Une fois devant le stand, Amélia découvrit une multitude de créations en bois sculpté. Elle et son frère les admirèrent, des étoiles plein les yeux.
– Bien le bonjour, jeunes gens ! s’exclama la vendeuse avec un sourire édentée. Y a-t-il là quelque chose pour vous faire plaisir ?
Amélia releva les yeux et croisa le regard terne de la vieille femme. Elle avait un visage rond, creusé par de profondes rides et une peau parcheminée. Ses cheveux, noués en un chignon emmêlé, étaient un savant mélange de noir corbeau et de gris cendre. Son nez était crochu, ses bajoues pendantes. Elle avait des mains aux articulations noueuses et aux ongles sales. Ses vêtements étaient en piètre état, mais la jeune fille devinait tout de même les restes d’un tablier de cuir.
Si Amélia n’avait pas remarqué les canines pointues de la vieille femme et sa peau pâle, elle aurait presque pu penser qu’il s’agissait d’une vieille sorcière comme dans les contes humains. Mais il s’agissait là d’une vampiresse, sûrement l’une des plus ancienne qu’Amélia n’ait jamais rencontré.
Azriel fit mine de réfléchir de longues secondes, lançant un clin d’œil à sa sœur. Amélia leva les yeux au ciel. Pourquoi fallait-il toujours qu’il s’amuse à jouer avec les gens ainsi ? Elle finit par se tourner vers la vendeuse, ignorant son frère à ses côtés qui parcourrait les articles d’un œil critique.
– Est-ce vous qui avez fait toutes ces merveilles ? demanda la jeune fille.
– Eh oui, répondit fièrement la vieille femme, les poings sur les hanches. J’ai passé pas moins de dix ans à l’Atelier des Artistes et cinq dans un atelier renommé des Montagnes de l’Est pour en arriver à ce résultat.
– Ouah… souffla-t-elle admirative.
Amélia regarda plus attentivement les articles vendus. Il y avait un peu de tout : des sculptures finement taillées dans différentes essences de bois, des idoles à la gloire d’Aurora, des pendentifs pyrogravés, des porte-plumes peints, des cadres savamment enluminés. Mais il y avait aussi des jouets pour enfants comme : des chevaux à bascule, des poupées de bois peintes et habillées, des chariots à tirer, quelques tables et dînette pour tout petit et même une collection de petits trains magnifiques. La jeune fille ne pouvait être qu’admirative du travail fourni par l’ébéniste vampire. Elle avait envie de tout acheter, mais savait que sa mère piquerait une crise si elle le faisait.
Son regard fut alors attiré par un plateau d’échec et ses pièces sculptées. L’artiste avait mélangé un bois clair, presque blanc à un bois plus sombre magnifique avant d’y apposé un verni qui faisait briller le tout.
Il n’avait certes rien à voir avec celui de cristal et d’obsidienne que sa mère leur avait fait faire quelques années plus tôt et avec lequel jouait constamment Azriel, mais Amélia lui trouvait un caractère bien à lui qui lui donnait vraiment envie de l’acheter.
– Trouvez-vous votre bonheur, jeune homme ? lança soudain la vampiresse d’une voix claironnante.
Amélia releva la tête et découvrit son frère à l’autre bout du stand, plongé dans la contemplation de boîtes pyrogravées avec soin d’illustrations d’Aurora. Elle ne l’avait même pas vu s’éloigner.
Quand il releva les yeux vers la vendeuse, le jeune homme souriait à pleine dent.
– Ce sont bien des boîtes à musique ?
– Exact, lui sourit-elle en retour. Vous avez l’œil. Monsieur serait-il connaisseur ?
– Seulement un amateur. Puis-je ?
– Je vous en prie.
Amélia s’approcha de son frère alors qu’il prenait l’une des boîtes dans ses mains. Il la tourna et la retourna, observant avec attention les pyrogravures représentant la naissance des enfants d’Aurora. La déesse y était illustrée au centre du couvercle, ses mains jointes formant une coupe délivrant une lumière magique sur Osha alors qu’à ses pieds les Aînés rependaient les enfants d’Aurora de par le monde. Amélia reconnu quelques elfes, des sorcières, des vampires et même quelques fées accompagnées de sylphes volants dans les airs au-dessus de l’ange.
– Elle est magnifique, souffla Amélia en effleurant la boîte du bout des doigts.
– N’est-ce pas ? Il m’a fallu un mois entier pour la terminer celle-là, mais je ne le regrette pas, c’est l’une de mes plus belles pièces.
Azriel posa une main sur le couvercle et l’ouvrit. Aussitôt, une jolie mélodie s’éleva du coffret. Amélia ferma les yeux. Cette musique avait des accents de nostalgie et de mélancolie qu’elle avait l’impression de connaître et qui apaisait son âme.
– Vous n’avez pas fait appel à un sorcier pour l’envoûtement ? s’étonna Azriel en plongeant son regard pâle dans la boîte.
– Non, je trouvais plus intéressant d’y placer un mécanisme humain. Je trouve que ça lui donne plus de caractère.
– Impressionnant, nota Amélia en regardant l’assemblage complexe de rouages et de morceaux d’acier.
La science humaine n’avait rien à voir avec celle, magique, de la Sorciété. Quand il suffisait à une sorcière de claquer des doigts pour ensorceler un objet comme le faisait Balder Grimm, les humains, eux, mettaient au point des mécanismes aussi complexes que fascinant pour un résultat presque aussi parfait.
C’était par exemple à eux qu’Osha devait ses lignes de chemins de fer et ses trains qui faisaient circuler enfants d’Aurora et marchandises à travers le pays. Une technologie qui permettait à beaucoup de voyager en dehors de la ville plus rapidement et à moindre coût.
Après un moment passé à l’observer, Azriel finit par afficher un large sourire.
– Tu ne trouves pas qu’elle ressemble à celle que grand-mère Mica nous avait offert ?
– Oui, un peu, sourit Amélia alors qu’il refermait le couvercle, stoppant net la mélodie. Mère la trouvait parfaitement hideuse. Il me semble qu’elle l’a jeté, non ?
– C’est vrai. Que dirais-tu de l’acheter ? Si mère dit quelque chose, on n’aura qu’à lui répondre que je voulais faire un dernier cadeau à ma petite sœur chérie avant de trépasser, dit-il en prenant une pose théâtrale.
Derrière son comptoir, la vampiresse retint un rire et se contenta de toussoter dans son poing.
– Tu sais, à force de jouer de ta maladie, ça ne marchera plus, lui répondit-elle perplexe, les bras croisés. D’ailleurs, j’ai l’impression que tu t’en amuses un peu trop.
– Elle me tue à petit feu, lui répondit calmement son frère, alors autant qu’elle me serve à quelque chose de mon vivant. Je la prends, ajouta-t-il à l’adresse de la vendeuse avec un grand sourire.
La vieille femme prit la boîte à musique et la plaça avec soin dans un sac avant de le lui tendre. Amélia l’attrapa alors que son frère préparait sa bourse.
– Ça vous fera une pièce d’or et une d’argent.
– Tenez, lui sourit Azriel en déposant les pièces dans sa main abîmée. Et gardez la monnaie.
Azriel ne lui laissa pas le temps de répondre, il fit un clin d’œil à l’ébéniste et s’en alla avec sa sœur. Dans sa paume usée, la vieille femme vit avec stupéfaction trois pièces d’or. Quand elle releva les yeux, les deux héritiers avaient disparus dans la foule. Un sourire effila ses lèvres gercées quand elle rangea son butin avant de se tourner vers la foule, hélant les passant de sa voix sonore.
– Tu n'étais pas obligé de lui donner le double de son prix, tu sais ? interrogea Amélia en trottinant derrière son frère.
Quand celui-ci décida qu’ils étaient assez loin de la vampiresse pour qu’elle ne les rappelle pas pour leur rendre la monnaie, le garçon ralentit. Amélia parvint enfin à sa hauteur. Il haussa les épaules.
– Comme si tu ne faisais pas la même chose à chaque fois que tu vas chez Babioles & Bibelots. Et ne me dit pas le contraire, enchaîna-t-il alors qu’elle ouvrait la bouche pour protester, Balder m’envoie souvent du courrier, et il m’a même donné la somme exacte en trop dans la caisse qu’il te doit.
Amélia s’empourpra.
– Là c’est différent, répondit-elle en faisant la moue, c’était pour toutes les fois où il nous a rendu service gratuitement.
– Tu m’en diras tant !
Azriel explosa de rire. Amélia aurait voulu se cacher sous terre tant elle se sentait embarrassée. Mais au fond, elle ne pouvait pas s’en empêcher. Les prix étaient trop bas, les impôts trop élevés et la jeune fille trop gentille. Elle culpabilisait de vivre dans le luxe quand les citoyens de la capitale pouvaient se battre à mort pour un morceau de pain rassis dans les faubourgs de la ville. Alors à son échelle, elle essayait d’aider les autres, même si ce n’était que quelques pièces de plus dans une caisse, c’était mieux que rien.
En arrivant sur la Place d’Aurora, le regard d’Amélia fut attiré par une silhouette dans un coin. Une cape rapiécée, des cheveux clairs éparpillés de chaque côté d’un visage angélique, un panier de fleurs sauvages dans les mains… Il était impossible pour la sorcière de ne pas reconnaître la petite fée qu’elle avait croisé dans la Grand-rue des jours plus tôt avec Emily.
Son cœur se serra.
Azriel suivit son regard et découvrit la fillette ailée plus loin. Ses yeux se voilèrent un instant, reconnaissant les petites fleurs que son amie avait ramené en même temps que le jeu de carte Oracle & Miracle.
Il se tourna finalement vers sa sœur. Ses beaux yeux noisette étaient perdus dans le vide. Il lui prit la main.
– Sais-tu quand aura lieu son enterrement ? finit-elle par demander.
– Il me semble que sa famille a choisi de le faire dans quelques jours, répondit Azriel en se tournant vers la statue de la déesse qui surplombait la fontaine. Tu voudrais y assister ?
Amélia eut un rire sans joie. Azriel l’entendit renifler avant de baisser les yeux sur ses chaussures. Il se tourna vers elle.
– Je doute que sa famille veuille de notre présence. Mais… j’aimerai bien y aller, un jour. Quand… quand ça fera moins mal.
– D’accord.
Amélia releva les yeux et sourit à son frère, serrant plus fort la main du garçon dans la sienne.
Les deux héritiers continuèrent leur chemin. Tournant le dos à la Place d’Aurora, ils entrèrent dans le Parc de Lune. Après quelques minutes à déambuler sur le sentier principal, Amélia et Azriel s’arrêtèrent à l’ombre d’un arbre et prirent place sur l’un des nombreux bancs de pierre. Le ciel était clair, les fleurs embaumaient l’air, le monde n’était que joie et bonheur.
Azriel regarda autour de lui, rêveur. Il faisait si bon vivre en cet endroit… Il admirait cet oiseau qui volait au-dessus d’un saule pleureur. Plus loin, il vit des enfants jouer à la balle. Il envia ce petit garçon qui courrait dans l’herbe après son ballon. Il aurait aimé pouvoir courir lui aussi. Sentir l’herbe sous ses pieds, l’air filer sur son visage, lui décoiffant les cheveux.
Le jeune homme posa une main crispée sur l’une de ses jambes, serrant dans son poing le tissu de son pantalon. Un sourire amer lui déforma le visage dans une grimace où se mélangeait tristesse et colère. Azriel ne se faisait pas d’illusions. Jamais il ne pourrait courir à nouveau. Ses jambes ne le portaient déjà presque plus et il lui avait fallu fournir un effort surhumain pour se traîner dans la foule de la Grand-rue. Mais jamais il ne l’aurait avoué à voix haute. Si sa sœur se rendait compte que sa mobilité se réduisait plus vite que ne l’avait prévu Anita, elle et leur famille se seraient trop vite fait un sang d’encre et il ne voulait pas les inquiéter plus que de raison.
Le regard d’Amélia, lui, s’était retrouvé happé par le saule pleureur près de l’étang dont les branches se balançaient doucement dans la brise. Il lui semblait encore plus triste que d’habitude. Elle ne l’avait pas remarqué la dernière fois qu’elle était venue, mais – à présent – il lui semblait que les plantes autour d’elle avaient l’air moins vives, plus ternes. Comme si… comme si la nature elle-même portait le deuil des fées assassinées.
Azriel regarda sa sœur du coin de l’œil.
– C’est étrange, finit-elle par dire distraitement. On dirait qu’à chaque fois qu’une fée meurt, la nature semble aussi chagrinée que ceux qu’elle laisse derrière elle. Comme si les plantes ressentaient leur douleur…
Azriel suivit le regard de sa sœur et posa ses yeux pâles sur le vieux saule. Son tronc lui semblait étrangement voûté et ses branches plus basses, frôlant le sol de son feuillage. Il balaya la scène du regard. Le parc semblait en effet plus sombre que d’habitude.
Le jeune homme reporta son attention sur sa sœur.
– Tu sais Amélia… il y a des rumeurs qui circulent pas mal ces derniers temps.
La jeune fille posa un regard interrogateur sur son frère. Azriel sembla hésiter, choisissant avec soin les mots qu’il s’apprêtait à prononcer. Il savait que son idée était risquée, mais il devait tenter le coup.
Il espérait juste trouver les bons mots…
– M. George m’a raconté que… la veille, alors qu’il faisait les courses avec d’autres domestiques, il a entendu des commerçants parler entre eux. Apparemment, la police ne s’intéresse plus trop au Tueur de Fée. Bien sûr, l’enquête est toujours ouverte, et je suis sûr que tu as déjà entendu les gens parler du manque d’intérêt de la police quant à la traque tu tueur mais… disons qu’il semblerait que certaines familles influentes de Riverfield fassent pression sur le chef de la police pour faire ralentir les choses. Et… il semblerait qu’ils aient réussi à convaincre certains officiers haut gradé de mettre des bâtons dans les roues à l’inspecteur O’Brien. Ils pensent tous que ce tueur n’est pas un problème mais plutôt qu’il…
– Qu’il quoi ?
Azriel inspira à fond avant de planter son regard dans celui de sa sœur.
– Ils pensent qu’il nettoie les rues de Riverfield.
– Quoi ?
– Tu as forcément entendu ces rumeurs toi aussi. Tout le monde pense que les Premières Familles se fichent pas mal du tueur.
– Mais c’est faux ! s’insurgea Amélia en se relevant d’un bond.
– Oui, toi et moi le savons bien, concéda le jeune homme. Mais, en attendant, l’enquête est quasiment au point mort, les fées sont terrorisées et n’osent même plus poser la moindre question. Elles se contentent de prier pour rentrer chez elles en un seul morceau ou pour retrouver leur fille, sœur ou épouse vivante à la maison. La capitale n’a jamais été aussi sombre, Amélia, et personne ne fait rien.
La sorcière, outrée par les propos de son frère, se détourna et posa son regard sur un groupe de fée qui jouait non loin. L’espace d’un instant, elle eut l’impression de voir Emily. Elle sentit sa poitrine se serrer et son estomac se retourner.
Combien de ces petites filles allaient risquer leur vie en rentrant chez elles le soir venu ? Comment pouvait-on risquer leur sécurité de la sorte ? Ces gens qui faisaient pression pour empêcher la police de faire son travail, se rendaient-ils compte du danger qu’ils faisaient courir à tout le monde ? Qui leur disait que ce tueur n’allait pas s’attaquer à d’autre enfants d’Aurora comme les ondines ou les sorcières ?
Quand elle reposa son regard sur Azriel, Amélia sentit enfler en elle une furieuse détermination.
– Puisque c’est comme ça, c’est moi qui débusquerai ce tueur, décréta la jeune fille.
Azriel regarda sa sœur avec surprise mais ne put retenir un sourire approbateur. Il craignait un peu qu’Amélia ne se mette en danger pour retrouver le responsable de la mort d’Emily, mais il préférait de loin la voir ainsi motivée plutôt que de se morfondre dans un coin.
Elle se détourna soudain pour s’en aller. Azriel se releva d’un bond, avançant d’un pas maladroit avant d’attraper le bras de sa sœur. Amélia se retourna, surprise. Il y avait de l’inquiétude dans son regard.
– Fais attention Amélia, la prévint son frère, ne confond pas vengeance et justice.
La jeune fille le regarda interdite. Puis, doucement, un sourire vint étirer ses lèvres. Elle prit sa main dans la sienne, l’aidant à se tenir debout.
– Emily était contre la vengeance, répondit Amélia après un silence.
Elle serra plus fort la main de son frère dans la sienne, relevant des yeux brillant vers lui. Elle pouvait lire l’anxiété au fond de ses prunelles.
– Je ne me vengerai pas, finit-elle par dire. Mais je compte l’arrêter. Et, une fois que ce sera fait, je le remettrai à la police pour qu’il soit puni.
– Je suis ravi de l’entendre, lui sourit Azriel, soulagé.