Chapitre 6 - Les pouvoirs d'Efflam

Aube sauta de joie. La découverte de l’enfant-chat lui donnait envie de danser sur place.

— Oh Éfflam ! Je suis si contente de te rencontrer, s’exclama-t-elle. D’où viens-tu ? Où est-ce que tu vis ? Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? continua-t-elle sans reprendre son souffle. Dis-moi ! Raconte-moi tout sur toi !

Éfflam descendit avec agilité du bouleau sur lequel il était perché. Il semblait ne rien peser sur les branches les plus fines. Il dévala les deux derniers mètres dénudés du tronc sans un bruit et en souplesse, tel un félin muni de coussinets. Il ne quittait pas Aube des yeux.

— Tu peux tout lire dans ma tête, répondit-il en se redressant face à elle.

Aube était déconcertée. Elle ne parvenait pas à détacher son regard de l’enfant-chat si proche d’elle. Cependant, elle n’osait pas non plus l’observer trop ouvertement. Son corps étrange la troublait. Il était plus petit qu’elle, mais paraissait plus âgé. Il avait le visage pétillant, plein d’intelligence. Il était nu comme un animal couvert de poils et il se tenait debout comme un humain. Pourtant, ce qui perturbait le plus la petite fille, c’était le torrent de pensées qui semblait jaillir de son crâne. Elle s’y noyait, submergée d’informations dans cette langue particulière qu’elle commençait à peine à comprendre. Elle, qui avait l’habitude d’entendre distinctement ce qui venait à l’esprit des autres, avait soudain la tête qui tournait.

— Concentre-toi, conseilla Éfflam de sa voix enfantine et envoûtante.

— Comment ? s’inquiéta Aube qui avait le vertige.

— Fais comme pour ma chanson. Aie confiance. Si tu as l’intention de me comprendre, tu me comprendras.

Il lui prit alors les mains.

— Ferme les yeux, ordonna-t-il.

Aube s’exécuta. Elle sentait le sang battre dans les veines d’Éfflam. Ou était-ce son propre pouls qu’elle percevait sous la légère pression des doigts de l’enfant-chat contre les siens ? Elle ressentait les battements de leurs deux cœurs. Ils s’accordaient maintenant, cognaient au même rythme. Aube retrouva à nouveau le souffle d’Éfflam qui se transformait en ronronnement. Elle s’apaisa. Devant ses paupières fermées, les pensées du petit être prirent la forme d’images. Des traits de lumière dans le noir. Cela formait des silhouettes, celles d’autres êtres-chats, apparemment plus âgés. Sans aucun doute, elle sut qu’il s’agissait de la famille d’Éfflam. Elle découvrait là sa grand-mère, ses parents et sa sœur aînée.

« Qui êtes-vous ? » se dit-elle comme dans un rêve.

« Des hommes-chats, des mages-animaux, les esprits protecteurs de la colline » lui répondit la voix dans son crâne.

La belle langue inconnue lui paraissait déjà familière. Les images lumineuses dans la tête de Aube dessinèrent alors les contours de la colline qu’elle connaissait si bien. La fillette pouvait voir les courants d’énergie qui traversaient les animaux, les arbres et leurs racines. Cela les reliait sous le sol. Cela formait un grand ensemble qui évoquait un unique et immense être de pierre, de terre, de bois et de vie. En son centre, une cavité brillait plus fort au croisement de tous les fils de lumière, comme une caverne au cœur de la colline. Elle abritait la famille d’Éfflam. Voilà où ils habitaient, où ils se cachaient. Là était leur tanière.

« Tu es le seul à sortir, le seul à te montrer, n’est-ce pas ? » s’étonna Aube qui en avait eu l’intuition sans que rien ne soit dit.

« Oui » lui répondit la voix un peu triste d’Éfflam. Et le flot de paroles anciennes et profondes l’entraîna à travers le temps dans l’histoire de sa famille. Ils avaient peu à peu été coupés des hommes. Son grand-père avait été renversé par une voiture. Les grues et les constructions avaient grignoté les flancs de la colline. Ses parents avaient fui face aux promeneurs et leurs chiens. La voix dans la tête de Aube lui parlait de leur peur, de leur solitude, de leur vie de reclus sans plus aucun contact avec personne.

« Pourquoi ? » s’inquiéta-t-elle.

Alors, les images dans le noir s’agrandirent, presque cauchemardesques. De la ville, des vagues de lumière sombre s’élevèrent. Chaque maison, chaque voiture, chaque activité humaine semblaient être la source de ces ondes ténébreuses. Elles se propageaient comme des ronds dans une eau profonde. Toutes se rejoignaient pour former un océan obscur qui entourait la colline de toutes parts. Les ombres la menaçaient comme une île bientôt engloutie par les flots.

« Mais toi ? » voulut savoir Aube, cherchant Éfflam.

« Je suis là » répondit-il.

La fillette sentit un vent frais sur sa peau. Elle devina un petit tourbillon de clarté danser sur la colline, des rayons de soleil transpercer les ténèbres, comme des accalmies dans la tempête. Elle vit des animaux courir, ses chats, puis elle-même. Elle se reconnut avec Éfflam dans la lumière et se mit à sourire malgré elle. Aube eut juste l’occasion d’apercevoir une dernière image : son nouvel ami et elle tapaient du poing sur la pancarte jaune. Elle éclata de rire, presque essoufflée, ouvrit les yeux et serra Éfflam dans ses bras. Elle avait la sensation de respirer à nouveau après un long plongeon dans l’eau.

La douceur des poils de l’enfant-chat la chatouillait dans le cou. Alors, Aube desserra son étreinte et se remit en mouvement.

— Les pancartes ? dit-elle. Elles annoncent un danger ?

— Oui, répondit Éfflam. Les ondes vont arriver sur la colline.

— C’est à cause des téléphones, supposa Aube.

— Il faut les détruire !

— Les téléphones ?

— Non ! Les pancartes !

— Oui, il faut les détruire, approuva-t-elle.

D’un bond, Éfflam avait rejoint l'écriteau le plus proche. Aube se précipita à ses côtés et ensemble ils cognèrent sur le bois de leurs quatre poings rageurs. Ils tirèrent de toutes leurs forces pour l’arracher du sol. Puis, ils poussèrent en soufflant pour le renverser. Sans résultat, sans parvenir à le faire vaciller. Aube s’énervait.

— C’est trop dur.

— C’est ce que tu crois ? se moqua Éfflam.

— Ça se voit, non ? répondit-elle.

— Es-tu certaine de voir ce qui est ?

Aube se calma. Elle comprenait le raisonnement de son ami : la solution était au-delà des apparences. Mais il en parlait encore trop par énigmes.

— Qu’est-ce que je pourrais voir ? demanda-t-elle.

— Le bois est dur, crois-tu ? Pourtant, il peut prendre plusieurs formes. Regarde-le mieux.

Ensemble, ils fixèrent le solide poteau en sapin. Soudain, il se mit à vieillir, à se tordre, à se fendiller et à s’effriter sous l’attaque conjointe de la moisissure et des insectes. La fillette percevait la vie du bois en accéléré. Sa vision plongea au cœur de la matière pour découvrir les particules composant le piquet. Elles se transformaient et se réorganisaient. Aube dévisagea Éfflam.

— C’est toi qui as fait ça ?

— C’est nous ! conclut-il. Tu vois presque aussi bien que moi.

Elle rit avec lui et sut, à l’instant même, ce qu’ils allaient faire tous les deux. Ils foncèrent sur la pancarte. Dans un grand craquement, ils la précipitèrent par terre en criant et dansant de joie. Éfflam entama un chant vif et dynamique qui sonnait comme un cri de victoire. Aube se jeta à genoux et de ses ongles tenta d’arracher l’affiche jaune de son support. Mais une protection en plastique transparent l’en empêchait.

— Ah ! Il me faudrait des ciseaux ou un cutter, s’exclama-t-elle en s’acharnant.

— Parce que tu crois que nous sommes seuls pour terminer le travail ? intervint son ami avec son air mystérieux.

« Regarde autour de toi » précisa-t-il.

Elle se concentra pour comprendre ce qu’il avait en tête. Par réflexe, elle se recula, juste à temps pour laisser quatre pies plonger sur le plastique et le déchirer à coups de becs et de griffes. Aube applaudit.

— Merci ! Merci !

Les oiseaux s’envolèrent pour se poser sur les branches des bouleaux alentour et observer les enfants compléter leur œuvre. Ils hurlaient de fierté, de plaisir et dispersaient aux quatre vents des petits morceaux de papier jaunes déchirés. Les pies s’éloignèrent en croassant.

— Aube ! cria quelqu’un au loin.

Elle redressa la tête. C’était la voix de son frère qui arrivait en courant. Elle voulut rassurer Éfflam, mais son ami avait disparu. Si elle n’avait pas ressenti un léger coup de vent, qui agitait encore les buissons plus haut dans le bois, la disparition soudaine de l’enfant-chat aurait pu la faire douter de son existence. Mais elle ne rêvait pas. Devant elle se tenait l’affiche déchirée, lacérée de ses ongles à elle et marquée de ses griffes à lui. Un enfant et un chat. Son frère approchait.

— Aube ! Qu’est-ce que tu fais là ? s’écria-t-il. Maman te cherche partout. Il est l’heure.

— J’arrive !

Aube bondit pour rejoindre Max. Elle était heureuse de se sentir l’énergie d’un félin. Elle se dépêcha pour éviter de voir ce beau moment gâché par une engueulade maternelle. Ce qu’elle comprenait des intentions de son frère la rassurait.

— Merci de n’avoir rien balancé à maman, lui dit-elle.

— Je ne savais pas où tu étais, répondit-il. Alors, je lui ai dit que je n’avais pas voulu t’apprendre à rouler à vélo et que tu avais dû essayer toute seule.

— Je sais. C’est gentil, le remercia-t-elle.

— Qu’est-ce que tu faisais ?

Tout en continuant à courir vers leur maison, Aube prit la main de son frère.

— Max ! Il faut que tu nous aides. Ils vont construire une antenne sur la colline.

— De quoi est-ce que tu parles ? demanda-t-il.

— Derrière chez Jeanne. C’est dangereux. On ne peut pas les laisser faire. Ils vont chasser les hommes-chats.

— Aube !

Max se figea.

— Arrête de raconter n’importe quoi !

— Tu ne me crois pas ? le toisa-t-elle. Attends que je te présente Éfflam.

— Qui ?

— C’est mon ami.

— Aube, je ne comprends rien.

— Je t’apprendrai, affirma-t-elle. Mais il faut que tu me croies, Max. Écoute ton intuition. Qu’est-ce qu’elle te dit ?

— Je ne sais pas...

Aube sourit. Son frère n’avait pas pu s’empêcher de penser le contraire : « C’est complètement fou, mais, je ne sais pas pourquoi, je te crois. »

Elle entendit clairement cette phrase se former dans la tête de son aîné. Une graine de bonheur germa dans son cœur.

— Aube !

C’était la voix d'Éléonore. Les enfants reprirent leur course dans la prairie. Ils récupérèrent le vélo de Aube dans la haie et déboulèrent dans le jardin pour découvrir le visage de leur mère à la fenêtre.

— On arrive ! crièrent-ils.

— Aube ! Max ! Où est-ce que vous étiez ? Je n’aime pas vous voir traîner dehors à cette heure. Et il est temps de faire vos devoirs. Allez ! Rentrez maintenant !

— Oui, maman !

Au moment où ils allaient passer la porte, Max glissa à l’oreille de sa sœur :

— Si ça te dit toujours, je veux bien t’apprendre à rouler à vélo.

— Oh oui ! D’accord !

Aube sourit à son frère et pensa très fort : « Tu vas voir, tu seras heureux de rencontrer Éfflam. »

Elle frissonna. Il avait compris.

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Baladine
Posté le 01/12/2022
Encore un joli chapitre ! Le passage de télépathie avec Efflam est très beau ! J'aime bien aussi l'image de la graine de bonheur qui germe dans le coeur. Bravo !
Une coquillette :
-D’un bon, Éfflam ... => bond
A bientôt
MichaelLambert
Posté le 01/12/2022
Bonjour Claire ! Merci pour ton message ! Je suis toujours content de savoir que ma manière de faire passer la communication télépathique entre Aube et Efflam fonctionne ! Et heureux d'apprendre que mes petites bulles de poésie plaisent aussi !
Merci pour la coquillette, je la corrigette ! ;-)
Elly Rose
Posté le 09/11/2022
Je fais une petite pause dans ma lecture pour ce soir, à contre cœur (en réalité il y a fort à parier que je me laisserais tenter par quelques chapitres avant d'aller dormir mais soit)!
Cette histoire tient véritablement en haleine. Tout est fluide, clair, détaillé sans en faire trop, je suis véritablement admirative et j'ai grand hâte de voir comment les choses vont évoluer.
MichaelLambert
Posté le 09/11/2022
Merci pour ce chouette retour de lecture, ça fait plaisir ! Et vive les lectures du soir ! ;-)
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