre à gousset. Votre sœur ne mange presque plus et je ne crois pas qu’elle dorme davantage.
– Je sais M. George. Je sais…
Azriel reposa son regard clair sur Amélia. Ça le rendait malade de voir sa sœur ainsi. Après tout ce qu’ils avaient déjà traversé, la douleur, la solitude… ils avaient tous les deux perdu un rayon de soleil dans leur monde si sombre et triste. Le jeune homme s’en voulait presque autant qu’Amélia d’avoir laissé Emily sortir, bien que sa tristesse ne pût jamais égaler celle de sa sœur.
Après un instant de réflexion, Azriel agrippa d’une main ferme les accoudoirs de son fauteuil. Il ne pouvait pas laisser sa sœur dans cet état, il devait faire quelque chose.
Alors, au prix d’un effort considérable, il se dressa sur ses pieds, sous les yeux paniqués de M. George. L’adolescent avança d’un pas et dû se retenir au vieil homme pour ne pas tomber. Un sourire amer étira ses lèvres blêmes alors qu’il fixait ses chaussures d’un œil noir. Il maudissait ce syndrome et le pouvoir qu’il exerçait si bien sur lui, détraquant son corps, l’empêchant de manier sa magie. Il s’accrocha fermement au majordome, qui l’aida à clopiner jusqu’à la jeune fille.
En le voyant approcher, Amélia se réveilla soudain. Les yeux humides, elle sauta sur ses pieds, et se précipita vers lui, prête à soutenir son frère.
– Azriel, mais qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta-t-elle la voix tremblante. Tu ne dois pas te lever, tes jambes…
– Non, la coupa-t-il le regard sévère, la voix dure. La vraie question c’est : toi, qu’est-ce que tu fais ?
D’une main plus rageuse qu’il ne l’aurait voulu, Azriel repoussa M. George et se tint debout, quoiqu’un peu chancelant, face à sa sœur. C’était la première fois depuis au moins trois ans que le jeune homme ne s’était pas tenue sur ses jambes sans assistance aucune. Et, maintenant qu’Amélia le regardait, il lui semblait plus fort et plus solide que jamais alors même qu’elle le voyait tanguer dangereusement d’avant en arrière.
La jeune fille n’y avait jamais vraiment prêté attention, mais son frère était vraiment grand, plus grand que le majordome derrière lui… presque plus grand que leur père.
L’adolescente n’eut toutefois pas le temps de trop s’y attarder. Face à lui et son expression intraitable, elle se sentait plus petite et chétive qu’une souris. Elle remarqua alors ses lèvres pincées et ses poings serrés. Et il… il tremblait. Azriel tremblait, tant de tristesse que de colère.
– Te morfondre ne t’apportera rien, asséna-t-il à brûle-pourpoint. Amélia, tu dois te reprendre et vite. Emily n’aurait jamais voulu que tu te transforme en poupée de chiffon. Je n’ai pas envie que ma sœur devienne une de ces femmes qui se lamentent sur leur sort sans rien faire pour changer les choses. Remue-toi, bon sang ! s’exclama-t-il en lui agrippant les bras pour la secouer. Ce n’est pas en restant assise là à regarder par la fenêtre que les choses vont s’arranger !
Amélia en resta bouche bée. Incapable de parler, elle regarda son frère les yeux ronds. Il soupira, reprenant d’une voix plus douce :
– Emily ne reviendra pas, Amélia. Et il va falloir que tu te fasses à cette idée.
Amélia regarda son frère un moment, avant de fondre en larme. Azriel s’approcha maladroitement, ses jambes manquant de céder sous son poids alors qu’il serrait sa sœur dans ses bras. Secouée de sanglot, la jeune fille tremblait comme une feuille et s’accrocha au garçon comme à une bouée.
– Elle me manque tellement… pleura-t-elle. Je voulais pas qu’elle meurt… Je voulais pas…
– Je sais petite sœur, murmura Azriel en la serrant un peu plus fort contre lui. Je sais…
Azriel attendit patiemment qu’Amélia se calme avant de s’écarter d’un pas mal assuré. Il essuya les larmes qui perlaient encore aux coins de ses yeux et lui sourit.
– Accompagne-moi dehors, tu veux bien ? Il y a bien trop longtemps que je ne suis pas sorti de cette maison.
– Monsieur ? interrogea M. George en s’avançant d’un pas, inquiet. Êtes-vous sûr que ce soit bien raisonnable, dans votre état ?
– Ne vous inquiétez pas, M. George. J’en ai assez de rester assis dans ce fauteuil, j’ai l’impression d’être déjà mort dans ce truc ! Je veux marcher et me balader dans les rues, comme avant. Nous n’irons pas loin, c’est promis. Juste au Parc de Lune en passant par la Grand-rue. Cet endroit me manque, je voudrais y retourner avant de ne plus pouvoir quitter mon lit.
– Mais les guérisseurs…
– Anita Norwood, elle-même, m’a fortement conseillé de prendre l’air le plus souvent possible. Je n’aurais qu’à prendre mes béquilles. Qu’est-ce que tu en penses Amélia ? Une balade, juste toi et moi, comme avant.
– Je ne sais pas…
– Si tu ne m’accompagne pas, j’irai seul, décréta le jeune homme en croisant les bras.
– Tu me fais du chantage ?
Amélia avait relevé des yeux surprit sur son frère. Lui ne faisait que sourire. Ses yeux brillaient, il semblait au comble du bonheur.
– On dirait bien. Alors ?
Elle réfléchit un instant. Connaissant Azriel, Amélia était certaine qu’il serait capable d’aller se perdre dans la foule de la Grand-rue tout seul. Elle se tourna vers la fenêtre. Le soleil brillait de mille feux dans le ciel, baignant de lumière la ville tout entière. Le temps était si beau… peut-être bien qu’une balade à l’extérieur lui ferait le plus grand bien en fin de compte.
Amélia se retourna vers son frère.
– Très bien, soupira-t-elle. Allons-y.
– Génial !
Azriel manqua s’effondrer, vite rattrapé par Amélia et M. George. Il ignora royalement les remarques du majordome et de sa sœur, à peu près certain d’entendre parler d’inconscience et de bêtise. Mais il n’en avait que faire. Il allait sortir avec sa sœur et c’était tout ce qui comptait.
Amélia monta à l’étage pour s’habiller convenablement et couru presque jusqu’au vestibule pour retrouver son frère et M. George qui l’attendaient. Quand elle les rejoignit, le majordome remit ses béquilles à Azriel qui souriait jusqu’aux oreilles. Il l’aida ensuite à enfiler sa veste et leur ouvrit la porte.
– Ne rentrez pas trop tard, leur intima le majordome les sourcils froncés. Ne quittez pas le sentier du parc et faites bien attention à ne pas vous faire détrousser, la Grand-rue grouille de toute sorte de malandrins ces temps derniers.
– Arrêtez un peu de vous en faire, le rabroua Azriel avec un sourire. Nous serons sages, et nous ferons attention, c’est promis.
M. George ne paraissait pas convaincu pour un sou mais décida de ne pas relever. Il soupira et s’inclina avant de leur souhaiter une bonne balade. Azriel et Amélia s’engagèrent dans le chemin menant au manoir et se retournèrent une dernière fois pour faire signe au majordome avant de passer le portail.
Une fois dans la rue, Amélia fut assailli par les bruits et les odeurs de la capitale. Le soleil l’éblouit. Azriel claudiquait à son côté, la regardant du coin de l’œil alors qu’ils se dirigeaient vers la Grand-rue. Une fois parvenue face à l’immense chemin bordée de ses centaines de commerces, Amélia s’abîma quelques instants dans sa contemplation.
– Dis Azriel, le monde a toujours été si coloré ?
L’adolescent regarda sa sœur avant de se tourner vers le tourbillon de couleur qui leur faisait face.
– Oui. Enfin… d’aussi loin que je m’en souvienne.
Il y eut un silence, puis Azriel se retourna vers sa sœur.
– Tu ne crois pas que c’est parce que tu n’es pas sortie depuis un moment que le monde te parait si lumineux et coloré ?
– Tu as peut-être raison, soupira-t-elle après un instant.
La jeune fille avait l’impression de ne pas être sortie de chez elle depuis des années. Tout lui semblait plus bruyant, brillant, un peu comme si elle redécouvrait le monde. Comment avait-elle pu oublier à quel point la Grand-rue fourmillait de vie ?
Soudain, elle remarqua les regards appuyés et les murmures de la foule qui ralentissait près d’eux pour les regarder. Azriel ne semblait pas s’en soucier et continuait de sourire joyeusement.
Elle les comprenait un peu, son frère ne sortait que rarement de l’enceinte du manoir, si bien que certaines personnes ne l’avaient encore jamais vu en chair et en os. Bien que, pour le coup, il semblait à Amélia qu’il était plus en os qu’en chair. Azriel était affreusement maigre, et ce n’était pas faute de le nourrir ! Le jeune homme était capable de dévorer tout ce qui lui tombait sous la main, pourtant il ne prenait pas un gramme. Au contraire, il continuait de maigrir, ce qui inquiétait tout le monde autour d’eux. Anita les avait prévenus, des années plus tôt, qu’un tel effet secondaire pouvait être possible à cause de la Marque sur sa poitrine. Le problème avec ce traitement pourtant révolutionnaire, c’était qu’il consommait beaucoup d’énergie et n’aidait pas vraiment les patients à reprendre du poil de la bête, tout juste à les maintenir en vie quelques années de plus.
Azriel était le plus vieux cas du syndrome de l’Œil Mort qu’elle ait jamais vu. Et bien que les patients atteints de cette maladie n’aient jamais dépassé vingt-trois ans, Amélia gardait l’espoir que son frère dépasse un jour cette horrible limite. Elle avait si peur de le perdre…
– Azriel, ça ne te dérange pas ?
– Quoi donc ? s’étonna le garçon alors qu’ils s’engageaient dans la rue commerçante.
– Tout le monde nous observe et murmure dans notre dos. On dirait qu’ils ont vu un fantôme.
– Bah ! Pour eux je le suis un peu, s’amusa Azriel. Ce n’est pas tous les jours que le petit mourant de la famille Moonfall sort de sa cachette. Je suis une curiosité pour les autres, un peu comme toi quand tu te balades sans chaperon.
– Ce n’est pas drôle ! gronda la jeune fille les sourcils froncés.
– Écoute Ami, soupira-t-il en se plantant devant sa sœur, on s’en fiche. De toute façon quoi que nous fassions il y aura toujours quelqu’un pour dire quelque chose de désagréable. Alors fait comme moi et ignore-les. Nous sommes ici pour profiter de cette journée alors profitons-en.
Amélia ouvrit la bouche pour répondre quand son frère se détourna et lui agrippa la main.
– Oh regarde ! s’exclama-t-il soudain et pointant un stand éphémère. Il faut que nous allions voir ça, viens !
– Quoi ? Mais… Attend !
Et aussitôt, Azriel entraîna sa sœur à travers la masse de gens qui grouillait autour d’eux. Son frère avait beau dire, Amélia commençait à douter qu’il ait un jour vraiment eu besoin de béquilles ou de fauteuil roulant pour se déplacer tant il se faufilait avec aisance dans la foule qui les entourait.
Petite coquille : "Mais elle avait quand même laissé partir Emily, seule, dans les rues devenues mortelle de la capitale." --> mortelles
Beau chapitre, comme d'habitude, mais j'avoue que j'ai eu du mal à me remettre dans le bain au début. Peut-être était-ce une faute d'inattention de ma part, et dans ce cas je m'en excuse :)
En revanche, l'esquisse de gaieté qu'on perçoit à la fin est très bien tournée, et je m'attache vraiment à Azriel. Je trouve également M. George très touchant dans son genre et Amélia gagne de plus en plus en complexité. Bravo !
Petite coquillette au passage : Azriel manqua s’effondré. (Euh… Tu ne voulais pas plutôt dire "Azriel manqua de s'effondrer" ;) )
Puisse ton imaginaire faire chanter les oiseaux !
Pluma.
Quoiqu'il en soit, tes mots me font chaud au cœur ^^ je suis contente de voir que j'ai bien réussi mon taf.
Pour la coquille, je pense que ça se dit aussi, cela dit, c'est vrai que j'ai mal accordé le verbe ^^' je vais aller corriger ça
A bientôt ! ^^
Pour ce qui est d'Azura, c'est vrai qu'elle pourrait s'occuper de sa fille pour sa réputation (pour être honnête je n'y avait même pas pensé XD), mais c'est plus compliqué que ça. Malgré tout ce qu'elle peut dire, Azura aime ses enfants, mais je ne peux pas trop t'en révéler sans spoiler gravement mon histoire. Ce que je peux te dire en revanche, c'est qu'à peu près tous mes personnages ont un passé compliqué :)