Cela faisait six mois que Mariam vivait au château lorsque monsieur Lawzi annonça que Rubis ne pouvait être montée. Elle était grosse et il valait mieux la laisser tranquille pendant sa gestation et les premiers jours avec son poulain. Mariam dut se résoudre à rester au château. Regarder la télévision en l’absence de Lord Kerings lui semblait fade. Elle choisit de se tourner vers la bibliothèque, toujours sale et décrépie.
Mariam poussa la porte et se pinça le nez. Elle le savait pour venir souvent ici prendre un livre pour ses soirées avec Lord Kerings : l’odeur de poussière envahissait tout. L'interrupteur amena une ampoule à déverser une faible lueur qui ne traversa pas complètement la pénombre. Les volets, une fois ouverts, offrirent une bien meilleure luminosité. Les fenêtres aérèrent agréablement l’air.
Mariam se rappela de demander à Sam de changer le système d'éclairage de la bibliothèque. Elle savait que l'électricité était tout à fait dans ses cordes. Y avait-il seulement une chose qu'il ne savait pas faire ? Mariam en doutait.
Armée de l'aspirateur et d'un escabeau, Mariam entreprit le nettoyage de la bibliothèque. Le dessus des nombreux meubles croulant sur les livres demanda une énergie incroyable. Le sol fut plus simple. La table reçut deux couches de cire d'abeille, ainsi que les chaises. Mariam en profita pour admirer le dessus de la table : il s'agissait d'une reproduction du château et ses environs. La sculpture était parfaite. Les bords de la table étaient parcourus d'entrelacs et un blason ornait le milieu des deux largeurs de la table. Les pieds étaient finement sculptés.
Mariam choisit de passer à l'étagère la plus proche de la table. Elle nettoya d'abord grossièrement puis s'empara du premier livre de l'étagère la plus haute. À l'aide de l'aspirateur, elle débarrassa sa couverture de sa couche de poussière. Elle s'avéra être décorée et en relief. Mariam posa délicatement l'ouvrage sur la table avant de l'ouvrir.
Les pages dévoilèrent de splendides écritures calligraphiées et des images magnifiques. Tout dans ce livre était beau : l'extérieur comme l'intérieur. Elle ne sut toutefois si le contenu était intéressant car le livre était écrit en latin, langue qu'elle était capable de reconnaître mais certainement pas de lire et de comprendre.
Elle s'empara du livre suivant et agit de même. Quinze livres propres trônaient sur la table lorsque Mariam trouva un ouvrage rédigé en français. La jeune femme fut surprise de constater que ce livre également était splendide. Il semblait avoir été écrit à la main, comme dans les temps anciens. Or, le français utilisé était contemporain. Elle se souvint que c’était le cas de tous ceux qu’elle avait lu jusque-là, détail auquel elle n’avait pas prêté attention.
Elle s'assit sur la chaise et commença à lire. Le volume expliquait comment, en 1412, Lord Amilton, un seigneur riche et puissant, avait réussi à se créer un véritable empire puis comment, trahi par les siens, il fut dépossédé de tout et rejeté de toute société.
- Hum ! dit une voix dans son dos.
Mariam sursauta. Elle se retourna et constata que le seigneur Kervey était là. Il la fixait. Il demanda :
- C'est intéressant ?
- Oui, très, répondit Mariam.
- Sûrement plus que de faire le service…
- Quelle heure est-il ? interrogea-t-elle, mal à l'aise.
- 20h15, annonça le seigneur Kervey d'un ton désapprobateur.
Mariam lisait dans le noir sans même s'en rendre compte.
- Je suis navrée, je n'ai pas vu le temps passer ! s'exclama-t-elle en se levant.
- Dépêchez-vous, dit-il simplement.
Il sortit de la pièce. Mariam ferma le livre en ayant pris soin de marquer sa page et sortit à sa suite. Lorsqu'elle fut dans la salle à manger, le seigneur Kervey lui demanda :
- Vous avez été bien rapide. Vous n'avez pas pu avoir le temps de fermer les fenêtres !
Mariam fit non de la tête.
- Et s'il pleut ? interrogea-t-il simplement.
Mariam frissonna. La voix de son patron était cassante et son regard la transperçait. Elle s'excusa et courut fermer les fenêtres. Lorsqu'elle revint, l'entrée était déjà servie. Sam s'en était occupé. Mariam s'occupa de remplir les verres des patrons puis ramassa les assiettes et partit chercher le plat en cuisine.
- Je suis désolée, dit-elle à Sam.
Le cuisinier ne la regarda même pas.
- Je n'ai pas vu l'heure. Je te promets de ne pas le refaire. Je suis tellement navrée.
Sam continua de couper méthodiquement le fromage en silence. Mariam sortit, une boule au ventre. Elle appréciait beaucoup Sam et lui avoir déplu la rendait malheureuse. Sam était ce qui ressemblait le plus à un ami pour elle. Elle n'avait jamais ressenti ça pour personne. Elle ne voulait pas le perdre.
Elle retourna servir, remplissant les verres, retirant les assiettes, apportant le fromage, le pain, puis le dessert. Sam refusa de lui adresser la parole à chaque fois qu'elle traversa la cuisine.
À la fin du repas, les patrons se levèrent et s'éloignèrent, sauf le seigneur Kervey qui s'approcha de Mariam et attendit qu'elle lève les yeux sur lui.
- Ne le refaites pas, Mariam.
- Je suis désolée, répéta la jeune femme.
- Vous avez le droit de lire. Vous avez le droit de faire ce que vous voulez de vos journées d'ailleurs. Personne ne vous en tiendrait rigueur si les lits n'étaient pas faits, ou la vaisselle laissée à l'abandon. Mais venir nous servir, ça, c'est une obligation.
Mariam hocha la tête. Il pencha la tête et étudia son interlocutrice. Mariam eut l'impression qu'il lisait en elle. Quelque chose changea. Mariam, jusque-là simplement en colère contre elle, se sentit mal. Ce fut intangible mais de plus en plus profond. Puis, elle ressentit une sensation plus étrange : le seigneur Kervey n'était pas à prendre à la légère. Elle eut l'impression d'être son inférieure et d'avoir franchi une limite grave. Elle baissa les yeux. Le mal-être se changea en peur. D'inférieure, elle devint proie face à un prédateur en chasse.
- Je suis désolée, répéta Mariam.
La sensation grandit et la peur devint terreur. Mariam en perdit la capacité de parler ou de bouger. D'une main, il lui souleva le menton, la forçant à le regarder Mariam ne put que se laisser faire. Il ne la blessa pas mais le simple fait de plonger son regard dans celui du maître des lieux glaça la jeune femme d'effroi. Elle crut avoir rencontré la mort.
Il la lâcha et tout cessa. Mariam prit une grande inspiration, comme si, jusque-là, elle avait cessé de respirer. Le seigneur Kervey se retourna et disparut, avec ses amis, dans le bureau. Mariam se retrouva seule, pantelante, frissonnante, le cœur battant à mille à l'heure.
Il lui fallut plusieurs minutes avant d'être en mesure de bouger. Elle s'assit sur une chaise et attendit de retrouver pleinement l'usage de son corps et de son esprit. Ce n'était pas la première fois qu'elle subissait un changement d'humeur ne venant pas d'elle. Cette terreur, elle l'avait ressentie face à Lord Kerings mais elle pensait que ça venait seulement de lui. Il s'avérait que le seigneur Kervey pouvait lui aussi lui inspirer de tels sentiments.
Mariam secoua la tête. Elle ne comprenait pas d'où cela pouvait venir et préféra ne pas chercher à le savoir. Il suffisait qu'elle fasse bien son travail pour ne pas le subir de nouveau. Elle comptait bien être l'employée modèle. Elle débarrassa la table et amena tout dans la cuisine. Elle soupira. Sam était déjà parti. Il lui avait juste laissé un plateau avec son dîner. Elle mangea dans la cuisine puis rejoignit Lord Kerings à la salle vidéo.
Elle choisit le programme. Ils regardèrent le film, elle dans le canapé, lui dans son fauteuil. À la fin, il donna son avis avant de sortir de la pièce. Il ne lui fit aucune remarque quant à son manquement au dîner. Ces moments-là appartenaient à un autre univers. Mariam partit se coucher. Elle eut du mal à s'endormir mais finit tout de même par trouver le sommeil.
Le lendemain matin, Sam s'occupa de changer l'éclairage de la bibliothèque tandis que Mariam prépara la chambre d'Anthony Lawzi pour les travaux. C'était la seule pièce de l'étage à n'avoir pas été réhabilitée. Sam n'adressa pas la parole à Mariam, même pas pour la saluer. Elle ne le força pas, acceptant la punition. Sam avait de quoi lui en vouloir. Elle savait combien il détestait devoir faire davantage que son travail de cuisinier. À cause d'elle, il avait été forcé de mettre la table et de faire une partie du service. Il ne faisait aucun doute qu'il finirait par lui pardonner et Mariam comptait bien lui laisser tout le temps dont il avait besoin.
Après le déjeuner, Sam étant chez lui, Mariam se rendit dans la bibliothèque afin de continuer à lire et, éventuellement à nettoyer. Elle regarda les nouveaux luminaires ainsi que l'horloge flambant neuve et sourit. Ce dernier détail n'était pas de son fait. Sam avait pris les devants. Mariam s'assit et se plongea dans le livre.
Lord Amilton se retrouvait sans rien après avoir possédé plusieurs comtés. Empli de haine, il épousa la fille d'un chef de clan barbare. Tuer son beau-père fut une formalité et à la tête d'une armée de brutes féroces, il réduisit ses anciennes terres en cendres fumantes. Il devint un monstre sanguinaire, prenant un malin plaisir à torturer ceux qui avaient osé le trahir. Ce ne fut que devant le corps démembré de son propre fils qu'il prit conscience de sa folie. Il disparut et personne n'entendit plus parler de lui.
Mariam referma le livre, un peu déçue. Elle aurait aimé une fin plus claire, plus fermée. Là, le méchant courait toujours. De plus, on ne savait rien du devenir des barbares, de la jeune femme forcée d'épouser ce monstre sanguinaire ou de l'avenir du peuple des anciennes terres de Lord Amilton.
La jeune femme posa le livre à sa place sur la table puis continua le rangement. L'horloge indiquait 19h45 que Mariam n'avait pas trouvé un autre livre rédigé en français. Deux étagères étaient propres et les livres resplendissaient. Mariam regarda l'immense bibliothèque. Tout nettoyer lui prendrait une éternité mais une fois terminé, l'endroit serait magnifique. Elle sourit puis sortit pour aller mettre la table et servir les patrons.
Ce soir-là, elle trouva la salle vidéo vide. Lord Kerings ne s’y trouvait pas. Un peu surprise et carrément déçue, elle le chercha dans le château. Ses patrons, dans le bureau, lui indiquèrent la bibliothèque. Elle y retrouva en effet la personne recherchée. Il observait les étagères propres.
- J’aime beaucoup les livres, indiqua-t-il.
Elle se souvint qu’il était le seul à lire dans le bureau.
- Peu de ceux-là sont rédigés en français, fit remarquer Mariam en haussant les épaules.
- Je suis multilingue.
Y avait-il quelque chose que cet homme ne savait pas faire ? Oui : choisir des films de qualité. Mariam sourit, amusée.
- Et même quand ils sont rédigés en français, certains termes m’échappent, précisa Mariam.
- Dis-moi, proposa Lord Kerings.
Mariam eut beau essayer de s’en souvenir, pas moyen. En revanche, elle se souvenait vaguement de la page. Lord Kerings patienta sans s’agacer, curieux. Finalement, elle hurla, vainqueur :
- Gnosie !
- C’est la capacité à percevoir.
- Comment ça ?
- La gnosie regroupe tous les sens te permettant de percevoir ton environnement. La plupart des gens pensent qu’il s’agit des cinq sens classiques mais de fait, ton esprit dispose de bien d’autres manières de saisir ce qui l’entoure. La gnosie englobe tout cela.
Mariam relut la phrase et elle prit sens.
- Merci, Lord Kerings.
- Je t’en prie, répondit-il chaleureusement.
Mariam se souvint de noter les mots incompris dans un carnet et d’en demander la signification à Lord Kerings le soir. Si les autres se moquaient, ce n’était pas son cas. Elle appréciait énormément sa bienveillance à son égard.
- Un film ? proposa Mariam.
- Volontiers, dit Lord Kerings d’un ton morne.
Elle comprit qu’il n’allait pas bien ce soir. Il serait difficile de lui arracher un sourire. De fait, elle échoua et se coucha tourmentée.
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Un mois plus tard, les étagères du fond étaient propres et les livres brillaient. Mariam avait lu tous ceux rédigés en français, c'est-à-dire cinq. Seul le dernier n'était pas une biographie mais un roman, rédigé comme s'il s'agissait de la vie réelle du personnage. Cependant, la présence de magie excluait toute authenticité.
Au départ, Lyann ressemblait à n'importe quel garçon de rue. Pauvre, mendiant puis voleur, il s'était fait arrêter par la garde. La main droite coupée à seulement douze ans, il fut jeté dans la rue pour y mourir avec le reste du peuple. À l'agonie, il reçut la possibilité de se venger. La mort vint le trouver et lui proposa un deal : repousser l'heure de son trépas. En échange, il devait tuer les gouvernants pourris de cette région. Lyann accepta. La mort lui fit boire un filtre et Lyann vit sa main repousser. Il reçut des pouvoirs magiques et les utilisa pour assassiner une à une les personnes de sang royal, hommes, femmes et enfants. Son travail accompli, la mort revint et s'empara de son âme.
Tous les livres étaient remarquablement bien écrits si bien qu'ils étaient très intéressants à lire. Mariam venait d'achever de ranger toute la bibliothèque du fond après avoir nettoyé tous les ouvrages. Elle n'allait pas tarder à devoir se rendre en cuisine. Elle était fière d'elle. Si elle ne se retournait pas, elle pouvait rêver se trouver dans un endroit sublime empli de livres rayonnants.
- C'est du beau travail, dit une voix derrière elle.
Elle sursauta. Elle détestait cette façon qu'avait le seigneur Kervey d'apparaître au moment où elle l'attendait le moins. Le plancher ayant été réparé, il ne grinçait plus mais ce n'était pas une raison pour avancer à pas de loups ! Il pouvait s'annoncer au lieu d'arriver ainsi dans son dos !
- Merci, monseigneur, répondit Mariam en se tournant vers lui.
- Les livres vous plaisent-ils ? interrogea-t-il.
- Oui, monseigneur. Toutefois, je ne comprends pas comment certains peuvent être écrits en français.
- C'est simple, je les fais faire par des copistes. Il s'agit en fait des traductions des ouvrages en latin ou dans d'autres langues présents dans la bibliothèque. Depuis des siècles, ma famille a toujours fait cela : traduire les textes dans la langue du moment. Si bien que nous avons plusieurs fois les mêmes ouvrages, mais la langue suit le cours du temps.
- Ceci doit avoir une valeur considérable.
- En effet, tout comme faire écrire des livres à la main coûte excessivement cher. Contrairement aux apparences, je prends soin de mes livres.
- Ça oui ! s'exclama Mariam. J'ai pu constater par moi-même qu'ils sont en excellent état.
- Je fais régulièrement vérifier les reliures. Si des livres s'abîment, je les fais refaire.
- Vous ne lisez jamais ? demanda Mariam qui n'avait jamais vu le seigneur Kervey à la bibliothèque ou un livre à la main.
- Pas ces livres-là en tout cas. Je les ai déjà tous lus !
Mariam regarda la bibliothèque. Il aurait fallu plus d'une vie pour réellement tout lire. Sauf si chaque ouvrage est effectivement en plusieurs exemplaires, se dit Mariam. Soudain, une question lui vint à l'esprit :
- Vous dites que vous faites traduire ces ouvrages dans la langue du moment. Pourtant, je n'ai trouvé aucun livre écrit en russe. Nous sommes en Russie ! Certes, vous parlez français, mais j'ai pu constater que vous parlez également couramment le russe.
- Je ne pourrais pas faire traduire tous ces livres dans toutes les langues, alors je choisis celle qui est la plus adaptée à la littérature. À mon sens, le français convient parfaitement.
Mariam hocha la tête.
- Que pensez-vous de la vie de Lyann ? demanda le seigneur Kervey.
Il connaît sa bibliothèque par cœur, comprit Mariam. En effet, le seigneur Kervey n'avait pas eu besoin de regarder les titres pour savoir que ce livre faisait partie des ouvrages que Mariam avait nettoyé ni qu'il était rédigé en français.
- Je trouve dommage que l'auteur fasse croire qu'il s'agit d'une biographie. Autant annoncer clairement que c'est un roman.
- Vous ne pensez pas que Lyann a réellement vécu ces aventures ?
- Lyann n'a jamais existé, assura Mariam. C'est une histoire. Et même si un évènement de ce genre s'est produit, la légende qui s'en est suivie en a rajouté des tonnes, voilà tout. Le garçon a simplement trouvé la force de vivre et de se venger. Personne ne pouvant concevoir qu'un pauvre enfant mourant ait pu réaliser un tel miracle de son propre fait, on lui donna des pouvoirs magiques. C'est vraiment dommage car l'auteur se serait contenté de faire valoir la force intérieure de l'enfant que ça aurait eu encore plus de poids.
- Ou peut-être que ça s'est réellement passé comme ça, murmura le seigneur Kervey.
Mariam observa son interlocuteur. Il ne blaguait pas.
- On ne peut pas savoir, de toute façon. Ça s'est passé il y a des centaines d'années.
Le seigneur Kervey sourit énigmatiquement. En quoi cette phrase était-elle amusante ? Il sortit sans rien rajouter. Mariam secoua la tête. Décidément, les habitants du château étaient étranges. Le seigneur Kervey pensait-il réellement que la mort ait pu aller trouver un enfant et lui offrir des pouvoirs magiques à même de faire repousser sa main perdue ? Était-il à ce point naïf ? Se pouvait-il que cet homme cultivé ait gardé une âme d'enfant ? À moins que vivre au milieu des montagnes froides n'ait quelque peu altéré le jugement de ces gens.
Mariam préféra ne pas y porter trop d'attention. Elle fit le service en silence, sans penser à la bizarrerie des gens qu'elle servait.
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Une semaine fut suffisante pour terminer la chambre de monsieur Lawzi.
- L'étage est terminé, dit Sam.
Mariam frémit de bonheur. Sam lui reparlait ! Il était enfin sorti de son mutisme !
- De quoi ravir Lord Kerings. Nous allons pouvoir commencer son bureau.
- Ou pas, la contra Sam.
Mariam montra qu'elle ne comprenait pas. C'était pourtant ce qui était prévu.
- Anthony a eu une autre idée et elle a plu à tout le monde.
Ah bon ? pensa Mariam. Et Sam est au courant parce que ? De plus, entendre le cuisinier appeler les résidents du manoir par leur prénom choquait toujours autant la jeune femme.
- Quelle idée ?
- La salle vidéo est à destination de Nicolas. Il est le seul à s'en servir.
Cela, Mariam l'avait remarqué. Le soir, Lord Kerings et elle se retrouvaient toujours en tête à tête.
- Du coup, continua Sam, nous nous sommes demandés ce qui nous ferait plaisir.
Nous ? se dit Mariam. Qui ça, nous ?
- Anthony a proposé une salle de billard et baby foot. Il a reçu l'unanimité.
Vu le comportement social et communautaire des résidents du château, Mariam n'était pas étonnée que ces jeux en équipe puissent davantage les attirer.
- On peut faire ça dans l'ancienne chapelle, proposa Mariam. Il y a suffisamment de place.
- Excellent ! J'ai déjà tout commandé. On peut commencer les travaux maintenant.
- Ils ont préféré qu'on fasse cette salle avant le bureau de Lord Kerings, comprit Mariam.
- Nicolas n'est qu'un invité ici. C'est normal que les besoins des résidents du château passent avant les siens.
Mariam hocha la tête.
- Les patrons m'ont demandé de te faire passer une autre information.
Mariam indiqua qu'elle écoutait attentivement.
- Demain, ils iront faire du shopping en ville. Ils voudraient que tu les accompagnes. Ton point de vue féminin leur importe.
- Du shopping ? répéta Mariam.
- Des vêtements, si j'ai bien compris.
De quoi remplir les armoires vides, se dit Mariam. Pourquoi ne pas simplement ramener les vêtements qu'ils doivent avoir sur leur lieu de travail ?
- Ils ont envie de changer, continua Sam, répondant ainsi à la question muette de la jeune femme. Ils ont organisé un rendez-vous avec de grands tailleurs à qui ils ont donné leurs mensurations. Il y aura du beau monde. Ils ont également transmis tes mensurations. Tu pourras en profiter pour augmenter ta garde-robe, si tu veux.
Mariam ouvrit de grands yeux. Ça, elle ne s'y attendait pas.
- Vous irez en hélicoptère, précisa Sam. Vous partirez après le petit-déjeuner pour ne revenir que le soir. Ça me fait un repas de moins à préparer. De quoi passer une journée tranquille.
Mariam sourit.
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Deux jours plus tard, les penderies étaient remplies de pantalons, chemises, vestes. Les commodes croulaient de sous-vêtements. Un meuble dans l'entrée accueillait les chaussures de tous. Les porte-manteaux furent enfin utiles. Chacun reçut des gants, des écharpes, des bonnets, des bottes chaudes, des chaussettes rembourrées.
Mariam trouva cela étonnant. Étaient-ils soudain devenus frileux ? Cependant, Mariam dut admettre que l'endroit gagnait en normalité. Les résidents du château avaient désormais un style vestimentaire propre. Ils n'étaient plus habillés tous de la même manière.
Le seigneur Kervey et son ami Kerings avaient conservé le style "en rouge et noir" mais dans des coupes différentes. Abraham Sternam s'était accordé avec la décoration de sa chambre : chemise et veston à bandelettes, chapeau, ceinture, pantalon en cuir marron, bottes. Il ressemblait à un cowboy. Richard Quern s'habilla en parfaite adéquation avec son travail. Il ressemblait à un comptable ou à un agent des impôts. Ses vêtements stricts accentuaient son visage pincé et sévère. Il était le seul à arborer une cravate en permanence. Anthony Lawzi se tourna vers des jeans noirs, des polos et des pulls simples. Il portait désormais des bottes hautes et solides.
Mariam réfléchit en regardant les patrons manger ce soir-là. Si quelqu'un entrait maintenant, observait ce moment et visitait le château, rien ne l'étonnerait. Il faisait chaud. Chaque chambre disposait d'un lit, d'armoires remplies, d'une salle de bain fonctionnelle. Le château recevait Internet. Bientôt, le soir, les patrons joueraient au billard ou au babyfoot, ou bien regarderaient la télévision au lieu de rester assis à ne rien faire devant une table vide.
En moins d'un an, la normalité était revenue en ces lieux. Quel changement depuis l'arrivée de Mariam ! On était passé d'insalubre à accueillant, de lugubre à chaleureux, de mort à vivant.
Mariam se dit qu'elle avait décidément bien méritée son salaire. Ce château restauré, Mariam n'avait aucune envie de le quitter. Elle comptait bien y rester longtemps. Elle méritait bien de profiter un peu de tout ce qu'elle avait mis en place ! Elle sourit. Elle se sentait bien ici. Les patrons n'étaient plus aussi bizarres. Elle avait trouvé sa place.
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La chapelle fut vidée, refaite à neuf pour finalement devenir la salle de jeux. Désormais, tous les soirs, les résidents du château s'y rendaient, sauf Lord Kerings qui préférait toujours la salle vidéo, à la plus grande joie de Mariam qui passait toutes ses soirées avec lui. Il commençait par lui définir tous les mots qu’elle n’avait pas compris puis ils regardaient le film ou la série choisi par elle. Lord Kerings donnait son avis. Mariam commentait.
Au début, il s’agissait uniquement de dire « J’ai aimé » ou « Je n’ai pas aimé ». Mariam avait pris pour habitude de lire des critiques de l’œuvre sur Internet si bien que rapidement, les deux protagonistes se prirent au jeu et décortiquèrent l’œuvre sous l’angle du scénario, des costumes, de la bande sonore, des jeux de lumières et des jeux d’acteurs. Lord Kerings s’avéra rapidement bien plus doué que Mariam dans cet art.
- Merci, Mariam. La salle de jeux est très belle, annonça le seigneur Kervey au petit-déjeuner, le lendemain de l'inauguration.
- De rien. Nous pouvons maintenant commencer le bureau de Lord Kerings.
Mariam se tourna vers le concerné et constata que son visage était fermé. Elle aurait cru que la nouvelle le ferait au moins sourire. Pourtant, il semblait sur le point d'éclater en sanglots. La nuit avait sûrement été compliquée.
- Installe-toi ici, proposa le seigneur Kervey. N'ai-je pas réussi à te faire apprécier la Russie ?
- Je préfère la Roumanie, répondit Lord Kerings.
Mariam ignorait que l'ami du maître des lieux fut roumain. Il était vrai qu’ils ne parlaient jamais d’eux. Le sujet tournait autour de la littérature et du petit ou du grand écran, sans jamais impliquer l’intimité de l’un des deux.
- Les temps ont changé, précisa le seigneur Kervey. La situation est différente. Tu devrais pouvoir y retourner sans crainte. Essaye au moins de…
- Mariam ?
La jeune femme sursauta. Jamais un des habitants ne s'adressait à elle durant les repas.
- Où vit Dracula ? continua Lord Kerings.
- Dracula ? Le Vampire ? Celui de Bram Stoker ? Euh… En Transylvanie, dans les Carpates, pourquoi ? répondit Mariam interloquée.
Elle le fut encore plus par le regard lourd de sous-entendu que Lord Kerings envoya à son ami. Le seigneur Kervey grimaça, soupira puis baissa les yeux. Il venait d'y avoir un échange émotionnellement très puissant entre ces deux-là. Mariam en avait conscience mais ignorait totalement ce dont il s'agissait.
- Saurais-tu situer la Transylvanie sur une carte ? demanda le seigneur Kervey.
- Non, admit Mariam avant d'ajouter : attendez une seconde…
Elle sortit son téléphone portable pour demander la réponse à Internet.
- La Transylvanie est une province de Roumanie, annonça Mariam, fière de pouvoir répondre au seigneur Kervey, qui sembla vouloir s'enfoncer sous la table.
- Les temps ont changé, en effet, indiqua Lord Kerings. Je ne suis pas sûr que ça soit positif en ce qui me concerne.
Le seigneur Kervey garda un silence complet. Il détourna le regard et serra les dents. Il resta muet tout le repas.
- J'ai dit quelque chose de mal ? chuchota Mariam une fois dans la cuisine avec Sam.
- Non, Mariam, le rassura le cuisinier. Nicolas est conscient de la difficulté de son objectif et échouer le rend très malheureux. Julian essaye de l'aider mais il a trop tendance à vivre loin du monde. Les livres et le passé qu'ils racontent l'accaparent un peu trop. Ta présence en ces lieux fait du bien à tout le monde, n'en doute pas.
Mariam sourit, rassurée. À la fin du repas, le seigneur Kervey resta assis dans son mutisme tandis que les autres convives avaient disparu.
- Mes réponses vous ont déplu, dit-elle sur un ton affirmatif tandis qu’elle commençait à débarrasser.
- Je suis triste pour mon ami, indiqua le seigneur Kervey. Tu n'y es pour rien. J'ai commis l'erreur de vouloir trop et j'en paye le prix.
- Je ne comprends pas, admit Mariam.
Le seigneur Kervey secoua la tête puis sortit silencieusement. Mariam resta avec ses questions sans réponse.
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Le bureau prenait forme. Lord Kerings restait pourtant triste, le visage fermé. Aucun film, même de qualité, ne parvint à le dérider. Il répondait avec justesse mais sans sentiment.
Lord Kerings ne montra une émotion que lorsque, un matin, Abraham Sternam ne descendit pas seul pour prendre le petit-déjeuner. La surprise, visible sur le visage de Lord Kerings, faisait écho à celle de tous les résidents du château.
Mariam plaça un autre couvert pour la blonde aux yeux bleus et à la plastique parfaite. Cette femme était le stéréotype du mannequin russe. Elle ne se priva pas de sucer les doigts d'Abraham devant tout le monde afin d'en ôter une invisible trace de confiture.
- Abraham ? finit par demander le seigneur Kervey.
- Quoi ? répondit Abraham. Le château est accueillant. Ma chambre est terminée. Ma baignoire grande taille et mon canapé avaient besoin d'être inaugurés en beauté.
- Tu l'as trouvée où ? interrogea le seigneur Kervey. Au fond d'une mine ?
- Au port, répondit Abraham.
- C'est une pute, comprit le seigneur Kervey.
- Je ne la paye pas ! se défendit Abraham.
- Ça ne fait pas moins d'elle une pute, répliqua Richard Quern.
Mariam sourit. La blonde ne parlant que le russe, elle ne comprenait pas cette conversation en français mais Mariam, elle, la saisissait entièrement et la jeune femme s'en délectait. Une femme était tout ce dont le château manquait pour reprendre totalement vie.
- Peu importe, lâcha Abraham Sternam avant d'embrasser sa compagne à pleine bouche tout en empoignant un de ses seins.
- Abraham, tu as une chambre pour faire ça, rappela le seigneur Kervey.
- Comme si aucun de vous n'avait jamais vu ça, répliqua monsieur Sternam.
- Certains peuvent être gênés plus que d'autres, murmura le seigneur Kervey en désignant discrètement son ami d'un geste du menton.
Abraham Sternam observa une seconde Lord Kerings qui ne lui accordait pas la moindre attention avant de lancer :
- Je ne l'aime pas. C'est juste du sexe. Je ne vois pas en quoi cela pourrait déranger Nicolas.
- Ça ne me dérange pas, assura lord Kerings d'une voix neutre et vide.
Le seigneur Kervey secoua la tête avant de se lever et de quitter le château, sans même avoir terminé son petit-déjeuner. Mariam observa les autres résidents. Ils semblaient gênés, sauf Abraham Sternam qui continuait à s'amuser avec son jouet vivant.
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Mariam était heureuse de retrouver Rubis. Chaque jour, elle attendait avec impatience d'avoir terminé ses tâches ménagères pour pouvoir monter sa jument. Avec le temps, elle avait appris à l'apprécier. Ses sentiments envers elle étaient plus forts qu'elle ne l'aurait jamais cru possible.
- Vous vous en sortez à merveille, dit monsieur Lawzi en entrant dans le box, alors que Mariam brossait sa jument.
- Je monte mieux. J'arrive à arpenter les bois sans me perdre. Il paraît qu'il y a des loups mais je n'en ai jamais croisé.
- Il y en a, mais ils fuient l'homme, dont ils ont peur. Des années de chasse intensives sont responsables.
- Qu'ils me fuient n'est pas pour me déplaire.
- D'autant plus que les chevaux ont peur des loups. Ce n'est pas Rubis qui vous défendrait.
Le palefrenier s'approcha pour caresser la crinière de l'animal, frôlant ainsi Mariam. La jeune femme n'appréciait pas une telle promiscuité avec un de ses patrons mais le box ne permettait pas vraiment qu'elle s'éloigne. Elle caressa la croupe de sa jument afin de lui signifier qu'elle allait passer derrière elle et la contourna pour continuer à la brosser de l'autre côté. La jument ne broncha pas.
- Vous savez communiquer avec elle. Elle vous écoute. Elle est attentive à vous, dit Anthony Lawzi. Vous avez su vous connecter à elle. C'est vraiment bien.
- Merci. J'ai eu un excellent professeur, flatta Mariam.
Anthony Lawzi continua de passer ses doigts dans la crinière de la jument. Mariam se sentit beaucoup plus détendue. La présence du palefrenier la dérangeait de moins en moins. Son malaise passait.
Une alarme résonna dans son esprit. Ce changement d'humeur ne venait pas d'elle. Elle regarda le maître équestre dans les yeux. Il lui sourit. C'était inhabituel.
- Vous avez dû confondre, monsieur. Ce sont les écuries ici, pas le port.
Mariam contourna de nouveau sa jument et sortit du box. Elle attrapa la longe de Rubis et la siffla. L'animal sortit du box et se frotta contre sa maîtresse, ravie à l'idée de pouvoir sortir et courir. Mariam prépara sa jument sans voir monsieur Lawzi et lorsqu'elle revint deux heures après, le box était vide. Elle ne revit le palefrenier que le soir, au dîner, et il ne lui adressa pas la parole.
Cet épisode apprit une chose à Mariam : si ses patrons étaient capables de contrôler les émotions des gens qui les entouraient, un peu de volonté personnelle suffisait pour ne pas se faire avoir. C'était bon à savoir.
Le lendemain midi, Mariam profitait de son déjeuner, seule, dans la salle à manger, se reposant après la matinée de travaux et le service qui venait de se terminer. Comme d'habitude, Sam avait préparé un excellent repas. Ceci dit, cette fois, il s'était surpassé. Mariam adorait tout, jusqu'à la moindre épice utilisée. C'était sublime, un régal pour les papilles.
Mariam était fourbue après sa matinée et elle devait encore passer l'aspirateur et la serpillière au rez-de-chaussée. Elle aurait préféré aller lire. Elle aurait pu le faire, personne ne lui en aurait tenu rigueur. Le seigneur Kervey avait été clair : seul le service était obligatoire. Tout le reste était optionnel. Ceci dit, Mariam vivait dans cet endroit et elle ne supportait pas de le voir sale, surtout après avoir mis autant d'énergie à lui rendre sa beauté originelle.
Mariam venait de finir le fromage. Cette fois, Sam l'avait présenté avec des fruits secs et le pain, fait maison, était délicieux. La jeune femme se sentait bien. La digestion commençait à faire effet et l'idée de faire une sieste la tentait de plus en plus. Mariam se laissa glisser sur la chaise, s'avachissant. Sa nuque reposant sur le dossier de la chaise, elle observait le plafond. Les sculptures, à son arrivée cachées par dix centimètres de toiles d'araignées, resplendissaient aujourd'hui, et ça n'avait pas été sans mal. Sam avait encore été d'une aide précieuse.
Mariam sourit. Lorsque le bureau de Lord Kerings serait terminé, les travaux arriveraient à leur fin et Sam n'aurait plus aucune raison de venir au château en dehors de la préparation des repas. Mariam se retrouverait toute seule. Les moments avec Sam allaient lui manquer.
Elle entendit la porte de la cuisine s'ouvrir. Sam lui apportait le dessert ? Voilà qui était carrément inhabituel ! Lui qui détestait ça. Non, il voulait sûrement lui parler. Avait-elle fait quoi que ce soit de mal qui puisse lui valoir des reproches ? Elle réfléchit mais ne parvint pas à trouver.
Elle se redressa pour voir Sam, un immense gâteau devant lui, tellement grand qu'il masquait son visage. Des bougies étaient disposées ça et là autour d’un immense « 20 ». Mariam faillit exploser de rire en entendant le cuisiner commencer à chanter "Joyeux anniversaire".
Mariam ne savait même que c'était son anniversaire. Au château, elle avait vite perdu le compte des jours et ignorait totalement le numéro du jour en cours. Que Sam le sache et pense à elle fit exploser de joie le cœur de Mariam.
- Sam, mais… Comment ?
- Je suis curieux, répondit-il en posant le gâteau à la fin de la chanson. J'ai regardé ta fiche dans le bureau de Julian.
- Le repas était spécialement pour moi ? comprit Mariam. Merci, Sam.
Mariam se leva et enlaça le cuisiner. Il lui rendit volontiers l'embrassade.
- On le mange, ce gâteau ? proposa Sam.
Mariam s'assit. Sam coupa deux parts et s'assit pour le déguster avec elle. Qu'il mangeât avec elle était un cadeau en soi pour Mariam qui déjeunait toujours seule. Pourtant, Sam en avait prévu un autre, joliment emballé. Mariam s'en saisit, les larmes aux yeux.
À l'intérieur se trouvait un appareil photo à développement instantané ainsi qu'un album. Mariam l'ouvrit et découvrit étonnée qu'il n’était pas vide. Chaque page contenait une légende mais pas la photo correspondante. Mariam montra qu'elle ne comprenait pas.
- Ce sont mes endroits préférés dans les environs, expliqua Sam. Je t’y emmène et tu prends une photo. Il parait que tu montes très bien. Ça nous fera de belles promenades. Si tu veux bien…
Mariam ne put retenir ses larmes. Sam eut la délicatesse d'ignorer ce débordement d'émotions. Il n'aurait pas pu offrir de plus beau cadeau à la jeune femme.
- Avec joie, répondit Mariam quand elle eut retrouvé l'usage de la parole.
- Quand les travaux seront finis…
Mariam hocha la tête. Elle enlaça de nouveau Sam et ils finirent de déguster le gâteau en bavardant.
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La semaine suivante, Lord Kerings ayant inauguré son nouveau bureau, tous les habitants célébrèrent la fin des travaux par un déjeuner arrosé. Dès le lendemain, Sam et Mariam iraient visiter leur premier lieu. La jeune femme attendait ça avec impatience. Éreintée par la longue journée, elle s'endormit comme une masse. Elle rêva toute la nuit mais excitée, se réveilla tôt et, voyant qu'elle n'arriverait pas à se rendormir, décida de se lever tout de même.
Elle s'habilla et sortit de sa chambre afin de s'occuper des cheminées, première tâche de la journée. Elle s'arrêta net en haut des marches quand elle vit l'état du rez-de-chaussée. Tout était sens dessus dessous. La table de la salle à manger était couchée sur le flan, les chaises éparpillées un peu partout. Des vêtements déchirés pendaient sur des meubles ou jonchaient le sol.
Ceci dit, si Mariam resta figée, ce ne fut pas à cause de désordre mais à cause du sang, partout. Le sol de marbre de la salle de danse en était recouvert et du côté salle à manger, des flaques plus éparses apparaissaient. Les meubles et les tapisseries avaient été protégées par des bâches bleues sombre et du liquide noir goûtait de certaines.
Mariam resta interdite, à fixer le rez-de-chaussée, incapable de savoir comment réagir. Elle hésita entre la surprise, l'incrédulité, la peur, l'horreur. Devait-elle hurler et partir en courant ou bien garder son calme et aller demander des explications, quitte à réveiller ses patrons à quatre heures du matin ?
Elle choisit la seconde option. Elle frappa à la porte à gauche au bout du couloir ouest. Personne ne répondit. Elle ouvrit la porte pour constater que la chambre du seigneur Kervey était vide. Le lit était défait, comme si on avait dormi dedans sauf qu'il n'y avait personne.
Mariam ressortit et se rendit dans la chambre en face, celle de Lord Kerings pour la trouver vide également. Les autres pièces ne dévoilèrent qu'un néant sinistre. Mariam comprit qu'elle était seule dans ce château. Tout devint sombre. La moindre ombre la fit sursauter. Elle courut dans sa chambre et s'y enferma. Elle se remit au lit, s'enroula dans ses couvertures en position fœtale, priant pour que tout disparaisse.
Une sonnerie l'éveilla. Cinq heures, sa journée de travail commençait. Mariam se leva et avec appréhension, tourna la poignée de la porte et sortit sur le palier ouvert sur le rez-de-chaussée.
Elle se figea. Le bas était en parfait état. Pas de sang, la table était à sa place, les chaises alignées en dessous. Pas de vêtements tachés, pas de bâches, l'endroit rayonnait. Mariam observa le marbre rose brillant. Avait-elle pu rêver ? Était-ce envisageable ? Les livres de la bibliothèque la perturbaient-ils inconsciemment ? Ces histoires pleines de magie et de sang avaient-elle pu activer à ce point son imagination ? Mariam secoua la tête et rit. Un simple rêve, elle avait été victime d'un tour de son esprit. Elle s'en voulut de sa stupidité.
Rassurée et en colère contre elle-même, elle partit s'occuper des cheminées et mettre le couvert pour le petit-déjeuner. Une heure après, les patrons sortirent un à un de leur chambre pour s’asseoir et déguster les croissants de Sam. Mariam s'en voulut d'avoir pu laisser ainsi libre cours à son imagination. Peut-être avait-elle besoin de repos ?