Repliéo sur le large rebord de la fenêtre, je contemplais le champ assombri de la nuit. Deux satellites étaient visibles à cette heure tardive. Asa, associé aux noiras, et Ovo, associé aux brunos. Mon satellite. La plupart des gens étaient incapables de les distinguer les uns des autres. J’avais appris à le faire ici, au Temple. Au milieu d’innombrables autres compétences. J’avais oublié que j’avais passé la majorité de ma vie à ignorer la logique implacable des mouvements des astres. Aussi logique qu’un séisme détruisait des îles, aussi implacable que l’écoulement des saisons.
Dans une poignée d’heures, il me faudrait m’activer. Dresser les tables et apporter la nourriture, veiller à ce que les plats chauds le demeurent et alimenter les feux des brasiers et torches, démêler les rubans des carillons et vérifier la qualité de l’eau des fontaines, réveiller les apprentios et nettoyer leur dortoir, les guider si nécessaire à un lieu incongru pour une démonstration en situation par un professeur et revenir laver leurs appartements réservés. Je risquais d’être réquisitionnéo pour jouer les petites mains en cuisine ou aux jardins et il faudrait enchaîner sur le repas, cette après-midi il y avait des commissions et le dîner arriverait consécutivement. Une nouvelle nuit étendrait un brouillard sur la mer et tremperait les feuilles, allumerait les torches et éteindrait les cœurs.
Je n’arrivais plus à dormir.
Volek me répétait que c’était parce que je ne me joignais plus aux courses d’orientation ni aux sessions d’escalade. Je faisais trop la marmotte. « Alors que nous sommes à peine en automne, en plus ! »
Je me renfonçais dans les coussins que j’avais aménagés dans mon recoin. Cet espace de solitude au fond d’un couloir, inusité aux heures nocturnes, était l’instant le plus proche du repos que je trouvais. Je tâchais de fermer les yeux et j’adressai, superstitieusement, une prière à Ovo, je me concentrai sur ma respiration en tâchant d’oublier les heures honnies d’exercices méditatifs de ces quatre dernières années et ce fut le matin. La luminosité coulait à flot par la grande vitre qui me surplombait. Je m’étirai et je rangeai ma cachette, je défroissai mes vêtements et j’arrangeai mon voile. Je me mis en branle, parfaito petito servanto.
Le dortoir des brunos ronflait légèrement. Pas uno seulo n’avait encore calqué son horloge biologique sur la temporalité de leur vie ici. Je tirai les rideaux. Ols avaient encore de la chance de dormir dans de véritables lits. Il ne leur restait que deux semaines de ce traitement de luxe.
Evidemment, la forte lumière ne suffit pas et je passai à côté de chaque lit, je touchai les épaules et je clamai l’heure du lever. Les têtes ébouriffées, dans toutes les teintes du châtain clair au marron foncé en passant par des roux plus ou moins affirmés, émergeaient avec réticence. Certainos n’ouvraient même pas les yeux en s’extirpant de leurs couvertures. Ressemblais-je à cela, seulement quatre mois après mon arrivée ? Uno somnambule qui portait les mains à sa chevelure par pure habitude, capable de mettre son vêtement à l’envers si uno servanto ne me le remettait pas dans le bon sens entre les mains ? Seulos les plus coquettos se rendaient encore devant la vasque plonger leurs paumes et purifier leur visage des marques de la nuit.
– Allez, on se dépêche ! les relançai-je.
– On ne doit aller nulle part, aujourd’hui, si ? grommela l’apprentio aux cheveux récemment raccourcis.
– Si c’est pour que vous estimiez que cela ne vaut pas la peine d’être ponctuellos, je préfère m’épargner de vous répondre, rétorquai-je.
– Vous êtes sûros que vous êtes uno vraio bruno ?
– C’est clair, jamais vu des brunos autant bourreaux de travail qu’ici…
– Moi non plus.
– Ah ouais ? Pourtant je croyais qu’on voyait de tout sur ton Île !
– Clairement pas des idiotos comme toi !
Je les laissai. Se chamailler attiserait leur énergie. Milenko était trop somnolento pour différencier les boutons décoratifs des boutons pratiques sur son habit et je l’aidai, ce petit monde fut enfin paré et il se dispersa dans le couloir en traînant des pieds et en bavassant des apprentis blondus et noiras.
La matinée s’écoula grain par grain dans l’immense sablier du quotidien. Alors que la majorité des résidents du Temple s’apprêtait à déjeuner, une apprentie m’arrêta dans le couloir. J’avais encore mon balai à la main après avoir astiqué les marches de l’aile des dortoirs. Je reconnus le blanche, bien que cela me fût étrange de le voir sans voile, le sommet du crâne reflétant la danse des torches, les cheveux blancs en cascade fière sur les épaules.
– Ospyn, me salua-t-el. J’ai un service à te demander, puis-je compter sur ta discrétion ?
– Je t’écoute.
Selon toute logique, el aurait dû s’adresser aux servantes. Mais les apprenties ne se comportaient jamais pareil que les apprentis brunos, blondus et noiras, qui débarquaient du bas de leurs dix-huit à vingt-quatre ans, tout juste tombés du nid. A l’inverse, els avaient été servantes depuis leur vingtaine, habituées au fonctionnement du Temple où les teintes se mélangeaient un peu plus qu’ailleurs, habituées à travailler avec les autres servants.
– Pourrais-tu transmettre ce message à una batelièra du nom d’Aliézar ? Al possède un trois-mâts, le Volentif. J’ignore si al est amarréa en ce moment. Pourrais-tu conserver ma missive d’ici-là si besoin est et me transmettre la réponse éventuelle ?
Je promis. Je glissai l’enveloppe dans l’une de mes nombreuses poches. Voilà qui me donnerait une raison de m’éclipser des habituelles tâches qui m’attendaient dans une embuscade infinie. J’allai ranger mon balai et je me rendis au réfectoire, les meilleurs plats avaient été engloutis et je piochai dans les restes de patates et des pommes cuites.
– Tu pourrais ajouter du tofu fermenté, me réprimanda Volek. Ce n’est pas avec de la purée que tu vas aller loin.
– En parlant d’aller loin, éludai-je, je dois me rendre au village pour un apprenti. Je n’avais pas encore de mission assignée cet après-midi, il n’y aura pas besoin de me remplacer.
La tablée acquiesça et la conversation sauta sur les devoirs à venir, l’ennui me grimpa le long des jambes et je dessinai des sillons dans les dômes des pommes de terre.
– Tu es certaino de ne pas venir grimper avec nous ? s’enquit mon voisino.
Ol avait un fil de fromage accroché à son menton. Agacéo par les redondances des discussions, je me contentai de secouer la tête. L’idée que je préférai aller au village plutôt que m’entraîner à l’escalade et à la Fusion était manifestement aberrante.
Le déjeuner achevé, Volek m’arrêta dans une encoignure.
– Il s’est passé quelque chose ? m’interrogea-t-ol. Pourquoi fuis-tu les entraînements ?
– Je n’en ai juste pas envie.
– C’est ta copina qui te manque ?
– Je te remercie de ta sollicitude, mais tu devrais me remercier de me dévouer pour aller au village, ainsi tu peux aller galoper dans les bois et continuer à travailler la Fusion.
– Je suis une personne aux émotions complexes, je suis capable de ressentir et de la gratitude et de l’inquiétude.
– De l’inquiétude ?
– Tu passes de plus en plus de temps seulo et ce n’est pas dans tes habitudes.
Ce n’était dans les habitudes d’aucuno bruno. Même ici, même après toutes ces années, les stéréotypes de teinte ligotaient.
– Peut-être que j’apprends.
– Quand tu voudras apprendre des choses plus intéressantes, nous serons là.
Au même endroit, sans jamais bouger, à caresser des espoirs et des rêves que nous ne réaliserions jamais, car nous étions trop nombreusos ? Et pour obtenir quelle vie ? Je me retins de me rendre au pigeonnier afin de vérifier si la réponse de Sykora était arrivée. Mon cœur battait irrégulièrement et mes mains étaient moites, mes jambes ne semblaient plus me porter et j’avais besoin d’air. Je forçai mes pieds à prendre la direction de l’aile des brunos. L’avantage de n’être plus uno apprentio était quand même de disposer de ma propre chambre. J’avais enlevé les pendules qui tintinnabulaient à la moindre respiration et je n’allumais le brasier que pour chasser l’humidité automnale.
Je pris de quoi me protéger d’une possible pluie et je traversai les couloirs emplis de servants affairés et d’apprentis aux visages graves ou insouciants, je quittai le Temple et je m’élançai vers le village. Le sentier était couvert de flaques. Des bouffées de vent montaient du port, comme aspirées par un gigantesque appel d’air à flanc de volcan. Je vérifiai les boutons de mon voile. Il frémissait sur mon front, mais tenait bon.
Le hameau bruissait de vie, pourtant il recelait peu d’habitations. Ces dernières se situaient plus haut, à l’écart du Temple, là où une falaise abrupte avait été creusée de maisons troglodytes. Ici, les constructions étaient essentiellement des lieux de travail et de rencontre, assemblées autour des pontons du port. Si cet arrangement ressemblait peu à mon île natale, le matériau principal restait le bois. Le plus gros des tremblements de terre n’atteignaient pas l’Île Iré, ce qui était heureux en raison du volcan. On avait préféré les rondins aux planches de chez moi. Des verticales, horizontales et diagonales s’entrecroisaient en vue d’offrir une résistance maximale à tout imprévu météorologique ou sismique. Les arbres avaient été déboisés pour éviter les chutes sur les toits et seuls pourpiers et arbousiers avaient été autorisés à verdir la zone. Des pontons rasaient le sol là où la terre se muait en sable. De vastes tentures accrochées à des cadres formaient d’éphémères édifices complémentaires. Le port lui-même était rarement désert. Des vaisseaux de diverses tailles provenaient de toutes les îles. Les coursiers, pendant des pneumatiques et des pigeons voyageurs, se calaient dans les interstices laissés par les plus gros navires grâce à leur petite taille et leur maniabilité assurée par laou Saisonnier à leur bord. Ils se faisaient plus nombreux lors des régulières pannes du réseau pneumatique. Les transporteurs monopolisaient les extrémités des passerelles les plus avancées, s’évitant le risque de s’échouer. Peu de voyageurs s’aventuraient ici. Le volcan n’attirait personne et c’était surtout les Dévoués qui allaient et venaient. Les visages nouveaux étaient rares. Il fallait en profiter avant que les rames, le vent ou le pouvoir d’un Saisonnier ne les remporte.
Je traînais devant les poteaux où des colliers charmants étaient suspendus à des clous. J’étudiai les boucles d’oreille. L’une d’elles ravirait certainement Sykora à son retour, mais laquelle ? Je fus incapable d’arrêter mon choix et je tournai les talons, j’atteignis le quai et songeais que je n’étais probablement jamais venuo quand la marée était aussi basse. Les planches s’élevaient plus haut que dans mon souvenir. Je scrutais les noms des bateaux jusqu’à dénicher le Volentif, un trois-mâts à la rambarde peinte en mauve. Un choix monochrome très noira qui en disait long sur la capitaina. Je hélai una matelota qui inspectait la coque en rappel.
– La capitaina ? Al est quelque part dans le village. A la Maison du Débat Citoyen et de la Connaissance Collective, possiblement, ajouta-t-al.
Je la remerciais et je revins sur mes pas, je me retournai un instant et je vis l’agile silhouette se déplacer le long de la coque, le marteau à la hanche, la queue de cheval flamboyante. Ç’aurait pu être Sykora, si al n’avait pas réussi la Fusion et la Liaison, si al avait accepté de quitter le Temple. Une vie sur un vaisseau, le vent dans les cheveux et la liberté au bout des doigts. Je l’attendais, mais les bateaux ne la ramenaient jamais.
Je repassais devant les étals de babioles et, détournant les yeux pour éviter les boutons tentateurs, je remarquai les poudres dans leurs bocaux de verre. Les sublimes teintes dorées, ocre, rouges, brunes, noires se déclinaient intensément, un peu sombres dans la luminosité morose. J’avais envie d’y plonger les mains tant les couleurs étaient attractives. Les étiquettes calligraphiaient des noms éclatants.
– Bonjour ! Vous recherchez une teinte particulière ? s’enquit la marchanda.
Al tentait de ne pas fixer mon voile et son effort la trahissait vigoureusement, al triturait un chapelet de perles aux formes variées et al ne regardait pas ce que ses mains piochaient avant d’enfiler les pièces sur le fil. Je passais outre, hypnotiséo par les teintes des poudres. Je savais laquelle il faudrait, bien que je n’y avais jamais pensé auparavant. La vendeusa préleva plusieurs cuillerées et les emballa soigneusement. La minutie était une qualité rare chez les noiras. Etait-al una entre-deux ? Pire, una transteinte ? Si al vendait des teintures, al s’y connaissait pour masquer la teinte de ses cheveux. Je scrutai ses mèches, mais elles étaient tressées. La coiffure louche par excellence, disait-on.
Je payai. Au moins, son savoir profiterait à d’autres. Je m’éloignai rapidement et j’errai machinalement entre les pergolas de tissus, je passai devant la Maison du Débat Civique et de la Connaissance Collective et je me rappelai le but premier de mon voyage. Je passai le seuil dénué de portes. Le lieu formait un amphithéâtre creusé à même le sol, décoré de tapis épais où les gens s’asseyaient en tailleur. Des sections de toit pivotaient pour profiter des météos sèches et des rectangles de lumière se découpaient aléatoirement sur les marches. Des bibliothèques occupaient la moitié des murs. Les versants restants se couvraient d’affiches clarifiant une problématique, son origine et ses enjeux. Elles étaient certainement l’œuvre d’uno bruno, car elles étaient méticuleusement numérotées. La dernière fois que j’étais venuo, elles traitaient des flux migratoires et de leurs conséquences pour l’Archipel. Tout le monde parlait de la richesse de l’afflux des noiras, si précieux pour l’été, et c’était la première fois que j’entendais parler de la perte des blondus, posant de sérieux problèmes pour la gestion automnale. Un chercheur avait écrit sur la brunisation de l’Archipel, lié à l’harmonisation globale de la population vers la teinte dite « moyenne ». Une idée si choquante que tous les brunos du Temple en avaient débattu des mois durant. Cette fois-ci, le sujet portait sur la régulation des renards, entre chaînon essentiel du microcosme de l’île et leur inquiétante prolifération, appelant sans doute à une régulation, interrogeant sur un éventuel déséquilibre. Le dernier panneau demandait une certaine vigilance à des détails pouvant expliquer ce phénomène. Je m’en fis la promesse en lisant l’annonce, puis me souvins que la dernière fois que je m’étais intéresséo à la faune remontait à l’arrivée des apprentis. Mon cœur rata un battement et mon dos se couvrit de sueur, je me concentrai sur mes expirations et je me rappelais qu’on ne me demandait plus, officiellement, de m’intéresser aux éléments, hormis lors de mes services de jardinage. Je pouvais vaquer à mes préoccupations. D’autres se chargeraient des renards. Je me tamponnai discrètement le front et la nuque de la manche. Je replaçai mon voile.
Je considérai l’amphithéâtre. L’endroit était impressionnant. Il aurait été irréalisable sur mon île natale, où le marécage aurait surgit de la creusée. La construction avait les proportions du village et le nombre d’individus présents était réduit. Les discussions allaient bon train et je regrettai de n’avoir pas demandé de signe distinctif pour reconnaître Aliézar, je descendis quelques degrés en dévisageant les noiras et quelques personnes freinèrent leur débat. Le voile, signe distinctif des personnes qui avaient raté leur apprentissage pour devenir Dévoué, n’interpellait pas les natifs de l’Île Iré. Je me retins de porter les mains au mien.
– Bonjour, je recherche una dénomméa Aliézar, dis-je quand certains regards devinrent trop insistants.
On me pointa una noira stupéfaita que je cache mes cheveux. Nous nous éloignâmes des délibérations.
– Ce n’est pas la première fois que je viens sur l’Île, mais je n’avais encore jamais vu de servant, déclara-t-al d’emblée.
Bruta de décoffrage, cetta noira. Les gens des autres Îles prononçaient « servant » de la même manière qu’aouls articulaient « ratés ». Je fronçai le nez et je me décidai de faire preuve de davantage d’élégance, je pris la lettre de ma poche et la lui tendis.
– Vous l’avez ouverte ?
– Pour qui me prenez-vous ?
« Uno bruno », répondait son attitude. En quelles circonstances le blanche avait-el connu la capitaina et en était-el venue à lui faire confiance ? J’espérais pour el que cette missive ne renfermât rien de capital.
– Avez-vous une réponse à renvoyer ? demandai-je avec une neutralité à couper au couteau.
Al me jeta un œil méfiant par-dessus sa lecture.
– Peut-être bien, marmonna-t-al. Allez chercher des boutons pour votre voile et revenez plus tard. La lettre sera écrite.
La politesse étira mes lèvres et je quittai l’amphithéâtre, je respirai l’humidité présageant d’une averse imminente et je m’abritai sous une pergola au hasard, attiréo par le camaïeu de bleus des tentures. Des établis disparaissaient sous des astrolabes, des compas, des papiers si grands qu’ils auraient pu être des nappes.
– Bienvenue à la Reproduction des Cartes ! Nous sommes spécialisés dans la finesse et les couleurs, qu’elles soient en dégradés, pastels ou vives ! Vous n’obtiendrez jamais une qualité pareille par l’imprimerie, c’est garanti !
Lo bruno avait cillé en constatant mon voile puis choisi de persévérer dans sa déclamation. Ol me fixait et j’ignorais que répondre à sa question muette, je ne savais pas ce que je faisais là et je ne savais pas comment pacifier l’atmosphère.
– C’est une entreprise en non-mixité ? m’enquis-je tout à trac.
– Ce serait un problème ?
Lo bruno était plus massivo que moi et ol semblait déterminéo à me le montrer. Sa suspicion devait être légitime ; tout ce qui provenait du Temple était matière à rumeurs et soupçons. Les Dévoués étaient la seule institution où le mélange des teintes était normalisée. En tant que voiléo, je portais le stigmate de la formation des Dévoués, j’avais pu être influencéo par cet autre cadre de pensée. Savais-je encore me comporter en société ? Etais-je encore un être bien éduqué, apte à la vie collective et civilisée ?
– Du tout. Je cherche d’autres exemples de cartes que ce que j’ai l’habitude de voir là-haut.
– Là-haut, fit-ol écho à voix basse.
Ol eut un ample geste du bras sans cesser de me dévisager.
– Vous n’avez qu’à faire un tour. Ne touchez à rien sans demander.
– Merci.
Ol retourna à sa tâche – tailler un crayon, devant une carte posée sur un immense chevalet. Des pots d’aquarelle s’entreposaient à côté, apprêtés pour la prochaine étape de la réalisation. Les cartes entreposées sur les établis étaient d’une précision extrême. Les traits minutieux, les annotations calligraphiées, les couleurs raffinées, les transformaient en œuvres d’art. Ce n’était pas comparable avec les productions imprimées. Les cartes du Temple avaient une vocation utilitaire. Ce serait faire outrage à un tel travail que de les réduire à une compulsion étudiante. Je m’arrêtais devant une représentation de l’île qui résumait les altitudes et les principaux changements de végétation. Je la connaissais par cœur. Je l’avais parcourue quatre années durant en course d’orientation et en session d’entraînement en équipage et j’avais copié des cartes à me couvrir les bras de graphite, j’en avais appris l’histoire et étudié les habitudes des natifs, les évolutions de la faune et de la flore, les dépressions aériennes et les mouvements des marées. Qu’en savais-je ? J’étais uno érudito qui ne s’était jamais rendu quelque part, qui n’avait jamais échangé avec d’autres, sans que cette tâche n’ait un voire des objectifs clairs et définis. A quoi ressemblait-elle, cette île, une fois dénudée des couches de connaissances accumulées, sédimentées dans la conscience de l’échec ?
La carte suivante recensait les séismes. De nombreux points entourés de cercles marquant la largeur de la zone incidentée criblaient le papier. Les Îles Ley et Soivre en disparaissaient presque.
– Vous avez trouvé quelque chose ?
– Une forme d’inspiration… La technique est fantastique. C’est à ne plus jamais toucher à une machine d’imprimerie.
– N’est-ce pas ? se rengorgea-t-ol.
– Que faites-vous de toutes ces cartes ?
– Nous les exportons principalement, sur les autres îles et vers d’autres Archipels. Vous aurez remarqué que, par la finesse du trait et des techniques de représentations, nous parvenons à condenser des informations sur une seule et même carte. Cela évite la multiplication des documents, un avantage que notre clientèle apprécie. Je vois que vous vous intéressez à la répartition et la fréquence des séismes ?
– Je n’avais jamais vu de carte aussi récente. Je ne m’étais pas aperçuo qu’il y en avait davantage que quelques décennies plus tôt.
– La terre doit travailler plus, raisonna lo marchando. Il est à souhaiter qu’elle se calme à nouveau. Les dégâts du dernier sur l’Île Teve sont considérables. Heureusement que les Dévoués font bien leur travail.
J’opinai et je pris congé, j’avais entendu le battement de la pluie contre les tentures ralentir et je n’avais aucune envie de discuter des prodiges des Dévoués. Je fis le tour du hameau, contemplant les étals, les panonceaux, écoutant les bribes de discussion sans prêter y attention, suivant le fil du temps d’un pas lent. Je retournai voir Aliézar. Al poursuivit sa discussion en me tendant une lettre et ce fut à peine si al me regarda, je rentrai et je me cachai au pigeonnier pour éviter d’écoper d’une tâche à faire. Il y avait moins de volatiles que quelques jours auparavant car le réseau pneumatique avait été réparé, or le Temple recevait davantage qu’il n’envoyait de courrier. Il faudrait bientôt organiser un renvoi de pigeons vers les autres îles, afin qu’elles puissent nous écrire en cas de besoin. Je m’étais tant familiariséo avec l’endroit que j’écopais de plus en plus des tâches qui l’impliquaient.
Je profitai du dîner pour repérer le blanche destinataire du courrier d’Aliézar et el me remercia profusément, je survivais aux conversations enthousiastes sur la course d’orientation de l’après-midi et je me rendis à la bibliothèque après le service de débarrassage. Les apprentios étaient désormais suffisamment autonomes pour que nous n’ayons plus à les guider à leur dortoir ou je-ne-savais-quel autre lieu, ce qui soulageait grandement ma charge de travail et celle de tous les servants de façon générale, et cela se voyait notamment aux tablées saturées de voilés qui bûchaient piteusement sur des livres déjà poncés. Ce spectacle me couvrait le dos d’une sueur froide. Etaient-aouls tous fous, ou l’étais-je ? Les humains, après avoir constaté qu’aouls ne pouvaient respirer sous l’eau, s’étaient abstenus d’essayer. Pourquoi les servants s’acharnaient-aouls ? Je renonçais à regarder les cartes de l’île, pour les comparer avec celles que j’avais admirées au village. Les lieux empestaient la crise de panique. Je butai sur uno des apprentios au détour d’un couloir. Il n’y avait personne d’autre et je lo retins, la panique crispa ses épaules et ses yeux s’agrandirent. Je voulais en finir et je ne pris pas le temps de l’apaiser.
– Tiens. N’en parle à personne. Ce n’est pas moi qui te l’ai donnée.