Chapitre 6 : Malaise

Mettant son agacement de côté, Lysandre avait profité du reste de l'après-midi pour se promener dans le quartier en compagnie de Rena et Castiel. En début de soirée, ils s'étaient rendus au bar où les attendait Nathaniel. Dès qu'elle avait mis les pieds dans cette sorte de taverne terrienne, la gardienne avait été saisie d'une drôle de sensation. Elle connaissait bien ce genre d'endroit, où se mêlaient gens ordinaires et caïds patibulaires. Dans un coin de la salle, deux hommes leur jetèrent un regard hostile lorsqu'ils passèrent devant leur table pour rejoindre Nathaniel qui leur faisait signe de la main. Alors qu'il les invitait à prendre place, son regard s'attarda sur Rena. Il était plus perçant et plus suspicieux encore que celui d'Armin, ce qui mettait la yôkai doublement mal à l'aise.

— C'est elle, la fille amnésique dont tu m'as parlé ? dit-il alors en se tournant vers Lysandre. Alice, c'est ça ?

— Oui, acquiesça son ami. Tu as trouvé quelque chose ?

Nathaniel secoua la tête.

— Je n'ai trouvé aucun avis de recherche la concernant, personne n'a rapporté sa disparition. Des Alice, il y en a plein dans cette ville, donc sans son nom de famille ou date de naissance, difficile d'affiner les recherches.

— Qu'est-ce qu'on peut faire alors ?

— J'ai un contact au commissariat. Je lui parlerai de ta situation pour voir s’il y a moyen de lancer un appel à témoins.

— Un peu comme la petite fille qui attend son papa à l'accueil du magasin quoi, se moqua gentiment Castiel.

— Je dirais plutôt comme une sorte d'objet trouvé, répliqua Nathaniel que la plaisanterie de son ancien camarade et rival de lycée n'avait pas l'air d'amuser.

— Tu veux dire comme un objet non identifié ? renchérit Castiel avec un sourire féroce.

— C'est bon, ça suffit tous les deux ! les interrompit Lysandre avant que le jeu du chat et de le la souris ne vire au carnage. Merci, Nathaniel. Tiens-moi au courant quand tu en sauras plus. On va te laisser, on n'a pas encore mangé.

— Attendez, l'arrêta Nathaniel en le retenant d'un geste de la main. Puisqu'on est là, vous ne voulez pas boire un verre d'abord ?

Lysandre lui jeta un regard surpris. Il ne s'attendait pas à une telle invitation de la part de son ancien camarade de lycée. Étant donné la relation conflictuelle entre Nathaniel et Castiel, il n'avait pas prévu de passer plus de quelques minutes en sa compagnie. Il interrogea son colocataire du regard, mais ce dernier se contenta de hausser les épaules.

— Pourquoi pas, accepta-t-il en feignant l'indifférence. Après tout, c'est bête de venir jusqu'ici sans prendre une pinte ou deux. Au moins, on n'aura pas totalement perdu notre temps.

Nathaniel ignora la pique du rockeur aux cheveux roux et interpella un serveur pour qu'ils puissent passer commande.

— Deux pressions s'il vous plaît, dit-il avant de se tourner vers les deux autres pour leur demander ce qu'ils voulaient.

— Ça m'est égal, répondit la gardienne. Tant que ce n’est pas de l’alcool, tout me va.

— Je n'ai pas de préférence non plus, dit Lysandre. Qu'est-ce que tu nous recommandes ?

— Dans ce cas, on va prendre deux cocktails du mois, dont un sans alcool, s'il vous plaît. Merci.

Le serveur hocha la tête tout en notant la commande sur sa borne tactile.

— J’imagine qu’après ce qui t’es arrivée, tu évites les boissons alcoolisées, fit alors Nathaniel à l'attention de Rena avec un sourire poli. 

— Je peux te dire que c'est pas ça qui l'a empêché de se taper deux cannettes de bière hier soir, lança Castiel avec un sourire amusé. 

La yôkai lui jeta un regard noir, furieuse qu'il ait vendu la mèche, puis ses yeux glissèrent furtivement vers Nathaniel qui avait légèrement froncé les sourcils. Quand leur commande arriva un peu plus tard, Rena vit passer un regard de connivence entre Nathaniel et le serveur lorsque les boissons furent déposées devant eux. Elle ne savait pas si c'était la paranoïa qui parlait ou si elle avait raison de se méfier, mais elle avait décidé de bouder son verre. On n'était jamais trop prudent et la yôkai préférait se fier à son instinct. En tant que gardienne de l'Ombre accomplie, elle savait que douter de tout et ne faire confiance à personne était la clé de la survie.

— Tu ne bois pas ? demanda Lysandre avec sollicitude.

— Désolée, ce n'est pas très poli de ma part, mais je trouve que ça a une drôle d'odeur...

Son commentaire n'avait pas échappé à Nathaniel qui fronça une nouvelle fois les sourcils en lui jetant un bref regard interrogateur.

— Dans ce cas-là, je vais demander qu'on t'apporte un verre d'eau.

— Ça va aller, merci ! répliqua précipitamment Rena alors que le futur commissaire allait faire signe au serveur. C'est gentil de ta part, mais je n'ai pas vraiment soif.

L'excuse de la gardienne était trop maladroite pour ne pas attiser les soupçons de Nathaniel, mais cela n'avait pas d'importance. Qu'il se méfie d'elle était une chose, la méfiance était d'ailleurs mutuelle, mais elle ne pouvait pas se permettre de tomber dans un piège aussi évident.

— Comme tu voudras. Je vous laisse, j'ai des choses à faire. Profitez bien de votre verre, c'est pour moi.

Le jeune homme se leva sans finir son propre verre, les salua d'un geste de la main, puis se dirigea vers le comptoir pour régler la note avant de quitter le bar. Si le comportement de Nathaniel n'étonnait personne, celui d'Alice inquiétait Lysandre.

— T'es sûre que ça va ?

— Oui, oui. Je suis juste un peu fatiguée. On devrait rentrer.

— Tu ne veux pas manger quelque chose avant ? On avait prévu d'aller au restaurant.

Rena secoua la tête.

— Ça ira, merci. Je n'ai pas très faim non plus. Je préfère rentrer pour me reposer.

Lysandre acquiesça.

— C'est vrai que Rosalya peut être épuisante quand elle s'y met, ajouta-t-il avec un sourire compatissant. Je suis fatigué aussi. On pourra dîner à la maison, il doit bien y avoir quelque chose à manger dans le frigidaire. Au pire, on se fera livrer. 

— Vous êtes sérieux ? Vous voulez déjà rentrer ? On commençait tout juste à s'amuser... Laissez-moi au moins finir ma bière.

Castiel vida son verre d’un trait, ponctuant son impressionnante descente par un rot des plus élégants.

— Ah, tiens, avant qu'on rentre. J'allais oublier, mais je t'ai pris ça au bureau de tabac. Je me suis dit que ça pourrait être utile.

Le jeune homme sortit un petit objet de sa poche qu'il tendit à Rena.

— Ça va, t'as pas oublié comment on se sert d'un téléphone ? plaisanta-t-il face à l'air perplexe de la yôkai. C'est juste un téléphone jetable prépayé, j'ai pas vraiment les moyens de t'offrir le smartphone dernier cri. Quand je serai riche et célèbre, un jour, peut-être... En attendant, ça dépanne. J'ai déjà enregistré mon numéro et celui de Lysandre.

— Quand est-ce que tu as acheté ça ? demanda son ami, agréablement surpris par le geste plein de bon sens de son colocataire.

— Pendant les essayages interminables de Rosa, quand je suis sorti m'acheter des clopes.

— J'aurais dû y penser, c'est vrai qu'avoir un téléphone, c'est un peu la base de nos jours.

— Vu le temps que tu passes à chercher le tien, c'est pas étonnant que tu n'y aies pas pensé. D'ailleurs, Alice, si tu as besoin d'appeler l'un de nous deux, appelle-moi, parce que si tu dois compter sur Lysandre pour décrocher, tu as le temps de mourir dix fois.

— Tu exagères, je ne perds pas tout le temps mon téléphone.

— Tu rigoles? Tu dois avoir plus d'appels en absence que d'appels entrants. Tu l'as ton téléphone, là ?

Lysandre tâta ses poches, puis secoua la tête.

— J'ai dû le laisser à l'appartement.

— Ben voilà, c'est ce que je disais... soupira Castiel en levant les yeux au ciel. Pour moi, sortir sans portable, c'est comme sortir à poil.

Rena avait vaguement compris qu’il s’agissait d’un outil de communication à distance, mais elle ne savait pas se servir d’un tel artefact terrien. Elle avait discrètement examiné l'objet tout en essayant de cacher sa curiosité et son ignorance, puis l'avait glissé dans la poche de son sweat en remerciant Castiel. Elle n'en aurait sans doute pas l'utilité, mais le simple fait de posséder un objet qui semblait avoir une importance capitale pour les terriens lui permettait de parfaire sa couverture et de se sentir un peu mieux intégrée.

***

Leur verre terminé, les trois compagnons avaient quitté le bar. Quelques centaines de mètres plus loin, sur le chemin qui menait à l'appartement, Rena s'aperçut qu'il lui manquait un sac.

— Attendez, dit-elle en s'arrêtant pour confirmer son sentiment. Je crois que j'ai oublié quelque chose. Je ne trouve plus le sac avec le manga. C'est bizarre, je suis pourtant sûre d'avoir tout pris...

— Ah, ben bravo ! fit Castiel. Tu nous as fait une Lysandre. Tu l'as peut-être laissé au bar ?

— C'est possible. Je vais aller voir.

— Tu veux qu'on vienne avec toi ? proposa Lysandre.

— Non, ça va aller. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas très loin. J'y vais vite fait et je reviens.

— D'accord, on t'attend là.

Rena s'excusa pour le contretemps, puis s'élança à toute allure en direction du bar.

— Je croyais qu'elle était fatiguée, commenta Castiel en regardant la jeune femme s'éloigner en courant. S’il lui reste assez d'énergie pour piquer un sprint, on pourrait aller bouffer au resto.

— Ce n'est pas prudent, elle pourrait tomber, songea Lysandre avec un soupir anxieux. Et si elle se perdait ? On aurait dû y retourner avec elle.

— T'es une vraie maman poule, toi ! Ça va, elle a perdu la mémoire, pas ses neurones, elle devrait s'en sortir comme une grande fille.

Pourtant, les minutes se faisaient longues et Lysandre s'inquiétait de ne pas la voir revenir.

— Ça fait longtemps qu'elle est partie, non ?

— Dix minutes je dirais, faut bien ça pour faire l'aller-retour. Elle devrait bientôt être là.

— Appelle-là.

— Elle va revenir, je te dis. Déstresse.

Le fait est qu'Alice ne revenait pas. Cinq minutes plus tard, Lysandre insista une nouvelle fois pour que Castiel essaye de l'appeler.

— C'est vrai que ça commence à faire long là, concéda son ami en sortant son téléphone.

Après quelques sonneries, il était tombé sur la boîte vocale.

— Elle ne répond pas... Tu veux qu'on aille voir ?

Lysandre acquiesça, l'estomac noué par l'appréhension. Il aurait été bien incapable d'expliquer ce sentiment de malaise, mais il avait un très mauvais pressentiment.

***

Les deux garçons étaient retournés au bar où on leur avait bien confirmé qu'une jeune fille aux cheveux blancs était passée. Elle était à la recherche d'un sac qu'elle pensait avoir laissé sur place, mais ils n'avaient rien retrouvé. Elle était restée deux minutes à peine.

— Elle s'est peut-être trompée de chemin en sortant, suggéra Castiel. Je vais essayer de la rappeler.

Cette fois-ci, il fut directement renvoyé à la messagerie vocale.

— C'est bizarre... On dirait que son téléphone est éteint.

Ils avaient fouillé les rues aux alentours du bar, mais il n'y avait aucun signe de la jeune femme. Ils avaient interrogé quelques passants, personne ne l'avait vue. Elle ne passait pourtant pas inaperçue... Ils étaient même allés jusqu'au magasin de Leigh, mais il était fermé. Il n’y avait pas de lumière à l’étage, le couple devait être sorti. Alice avait peut-être retrouvé son chemin toute seule et les attendait là où ils s'étaient séparés, ou peut-être qu'elle était retournée directement à l'appartement. Ils avaient épuisé toutes leurs options et tournaient en rond.

— On devrait signaler sa disparition au commissariat.

— Et tu vas leur dire quoi aux flics ? répliqua Castiel. On ne connaît même pas son vrai nom.

Lysandre poussa un soupir angoissé en contemplant les sacs de vêtements que lui avait confiés Rena avant de se volatiliser. Il avait peur qu'elle disparaisse comme elle était apparue, dans l'indifférence et l'anonymat le plus complet. Sans un mot, sans laisser de trace. Il ne l'avait rencontrée que la veille, il ne savait rien d'elle, mais l'idée qu'il puisse ne jamais la revoir lui était insupportable. Il fallait absolument qu'il la retrouve et s'assure qu'elle était saine et sauve, mais il n'avait aucun moyen de le faire. Il ne pouvait qu'attendre et espérer son retour.

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Erouan
Posté le 22/08/2024
Ok, je crois qu'à la place des deux hommes, j'imaginerais que Alice est sortie d'une secte. Ça expliquerait qu'elle préfère les elfes malgré son amnésie. Ça expliquerait sa tenue de fantaisie. Ça expliquerait sa méconnaissance de technologie actuel comme un téléphone portable. Son amnésie pourrait-être post-traumatique.

Mais d'où elle disparaît comme ça. C'est Lysandre qui va la sauver ? Bon, j'imagine bien que le méchant pas très gentil qui servira d'éléments perturbateurs est entré en scène. Soit ça, soit Rena c'est vraiment perdue.

Pendant ce temps au royaume des faery ( j'oublie toujours le nom ) ...
Erouan
Posté le 22/08/2024
Ou alors Rena a prévu un test pour démasquer l'élu. Après tout, c'est assez logique que l'oracle l'ait envoyé proche de l'élu. Castiel et Lysandre l'ohnt rapidement trouvé. Lysandre à des cheveux a des cheveux de faery donc bah, logique de s'en douter. J'imagine une embuscade ou Rena veut lui tendre un piège magique et se fait piéger par un vrai piège.
SinnaraAstaroth
Posté le 22/08/2024
Castiel et Lysandre ne se posent pas autant de questions (enfin si, mais ils sont pas aussi suspicieux xD). Ils voient juste une fille paumée et ils essayent de l'aider comme ils peuvent.

Eldarya ! x)

Tu verras, mais t'es assez loin du compte pour le coup ! M'enfin tant mieux, comme ça, ça laisse plus de place à la surprise ! ^^
Solaq G.
Posté le 20/05/2024
On avait la rivalité Nevra/Ezarel, maintenant, on a la rivalité Nathaniel/Castiel... Pff, les hommes, tous les mêmes ahah !

Et Rena s'est barrée, sympa ahah. Bon, je comprends, elle doit quand même sauver Eldarya !

Mais je sais qu'on va revoir Lysandre, et sans doute Nathaniel. Ca fait deux fois qu'on a des humains suspects... Hâte de voir où tout cela va nous mener !
SinnaraAstaroth
Posté le 20/05/2024
Oh, y a de la rivalité féminine aussi, on a pas oublié Alajéa/Rena non plus. xD

Le pire c'est qu'elle s'est pas vraiment barrée, elle est vraiment juste retourner chercher son truc, elle voulait juste pas les obliger à refaire le chemin avec elle pour rien. x)
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