Melska descendit à la cave à fromages, versa les deux seaux de lait tiède dans une grande jatte en céramique pour qu’il repose. Puis elle remonta chercher le dernier en claudiquant.
Tenter de masquer la marque en la brûlant était une bêtise. Elle aurait mieux fait de le faire quand sa mère l’avait suppliée. Alors ça aurait pu passer.
Aujourd’hui elle traînait le pied comme le poids du mensonge qu’elle avait dû raconter à tout le monde pour expliquer sa blessure. Comme une chaîne invisible qui la rattachait à ce prince sans nom, entre la vie et la mort sous l’autel du Temple de Roche-fendue.
La plaie avait gonflé sous le bandage, frottait contre les lacets, lui envoyait des décharges à chaque marche à monter.
Après petit déjeuner, le palefrenier était parti, laissant ses gamins à sa sœur en ville. Saska aussi. Melska avait bien tenté de lui dire que ça ne ramènerait pas ses parents, et qu’elle ne retrouverait jamais le prêtre codarien à la cicatrice qui avait mis le feu au bûcher sous les pieds de leurs mères. Sans effet.
Elle serra les dents et descendit marche par marche.
Maintenant il lui faudrait s’occuper du linge, en plus des chèvres encore grosses, de la traite et du fromage. Et du blessé. Pareski se chargerait des champs avec le fermier en attendant que les saisonniers arrivent. La fermière participerait pour les livraisons et le marché. Et la cuisinière s’occuperait aussi du potager, des poules et des lapins.
– Meh ? demanda la cuisinière du haut des marches. J’peux t’aider ?
Melska s’essuya le front avec son tablier. La jeune fille descendit pour la rejoindre, la tête basse.
– Ben écoute Foi t’sais quoi, j’dis pas non, répondit-elle en se baissant pour desserrer sa chaussure. Tu peux m’laver les seaux. Bien comme il faut. J’dois pouvoir manger d’dans.
– D’accord !
Foi lui lança un timide sourire, s’empara des trois seaux vides et disparut dans l’escalier.
– Quel esprit l’habite celle-là aujourd’hui ? grommela-t-elle en se frottant le bonnet.
Débarrassée de la corvée de nettoyage des seaux, Melska se remit au travail. Il n’y avait pas encore assez de lait pour s’embêter à faire du fromage à la caillette, elle se contenta donc de bien mélanger le lait dans la jatte, puis de refermer en coinçant un chiffon propre sous le couvercle pour en faire du fromage frais.
Elle venait de refermer la porte de la cave quand Foi réapparut avec les seaux récurés.
– T’es sûre que t’as pas aut’chose à faire ? fit Melska quand la jeune fille lui emboîta le pas vers l’enclos des chèvres. Parce que j’suis pas mécontente d’avoir de l’aide hein, mais le fermier t’a aussi chargé des lapins y m’semble.
Foi s’arrêta au milieu de la cour, les seaux toujours au bout des bras.
– C’est que j’sais pas quoi penser… renifla-t-elle. Tout s’qui s’passe. Pi Saska qu’est partie…
– T’as quel âge, Foi ? demanda Melska en rajustant son tablier.
– Dix-sept, répondit la jeune fille en regardant ses pieds.
Melska se frotta le cou, renifla à son tour. A peine plus que Saska et elle à l’époque, devant le bûcher.
– Allez viens, soupira-t-elle. J’veux bien causer, mais en travaillant.
Elles accrochèrent les seaux sur des clous dans la remise, et se dirigèrent vers les lapins.
– J’vous ai entendu c’matin avec Saska, dit la jeune fille en récupérant le bac d’épluchures devant la cuisine. C’est vrai qu’ils ont tué tous ces marnants ?
Melska ouvrit un clapier, attrapa le gros lapin qui l’habitait et l’enferma dans la cage de son voisin le temps de nettoyer.
– J’sais pas où t’as grandi, Foi, mais j’crois qu’on t’a bien vendu l’soleil. Quand les nobles ont commencé à s’intéresser à la nouvelle religion, on leur a dit qu’on en voulait pas. Si on brise tous le Lien, qu’on leur a dit, y’aura pu d’pain sur les tables. Pu d’chevaux pour tirer leurs carrioles. Pu d’gigot le dimanche…
Melska termina de tirer la litière souillée à l’odeur acide hors de la cage et en remit de la propre. Elle se cogna le pied
– …Comme y arrivaient pas à nous convaincre ils s’y sont pris autrement. Ils ont saccagé les temples et mis les Porteurs de Lien aux fers. Pi comme ça marchait toujours pas, ils les ont brûlés. Pour l’exemple.
– J’comprends pas, fit la jeune fille en récupérant l’occupant du clapier maintenant propre. C’pour ça qu’si quelqu’un est pas à l’office c’est noté sur le registre ? Pour vous forcer ? Vous croyez pas en dieu ?
Melska manqua de rouler des yeux, mais se retint. La pauvre Foi avait vécu sous un caillou. La vérité devait lui piquer le nez.
– Allez, j’te laisse réfléchir, lui dit-elle en lui refilant le lapin suivant. J’dois encore m’occuper du linge avant déjeuner.
Et profiter de la descente au Ressac pour chercher des plantes pour son pied et pour le blessé.
*
Melska frottait consciencieusement un drap de lin quand des clapotis lui firent lever la tête.
Une barge descendait lentement le cours du Ressac. A bord, trois silhouettes munies de longues perches poussaient l’embarcation d’un côté ou de l’autre, sondaient la vase des berges et battaient les fourrés au bord de l’eau.
Son cœur se mit à battre jusque dans sa chaussure. Ils cherchaient le noyé. Elle se concentra sur sa lessive.
– M’am ! la héla un des hommes. Z’êtes de quelle ferme ?
Melska se leva et essuya ses mains tremblantes sur son tablier. Celui qui avait posé la question parlait pas mieux qu’elle, mais ses habits étaient soignés.
– Roche-fendue, messire ! fit-elle en pointant la direction.
– Y’a pu d’messire ! railla un des autres passagers de la barge. Pu d’messire, tous messire !
Le premier le fit taire d’un geste et se retourna vers elle pour compenser l’avancée de la barge.
– Z’aller à l’Aulne ?
Melska se figea. Mais aucun des trois hommes n’avait l’air nerveux, alors elle opina lentement, la bouche sèche.
– Personne a trouvé un mort dans l’coin ? Y z’ont réussi à tuer l’dauphin, mais l’corps est tombé à l’eau. L’est pas descendu l’Ove alors il a dû dériver par ici.
Melska sentit son estomac tomber aussi. Le dauphin.
– Non mes… N- non on a pas vu personne, bafouilla-t-elle.
– Ben passez l’mot ! répondit l’homme en haussant la voix dans la barge qui s’éloignait déjà. Faut qu’on r’trouve au moins son pied quoi !
Elle se rassit sur son tabouret avant que ses genoux lâchent et s’efforça de recommencer à frotter. La brosse échappa à ses doigts gourds, fut emportée par le courant.
La barge passa le coude du fleuve.
Melska finit par cesser de trembler. Elle rinça le drap, l’essora et le fourra dans son panier avec les autres.
Elle trempa ses mains dans l’eau et se mouilla le visage. Le dauphin hein. Il avait pourtant l’air trop jeune pour avoir le même âge qu’elle.
– C’est pour ça qu’vous m’lavez envoyé ? ragea-t-elle en lançant des cailloux dans le Ressac. Vous croyez que, tellement content d’être sauvé par une pouilleuse, y va d’venir notre allié ?
Un groupe d’oies vint se poser sur le fleuve. Elle leur jeta une pierre, mais les oiseaux se contentèrent de s’égayer en râlant. La colère lui monta aux joues comme une fièvre.
– Pi j’suis sûre qu’il s’ra content quand j’lui dirai qu’sa mère c’est pas sa mère !
Melska ramassa son panier et quitta la plage de galet en tapant des talons. D’un talon seulement.
Très bien. Si le messire dauphin survivait, elle tenterait de lui sortir la tête des nuages. Mais pas question de lui parler d’elle ou de leur mère.
*
– Tu devrais t’reposer plutôt ! lança Pareski depuis le perron de la salle commune des dortoirs.
– J’suis tracassée, répondit Melska de la remise en hissant un panier vide sur son dos. Alors j’préfère bouger. J’vais voir si y’a des champignons.
– Tu veux qu’je vienne avec toi ?
– Pas b’soin ! le rassura-t-elle en quittant l’ombre fraîche de la remise, les yeux plissés pour se ré-habituer au soleil.
Pareski hésita, puis sa silhouette disparut dans la salle commune.
Melska rajusta les lanières de son panier. S’essuya le nez. Prit la direction du bois avec une boule dans la gorge.
La liste des mensonges s’allongeait. Chacun s’empilant sur le précédent comme le fumier du jour sur le tas de la veille.
Mais comment faire autrement ? Elle aurait pu à la rigueur lui dire que les esprits avaient mis un blessé sur son chemin… mais c’était déjà trop tard pour empêcher tout le tricot de se défaire.
Sous un fourré, elle récupéra le ballot qu’elle avait caché en descendant laver le linge. De l’eau. Un peu de lait de chèvre, du miel. Une des vieilles chemises du palefrenier qui ne manquerait à personne. Les quelques plantes médicinales qu’elle avait pu trouver.
Melska rangea le ballot dans son panier et erra un peu entre les arbres pour trouver quelques champignons à ramener.
Une odeur de charogne lui indiqua qu’un des renards qui leur volait des poules s’était pris dans un collet. Elle chercha l’animal. Le piège s’était refermé autour de son cou aussi sûrement que les mensonges autour du sien.
La carcasse devait pourrir là depuis plusieurs jours. Melska hésita, la poussa du pied en se cachant le nez dans son châle. Un nuage de mouches bourdonna.
Une fois, sa mère avait pris de la vermine sur une bête crevée pour nettoyer une plaie, mais elle lui avait pas expliqué comment faire. Elle toucha l’épingle de son châle.
– Qu’est c’qui faut pas faire…
Melska sortit les aiguilles de son nécessaire de couture de leur petit tube en os, et souffla dedans pour en chasser la poussière. Puis elle piqua les aiguilles dans la ceinture de son tablier et s’accroupit.
La puanteur manqua de lui faire rendre son déjeuner, mais elle parvint à récupérer quelques vers. La répugnante récolte rangée dans son tablier, elle se dépêcha de rejoindre le temple.
Le soleil chauffait les épais murs de pierre noire, mais à l’intérieur l’air restait frais.
Melska coupa à travers les restes des bancs calcinés, enjamba un arbuste qui poussait entre les dalles. Elle ralentit en passant entre les deux morceaux de la roche-fendue.
La veille elle avait été trop pressée pour lever les yeux, et il faisait nuit. Là, le soleil qui entrait librement réhaussait les contrastes des gravures à peine érodées par les années. Elle pouvait presque voir sa mère passer la main dessus.
Le blessé n’avait pas bougé de derrière l’autel. Elle posa son panier et s’assit à côté. Il respirait toujours et brûlait toujours comme un chauffe-matelas. C’était pas mieux que la veille. Elle vida le tube sur la plaie du dos.
*
Melska profita de la pénombre du dortoir pour soigner son pied. L’emplâtre à base de caillé avait plutôt bien marché. La douleur restait mais la couleur sur les bords de la plaie lui plaisait mieux.
Foi alluma une bougie, s’emmitoufla dans son châle de laine verte et disparut dans l’escalier. Un courant d’air froid rentra du dehors quand elle sortit se soulager.
Sur le toit, les griffes d’un petit oiseau crépitaient.
Elle bailla et contempla les lits vides. Il était loin le temps où y’avait assez de gens pour occuper tous les lits.
Ensuite elle roula sa robe jaune pâle en boule pour penser à la laver et s’habilla. Le dernier chevreau était né dans la nuit. Faute de temps pour emmener les placentas au Porteur de Lien, elle les avait brûlés elle-même avant d’aller voir le dauphin.
Melska piqua dans son châle les cornes en bois flotté, puis descendit l’escalier qui donnait dans la salle commune.
Comment ferait-elle pour aller au temple maintenant qu’elle n’avait plus d’excuse pour être dehors la nuit ? Il ne resterait pas stable longtemps sans eau.
Elle chassa temporairement la question sans réponse, alluma une chandelle et sortit s’occuper de la traite.
Elle terminait de remplir le premier seau quand Pareski vint s’accouder au portillon pour lui dire bonjour.
– Melska ? fit-il d’une drôle de voix.
Elle leva les yeux vers lui, sans cesser de tirer sur les mamelles de Blanche.
– Hier quand j’suis allé au village, reprit-il en regardant ses mains, j’ai vu qu’la chapelle est fermée. Y parait qu’le prêtre a dit au boulanger qu’il d’vait pas vendre aux marnants, et qu’l’autre lui a fait la tête en chou-fleur. Toutes les cérémonies sont annulées jusqu’à nouvel ordre.
Melska tira le seau pour éviter que Blanche ne le renverse et se leva. Avec les événements récents elle en avait presque oublié la noce. Elle s’essuya sur son tablier et prit un seau vide.
– Ben tant mieux non ? répondit-elle en reprenant la traite. On aura pas à réciter leurs litanies qui veulent rien dire. On f’ra nos noces comme il faut à la grotte.
Pareski se redressa, visiblement rassuré. Elle leva la tête pour lui faire une grimace.
– J’me disais bien qu’tu dirais ça, fit-il avec un fin sourire.
– Ben alors, pourquoi tu t’fais des nœuds à la tête ?
– J’sais pas. T’es pas comme d’habitude. Ça m'inquiète.
Melska abandonna le seau et se leva pour s’approcher du portillon. L’envie de tout lui raconter lui brûlait la langue.
– J’ai pas vu grand monde être comme d’habitude depuis deux jours, moi, éluda-t-elle.