Chapitre 6 - Meos - Le dîner sans faim d'un glouton

L’intérieur de la bâtisse du chef du village est transformée, avec son dédale de cloisons ajourées déconstruit. Toutes accolées en dents de scie, le long des parois, elles laissent place à une table triangulaire présidée par Mer, en son sommet, assis dans son bureau circulaire, toujours illuminé par le puits de lumière. Deux plats et deux chaises sont disposés sur l’arête opposée à Mer. Sesa, tout en continuant ses gribouillis, invite du regard Sage et Meos à s’asseoir.

« Bienvenu ! J’espère que le plat vous séduira, une délicatesse trouvable uniquement à la frontière. Une merveille de tubercules, et champignons, directement de la forêt. Allez-y ! Gouttez ! dit-il d’un air enfantin, incapable de cacher son excitation, à l’apparition d’un nouveau jouet.

– Un moment Monsieur Mer, souligne Sage tandis qu’elle aide Meos à s’installer, puis s’active de s’attabler. Elle pique et engloutie les morceaux un à un, avant de laisser s’échapper de ses tripes son anxiété. Miam !

Meos tente de reproduire le geste. Sa main recouvre le couvert, essaye d’articuler les doigts avec une force désuète. Il réussit à basculer la fourchette dans sa paume à l’aide de son autre main, mais ne parviens pas à soulever le couvert, qui finit par tomber sur les carreaux dans un éclat retentissant.

– Un problème ? dit Mer, apeuré, son repas intouché, dégustant la scène.

– Aucun souci Monsieur Mer, reprends rapidement Sage qui, avec hâte, se met à découper, écraser, mélanger la nourriture dans l’assiette de Meos. Sa constitution est bonne, pas de blessures externes, visibles, ou notables. Je pense qu’il est juste sous le choc. L’ensemble de ses facultés motrices est comme anesthésiée. Une simple rééducation suffira.

– Mais il peut boire, manger ? Aucun effet secondaire n’est apparu ?

– Aucun, tout va bien, répond avec hésitation Sage qui se prépare à administrer une boule pâteuse. Dans un spectacle de mime, elle fait signe d’ouvrir la bouche, dépose le dû sur la langue, retenus de basculer par petits à-coups, leurs bouches se closent au troisième.

– Il ne mâche donc pas ? surprend comiquement Mer.

Sage gonfle ses joues, simule grossièrement des mouvements de mâchoires avant d’avaler du vide, et dans la même grossièreté, son acte est reproduit.

– Miam ! » lâche-t-il avec une limpidité glaçante. Il rouvre la bouche de plus grand, invitant de nouvelles bouchées à être enfournées dans son gosier.

L’une après l’autre, elles disparaissaient comme des pavés jetés dans une fosse sans fond. L’une après l’autre, Mer se gratte nerveusement les plaques de maquillages, dont les miettes sèches tombent dans son assiette d’intouché, dont les fissures, à fleur de peur, laissent s’échapper d’infimes effluves blanchâtre.

« Hé bien, ce Meos, garde-t-il encore des surprises ? demande Mer, en voyant que l’assiette arrive à ses dernières offrandes. Pendant un moment je l’ai cru revenir à la vie, et il régresse en vorace anencéphale, exprime-t-il avec jalousie. Je suppose que vous avez bien reçu l’insigne. Vos remarquables emplettes au marché sont montées à mes oreilles. Je suppose que vous avez, ainsi, tous les moyens nécessaires pour procéder à vos recherches. Combien de cycles pour un remède ?

– Il est judicieux d’attendre que Meos se remette totalement sur pied, sa santé et ses souvenirs peuvent être cruciaux dans la reproduction de…

– Non ! hurle Mer, le poing sur la table, avant de se rependre avec un calme méthodique. Devant un Meos stoïque, la bouche grande ouverte, Sage, le visage serré, repose ses couverts. Nous n’avons pas le temps, nous sommes… à portée du rêve. Pardonnez-moi l’expression mais si c’est sa chair qu’il nous faut, dépeçons-la, si c’est son sang, buvons-le avec ses os broyés !

– Vous n’êtes pas sérieux ? Je ne vais pas abandonner mes recherches pour me transformer en cannibale hypocrite ! Ce qu’il nous faut est un remède, reproductible, héréditaire, accessible pour tous, et je ne prendrais pas le risque de détruire cette chance.

– Tout le monde ? À quoi bon. Tout le monde n’est pas crucial à l’élévation du Croc, et certains sont déjà inutiles, comme cette tribu d’infectés, malgré leurs honorables sacrifices.

– Le Croc n’est pas tout. Il est essentiel, aussi, que ceux qui vivent dans le moment soient heureux.

– Heureux, mais pour vivre où ? Dans la forêt ? Sans la lumière du Croc pour repousser… ces… ces créatures… Mer reprend son sérieux avec une grande inspiration. Gardez en tête que, au-delà de vos prétentions héroïques, nous avons tous des responsabilités, et des choix à faire. Vous avez six cycles pour me proposer un remède, au-delà je conduirais les recherches personnellement, et peut être, par grande clémence, vous donner le crédit que vos prétentions, méritent. »

Le visage de Sage reste impassible, sans mot à relancer, tant ses pensées s’entrechoquent, tiraillées entre sa passion et ses mœurs.

« Pour vos expériences, relance Mer. Vous aurez bien besoin de spécimens. Vivants, impossible, car nous devons garder le secret. Cependant je peux vous fournir des bien frais.

– Quoi… ? exclame Sage, tirée de ses pensées pour être étouffé par la confusion.

– Dîtes moi ! Hommes, ou femmes de préférence ? jeunes ou vieux ? enfants ? Combien ? »

Absous par le dégoût, Sage répond placidement : « Un de chaque.

– Bien, ils vous seront embaumés et amenés dans la plus grande discrétion ! Je pense que l’on peut mettre fin à notre repas, conclut Mer, tandis que Meos est resté la bouche béante durant tout l’échange. Et prenez votre bête gloutonne ! »

Il lève les deux bras, tourne son siège de manière dramatique, et d’un acte invisible, l’intensité du puits de lumière s’amenuise. Sesa se décolle du mur, et accompagne Sage et Meos vers la sortie.

 

Arrivé au gîte, nouvellement meublé, mais toujours en bazar, Sage allonge Meos sur un lit à côté de la sommaire table d’opération. D’une de ses poches, elle en retire un bout de papier, et dévoile une lettre à Meos.

« Sesa me la remit discrètement lorsque nous somme partis. On peut dire que Iro n’a pas perdu de temps pour courir aux nouvelles », et la lit à voix haute :

 

Meos,

Le Croc n’a pas changé d’un poil, sa lumière est toujours aussi éblouissante, mais ton absence se fait ressentir parmi les silences. Cependant, cela ne m’a pas empêché de me faire des amis.

[S’ensuit un paragraphe raturé grossièrement, que Sage ne tente pas de déchiffrer]

En attendant des nouvelles de ta part, je reste forte et te souhaite un rétablissement rapide et serein.

Iro

 

« Elle s’exprime très bien pour son âge, remarque Sage. Les apprentis architectes ont bien accès à un enseignement plus poussé. Par ailleurs, un gros passage est raturé, probablement l’émotion a suinté excessivement sur sa plume, et la relecture l’a fait rougir de honte. »

Sage dépose la lettre dans les mains de Meos, avant de fermer les persiennes, une à une, en direction de la sortie.

« Au passage, si vous avez besoin de lui écrire en retour, sachez que ma force est incomparable à la finesse de ma plume ! » s’exclame-t-elle avec un geste virtuose de la main, comme si une rapière gravait le plafond.

Les doigts de Meos frottent tendrement les lettres cursives, des vrilles, imperceptibles par Sage, se forment dans les creux de ses empreintes, semble déceler une odeur de sang à l’éclat des pustules qui s’échappent des veines d’encre noire, annonçant un mélange funeste.

 

Sesa retourne auprès de Mer, assis dans l’obscurité. Le puits de lumière est fermé, même si quelques rayons s’exfiltrent de part les fissures exposées à l’usure du temps, révélant un démaquillage grotesque sur une peau légèrement brûlée.

« Avez-vous trouvé mon fils ?

– Non, monsieur Mer. Mais certains marchands affirment l’avoir aperçu sur le chemin du Croc

– Je le giflerais pour son impatience, et pourtant c’est bien un point commun que je partage avec lui. Vous pensez qu’il fera un bon Architecte ?

– Son rôle est de vous succéder en tant que chef. Pour devenir un apprenti il doit être choisi par le conseil des architectes.

– Je vous demande votre avis, pas comment fonctionne notre société. Mais venant d’un scribe. Objectif. Obéissant. C’était purement prévisible. Excusez-moi. ».

Il se lève de son siège, soulève le clapet pour quitter son bureau, et marche dans la pénombre. Tout en essuyant le reste de maquillage sur un chiffon, qui se solidifie à chaque passage, puis s’émiette à chaque poigne.

« Nous avons tous un rôle à jouer. Vous avez le vôtre, j’ai le mien, et mêmes ces infectés… Ensemble nous formons un organisme, vivant. Et pourtant ! Si je mets un pied à la place d’une main, des bras à la place des côtes, l’organisme continue à vivre, n’est-ce pas merveilleux ? La vie trouve toujours son chemin. »

Mer jette son chiffon en lambeau sur le bureau et emprunte un escalier en colimaçon vers ses quartiers en mezzanine, fixant l’extérieur à travers les ouvertures des persiennes.

« Au-delà ces nuages obscurs, passé cette cascade immaculée… De quoi rêve de l’oiseau ? Moi, je m’en vais trouver le mien, et vous souhaite à vous, Sesa, de trouver le vôtre. Bon sommeil. »

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez