Chapitre 6 : Qui joue perd un jour

Par Elly

  —  C’est lourd, se plaignit Evan.

  —  C’est toi qui es lourd à force de geindre, rétorqua Alizéha.

Elle n’écouta pas les protestations du voleur fatigué de porter le sac de la déesse, en plus du sien. Tout en esquivant les passants de la rue sur son passage, elle lisait en diagonale la liste sur le morceau de parchemin que Tila lui avait fournie pour s’assurer qu’elle n’avait rien oublié. Elle était passée chez le couturier afin de racheter du fils pour rafistoler leurs vêtements si besoin, avait remplacé sa corde usée et ils sortaient d’une boutique d’alchimiste.

Evan réajusta les lanières en cuir des deux sacs qui glissaient sur ses épaules.

  —  Pour les potions, je comprends, mais toutes ces pierres étaient-elles nécessaires ?

  —  Tu exagères, j’ai seulement repris quelques pierres répulsives à monstre, une lampe stellaire et de la pyronite. Tu étais bien content de pouvoir compter dessus les nuits précédentes.

  —  C’est vrai… mais pourquoi je dois porter ton sac ?

  —  Puisque tu m’accompagnes, autant que tu te rendes utile.

Evan pesta contre sa fonction provisoire de porte-bagage tandis qu’Alizéha jetait un coup d’œil à la bourse que Tila lui avait prêté. Son travail à l’herboristerie lui avait permis de gagner de l’argent. Toutefois, au vu de la quantité d’oroles qu’il leur restait après les achats, Tila n’avait pas qu’une seule source de revenue. Alizéha secoua la tête en rangeant la bourse. Elle ne supportait pas que Tila utilise son pouvoir de cette façon. Si ça s’apprenait, beaucoup de gens seraient furieux et risqueraient de s’en prendre à elle.

Evan la tira de ses pensées.

  —  Attends, Lize. J’aimerais regarder les armes.

Il désigna une boutique à la devanture rongée par les ronces. Dans la vitrine, des épées et des poignards aux lames acérées étaient exposés, vantant les talents de son fabricant. Evan les examina attentivement.

  —  Je croyais que tu ne savais pas te battre, releva la déesse.

  —  C’est exact. Je ne compte pas croiser le fer, mais changer mon arme.

Pour justifier son propos, il extirpa sa dague de son fourreau. Son manche en fer était orné de délicates gravures et d’une pierre azurine. Sa valeur aurait pu être considérable si la lame argentée ne virait pas au rouge orangé. Alizéha soupira.

  —  Toi, tu ne l’as pas nettoyée après l’avoir utilisée pour cueillir les Scyphènes.

Evan se renfrogna et marmonna que ça lui était sorti de la tête. Les Scyphènes étaient des fleurs violettes comestibles. Leur goût amer n’était pas toxique, contrairement à la sève acide qu’elle libérait lorsqu’on coupait la tige. Elle fragilisait la lame si elle n’était pas rincée après. Des ébréchures étaient déjà perceptibles sur celle d’Evan. Elle ne tarderait pas à se casser.

Alizéha ramena la bourse contre elle comme s’il cherchait à lui voler son trésor.

  —  Je t’avais prévenu, tu te débrouilles pour payer.

  —  Je ne comptais pas piocher dans l’argent de Tila ! s’offusqua-t-il. Je vais essayer d’échanger ma dague contre une arme équivalente.

Si le vendeur acceptait, il n’obtiendrait pas un poignard de qualité, mais ce serait mieux que sa lame agonisante.

Ils entrèrent dans la boutique. Les murs étaient recouverts d’armes accrochées et de boucliers. Des armures miroitantes trônaient dans les coins de la pièce et des caisses remplies d’épées abondaient. Alizéha en saisit une pour l’analyser. Elle donna une chiquenaude à la lame et tendit l’oreille. Sa résonance et sa dureté témoignaient d’un travail consciencieux. Les tremblements de Virko à sa ceinture lui arrachèrent un rictus. Il craignait qu’elle l’abandonne ? Son inquiétude indiquait l’estime qu’il portait à ces ouvrages.

Evan s’avança vers l’homme qui nettoyait un bouclier sur le comptoir. Sa peau brune était striée de rides et ses cheveux blancs étaient frisés. Il darda ses yeux sombres sur le vagabond.

  —  Que puis-je pour vous ?

  —  J’aimerais échanger ma dague contre une autre de valeur équivalente.

Evan posa le poignard sur le comptoir. Le vendeur se gratta la barbe en observant l’arme avec pitié.

  —  Il va falloir négocier avec ma petite-fille. C’est elle, la fabricante.

Il abandonna le bouclier et son torchon, contourna le guichet et s’approcha d’une trappe au centre de la pièce, dans le plancher. Quand il l’ouvrit, une vague de chaleur s’échappa et une odeur de métal fondu embauma la boutique. Le vendeur cria :

  —  Nova ! Viens ici !

Seul le silence lui répondit. Soudain, quelque chose surgit de la trappe. Par réflexe, Alizéha brandit l’épée qu’elle tenait. Son regard fixait ce qui voltigeait au-dessus de leurs têtes. Elle réalisa qu’il s’agissait d’un oiseau. Un oiseau fait en bronze de la taille d’une pie-voleuse. Ses ailes de chauve-souris cuivrées battaient frénétiquement l’air et dans son ventre, à travers les assemblages de pièces, brillait une pierre rouge. Ses yeux métalliques étincelants se braquèrent sur Evan. Son visage dut déplaire à au volatil car il fonça sur lui. Son bec tordu le frappait et le pinçait au visage. Le voleur courut dans la boutique dans une tentative désespérée de le semer. Il gesticulait tout en essayant de chasser son poursuivant qui croassait. Alizéha se mordit la lèvre pour ne pas s’esclaffer.

Les assauts de la créature cessèrent quand une voix cria :

  —  Esphen !

L’oiseau se détourna d’Evan pour se poser sur l’épaule de la femme qui émergeait de l’ouverture dans le parquet. Elle portait un tablier de forgeron en cuir et ses cheveux frisés formaient deux longues tresses. Elle remonta ses lunettes de protection sur son front et caressa du bout de ses doigts gantés la créature. Ses yeux, plus clairs que ceux de son grand-père, fixèrent Evan. Ses cheveux étaient ébouriffés et quelques traces rouges marquaient ses joues. D’un pas vif, elle se planta devant lui.

  —  Qu’est-ce que t’as fait ?

Son ton agressif indigna Evan.

  —  Moi ? Rien ! C’est lui qui s’en est pris à moi !

  —  Esphen n’attaque pas les gens sans raison ! le contredit-elle.

  —  Novaly.

La forgeronne se tourna vers son grand-père, debout près de la trappe, plus exaspéré que surpris par la situation.

  —  Oui ?

  —  Sois plus poli avec le client.

Novaly pivota de nouveau vers Evan et joignit ses mains ensemble en s’exclamant :

  —  Mon cher client ! Que puis-je pour vous ?

Sa jovialité exacerbée contraria Evan. Il plaqua un sourire tout aussi forcé sur ses lèvres.

  —  Je voudrais échanger ma dague.

Novaly la récupéra et l’examina. Le vagabond se renfrogna en entendant Alizéha tousser pour dissimuler ses rires. La forgeronne grimaça.

  —  Quel gâchis pour une dague si raffinée ! Vous avez dû la payer cher.

Ce fut au tour d’Alizéha de manifester son mécontentement en fusillant du regard le jeune homme étonnamment absorbé par la contemplation de son reflet dans les boucliers. La déesse était prête à parier son unique œil qu’il n’avait jamais eu assez pour se l’acheter et qu’il l’avait obtenu par ses propres moyens. Des moyens qui lui valaient aujourd’hui des ennuis avec Venthos.

  —  Je ne m’attends pas à obtenir une arme égale à sa valeur initiale. Je veux juste un poignard qui ne va pas se casser dans quelques heures, expliqua-t-il.

  —  Son manche intact lui donne un peu de valeur. J’accepte de vous le prendre contre celui-ci, proposa Novaly.

Elle lui présenta une modeste dague en fer. Evan la saisit et, après inspection, annonça :

  —  Je n’ai pas envie de pinailler pour rien. Je la prends.

Novaly acquiesça, satisfaite de ne pas y passer des heures. Elle se tourna vers Alizéha, appuyée contre l’épée extraite de la caisse en bois.

  —  Cette épée vous intéresse ?

La déesse hésita à mentir pour effrayer Virko, mais elle se ravisa.

  —  Je n’en ai pas besoin.

  —  Elle a déjà une épée volante et autonome, ajouta Evan sans réfléchir.

Alizéha regretta de ne pas avoir laissé le Drac manger le vagabond. Il ne pouvait pas se taire ?

Forcément, cela intrigua la forgeronne.

  —  Vraiment ? Je peux la voir ?

Malgré ses réticences, la voyageuse accepta. Elle craignait que l’extraordinaireté de Virko éveille les soupçons sur sa véritable identité, mais refuser donnerait l’impression qu’elle cache quelque chose. Et surtout, un infime espoir, celui d’apprendre quelque chose sur les origines de Virko, la poussa à céder. Elle rangea l’épée de la boutique dans la caisse et prêta Virko à Novaly. Ses yeux noisette pétillèrent.

  —  Cette épée dégage une puissance incroyable ! Son fabricant doit être exceptionnel. Mais je n’arrive pas à déterminer ce qui lui donne cette aura et cette couleur…

  —  Je l’ai trouvée par hasard… Elle est peut-être de fabrication naine ? suggéra la déesse.

Le visage de Novaly s’illumina.

  —  Ça expliquerait sa particularité ! Ils doivent posséder des techniques de forge spéciales leur permettant de créer ce genre d’arme… Des matériaux qui nous sont inconnus, aussi… Elle daterait du temps où les espèces coopéraient ?

  —  Novaly.

Rappelée à l’ordre par son grand-père, elle rendit Virko à Alizéha avec un air coupable.

  —  Désolée, je me suis emportée. Ton hypothèse doit être bonne. J’aimerais l’étudier plus longtemps mais… Bref, du travail m’attend, au revoir !

Elle se dépêcha de rejoindre sa forge souterraine en refermant la trappe derrière elle. Le vendeur soupira.

  —  Je m’excuse pour elle. L’oiseau ne vous a pas blessé ?

Evan lui assura qu’il n’avait rien et qu’il ne lui en tenait pas rigueur. Alizéha rengaina Virko avec une pointe de déception, mais soulagée que son excuse ait fonctionnée même si les nains lui avaient confirmé que ce n’était pas leur ouvrage. Une pointe de déception

Lors de la Rupture entre les divinités élémentaires et les Hommes, les autres espèces avaient imité leur déité vénérée dans leur rapport aux humains. Les fées et les géants étaient devenus particulièrement hostiles, tandis que les sirènes et les nains avaient coupé toute communication. Certains les pensaient disparus, mais Alizéha et Tila avaient eu la chance de pénétrer dans le territoire des nains. Ils avaient un talent inné en forgeage et en mécanique. La plupart des forgerons rêvaient d’apprendre d’eux, Novaly devait en faire partie.

Ils saluèrent le vendeur et quittèrent l’échoppe. La fin de journée approchait, les gens rentraient chez eux, et le soleil tirait lentement la révérence. Leurs pas ralentirent, comme s’ils prenaient le temps de reprendre leur respiration. Evan en profita pour l’interroger.

  —  Dis-moi, toutes ces préparations, c’est pour quoi ?

  —  Pour voyager, répondit-elle simplement.

  —  Tu m’as très bien compris, râla-t-il. Quel est votre but ?

  —  Tu vas venir avec nous ?

  —  Non…

  —  Alors pourquoi devrais-je te le dire ?

Evan fit la moue, mais changea de sujet.

  —  Tila et toi, vous vous connaissez depuis longtemps ?

  —  Ça fait… un moment qu’on se côtoie.

  —  Vous êtes proches, donc ?

Proches, c’était le mot. Alizéha considérait Tila comme sa sœur. Son surnom venait d’elle. Néanmoins, la curiosité d’Evan l’alerta.

  —  Pourquoi toutes ces questions ?

  —  J’essaye de savoir si les tentatives de meurtre sont un signe de complicité dans votre relation ou si je dois me méfier.

Alizéha émit un léger rire avant que des souvenirs du passé affluent dans son esprit. Il en avait toujours été ainsi entre elles. Dès leur rencontre, elles avaient rêvé de se débarrasser l’une de l’autre. Les disputes avaient longtemps été la seule chose qu’elles partageaient. Puis les peines, les doutes, les confidences et les rires s’étaient immiscés dans leur quotidiens, renforçant le lien qui les unissait.

Alizéha chassa la nostalgie qui avait commencé à envelopper son cœur.

  —  Ah, ça… C’est parce qu’on s’est disputées et je suis partie quelques semaines en claquant la porte. Mon comportement impulsif l’a un peu énervée. Mais Tila ne tue pas sans une bonne raison.

  —  Je ne sais pas si ça me rassure ou non… avoua-t-il, les sourcils froncés.

Sur ces mots, ils retournèrent à l’herboristerie. Alizéha récupéra son sac qu’Evan avait gentiment porté avant d’entrer. À l’intérieur, une tornade saccageait la boutique. Elle se déplaçait d’un coin à l’autre à toute vitesse. Les cheveux blonds de Tila rebondissaient sur ses épaules et sa robe verte virevoltait dans l’air alors qu’elle ouvrait de multiples pots et tiroirs sans trouver satisfaction.

  —  Où sont ces stupides herbes désinfectantes ? enragea-t-elle.

  —  Je plains l’herboriste qui va découvrir son magasin ravagé par une tempête, se moqua Evan.

Il frémit lorsqu’elle pivota vers lui. Son voile cachait son visage mais son aura menaçante parlait pour elle. Elle pointa la porte de l’atelier.

  —  Ledit herboriste à la gentillesse de nous préparer des onguents. Va l’aider !

Craignant sans doute de se faire poignarder en cas de refus, il obtempéra. Alizéha rejoignit son amie.

  —  Tu t’amuses à jouer au tyran avec lui.

  —  C’est parce que je l’aime bien. Sa présence rendrait notre voyage plus agréable. Et puis…

Tila ne termina pas sa phrase. Un silence s’instaura. La déesse s’interrogea sur l’expression dissimulée qu’affichait Tila. Finalement, elle demanda :

  —  Tu en as pris ?

Tila comprit sans qu’Alizéha ait besoin de préciser. Elle sortit de son sac un pot en bois aussi grand que sa paume et le tendit à la déesse. Elle ôta le fermoir. Dedans, une pléthore de pétales noirs était entassée. Si on en mélangeait avec un peu d’eau, cela formait une pâte fuligineuse et liquide. Alizéha s’en servait pour teindre ses cheveux. Les dissimuler la soulageait autant que la détruisait. Sa chevelure de feu et ses yeux rouge rubis lui manquaient. Sa beauté flamboyante d’autrefois n’était plus que cendre aujourd’hui. Ce n’était pas la seule chose qui avait été réduite en poussière. Son honneur de déesse aussi.

Elle referma le pot. Tila perçut la douleur qui assombrissait ses prunelles grises et lui caressa l’épaule d’un geste compatissant. Evan choisit ce moment pour surgir près d’elles.

  —  C’est quoi ?

Les deux jeunes femmes sursautèrent. Alizéha rangea précipitamment le pot dans son sac. Elle avait l’impression d’avoir été surprise dans un moment de faiblesse, le cœur à vif. Sa colère rugit dans sa poitrine comme une bête acculée. Un rugissement que la réponse de la déesse réverbéra.

  —  De la sangria ! Tu sais à quoi ça sert ou tu as besoin qu’on t’explique ? Tu as quelque chose à apporter à la conversation, peut-être ?

Déstabilisé par son agressivité, Evan bafouilla des excuses avant de s’éloigner, les joues rosies. Tila gloussa, amusée par la réaction du voleur. La sangria était une plante qui absorbait le sang. Elle était utilisée sur des plaies, mais aussi pour les menstruations.

Alizéha tendit à Tila sa bourse. Son amie compta les pièces qu’il restait dedans, dépitée.

  —  J’ai dépensé le moins possible, se justifia-t-elle.

  —  Je sais. Il reste juste assez pour payer l’herboriste. Mes économies…

D’un geste dramatique, elle fit mine d’essuyer ses larmes sous son voile, ce qui arracha un sourire à Alizéha. Tila rejoignit ensuite l’herboriste dans l’atelier. La déesse se retrouva seule avec Evan qui observait les plantes dans les bocaux. Alizéha se gratta la nuque, regrettant son emportement injustifié contre lui. Il n’était pas méchant et les avait aidées sans – trop – rechigner.

Elle se posta à côté de lui, faisant mine de s’intéresser aux contenants des étagères.

  —  Tu es vite revenu du cabinet, commença-t-elle.

  —  L’herboriste m’a chassé, prétextant ne pas avoir besoin de moi.

Il fit la moue. Ses yeux quittèrent les flacons de poudre d’herbes pour s’attarder sur les bouquets de fleurs séchées pendus. Alizéha fixait la plante bleue qui clignotait dans son bocal. Les excuses restaient coincées dans sa gorge.

  —  Il y a une question qui me trotte dans la tête, il faut que je sache, déclara-t-il avec sérieux. Comment est-ce que Tila arrive à voir avec ce voile ?

Alizéha s’était raidie avant d’entendre la fin de la phrase. Qu’avait-elle cru ? Qu’il avait découvert son identité ?

  —  C’est moi qui le lui ai tissé avec du fil d’araignée. De son point de vue, elle voit à travers le tissu.

  —  Ah, je vois ! Mais pourquoi cache-t-elle son visage ? Est-elle… la déesse de la colère ?

La respiration d’Alizéha se coupa. Le ton taquin d’Evan lui indiquait qu’il rigolait, mais ce souffle suffit à provoquer une tornade dans la tête de la déesse. Son cœur tambourinait comme s’il sonnait l’alerte. Son estomac remuer tel un bateau en pleine tempête sur le point de chavirer. Tout en maîtrisant ses nausées, elle essaya de garder le cap, mais le tumulte de ses pensées l’empêchait d’y voir clair. Evan plaisantait, mais l’idée avait germé dans son esprit. Et s’il finissait par comprendre ? Et si c’était un message codé pour lui dire qu’il connaissait la vérité ? Avait-il deviné ? S’était-elle trahie ? Et s’il révélait son secret ?

Alizéha s’évertuait à repousser ses angoisses qui l’assaillaient et à reprendre le contrôle de ses émotions. Son souffle était court, comme si lutter contre elle-même mettait son endurance à l’épreuve. Malgré le tsunami qui rugissait en elle, Alizéha restait de marbre. Seule preuve de son tourment : les tremblements de sa main qu’elle dissimulait en serrant des poings. Perplexe devant son silence, Evan la dévisagea. Tila surgit alors dans leur dos.

  —  C’est bon, j’ai payé. On a tout ce qu’il faut ?

Alizéha pivota vers elle. Tila se figea. Elles se connaissaient depuis l’enfance, leur lien était celui du destin. Il suffisait d’un seul coup d’œil à Tila pour comprendre ce qui se cachait derrière le masque indéchiffrable de la déesse.

  —  C’est trop tard, annonça Alizéha avec gravité. Evan a compris.

  —  Compris quoi ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

  —  Que tu n’es nulle autre que… la déesse de la colère !

Evan porta une main à sa bouche en feignant le choc, mais l’éclat dans ses yeux noirs trahissait son amusement.

  —  Derrière ce voile se cache donc un visage défiguré ? Et ces cheveux blonds sont en réalité gris ? Je savais qu’ils étaient trop scintillants pour être naturels…

Tila mit quelques secondes avant de saisir la situation, puis lâcha un rire machiavélique.

  —  Maudit mortel, tu m’as débusquée ! Je vais devoir te réduire au silence !

Tels des enfants jouant ensemble, Tila poursuivait Evan qui simulait la frayeur. Alizéha en profita pour reprendre ses esprits, appuyée contre l’armoire.

Une jeune femme défigurée au point de porter un masque et des cheveux gris, c’était ainsi que les humains la décrivaient aujourd’hui. La réalité déformée par le bouche-à-oreille, sa cicatrice s’était transformée en une mutilation écharpant son visage si affreux qu’elle devait le cacher. Alizéha s’en satisfaisait. Grâce à cette exagération, elle circulait sans éveiller les soupçons. Cette simple cicatrice ne pouvait pas être celle de la déesse de la colère. Mais pour elle, ce qu’était devenu son corps n’était pas uniquement le symbole de sa déchéance. C’était aussi celui de son impuissance et de sa vulnérabilité face aux humains. Ils pouvaient la piétiner sans qu’elle puisse se défendre ni protester. Si elle était découverte, n’étant plus capable de changer d’apparence, elle serait chassée. Dans le meilleur des cas, elle mènerait une vie de fuite, et dans le pire avenir, elle serait capturée et enfermée, subissant un cycle de torture éternelle. C’était dans la peur d’être reconnue et la colère sourde de l’injustice qu’elle vivait.  

  —  On y va ?

Alizéha fixa Tila qui attendait son aval. Elle avait enfilé son carquois, auquel son arc était également attaché par des sangles en cuire. En dehors des villes, elle le portait plutôt à la main afin de pouvoir rapidement l’utiliser en cas d’attaque. La déesse acquiesça. Elle se sentait encore engourdie par cette avalanche émotionnelle, mais son cœur avait retrouvé son calme.

  —  Bon, c’est là que nos chemins se séparent… déclara Evan avec théâtralité. Je sais que je vais vous manquer mais…

  —  On va d’abord passer à la taverne, tu viens avec nous ? proposa Tila.

  —  Tila ! la gronda Alizéha.

  —  Quoi ? Je veux me remplir un peu les poches par précaution. Ce passage à la taverne, je le sens bien !

La déesse soupira. Quand l’intuition de son amie lui disait quelque chose, il était impossible de l’en détourner. Heureusement qu’il avait souvent raison.

  —  Seulement si tu me payes un verre ! se réjouit-il.

Tila accepta, pour son plus grand bonheur. Ils saluèrent l’herboriste et quittèrent la boutique.

  —  Pourquoi avoir choisi de travailler à l’herboristerie ? s’enquit le voleur.

  —  La nature me fascine, répondit Tila.

Ils migrèrent du quartier marchand vers le quartier des réjouissances de Théria. À mesure que le ciel s’obscurcissait, les plantes et arbustes qui infestaient la ville brillaient, comme si leurs feuilles libéraient la lumière capturée le jour, éclairant les chemins. Si ces lueurs tamisées invitaient au repos, endormant le quartier marchant, ce n’était pas le cas pour le quartier des réjouissances, où cette lumière diffuse annonçait l’aube des festivités. Les restaurants pleins débordaient et quelques ivrognes déjà saoulent dansaient dans les rues. Les places s’animaient, illuminées par des fleurs fluorescentes. Les alchimistes adoraient improviser des spectacles où poudres multicolores et étincelles se mélangeaient pour offrir des feux d’artifices. Alizéha en vit un cracher une brume violette après avoir bu un liquide et la contrôler à sa guise, hypnotisant la foule. Elle appréciait ces animations, moins les bouchons que ça générait dans les rues. Pour éviter de se perdre, elle et Evan suivirent de près Tila jusqu’à la taverne « Le Champignon Rouge ». Dès qu’ils entrèrent, un vague de chaleur les submergea et leur corps souffrant de la froideur du soir se réchauffa. Le feu crépitant projetait les ombres agitées des fêtards sur les murs. Les verres cognaient. Les serveuses et serveurs zigzaguaient entre les tables pleines. La bière coulait à foison et les rires tonitruants formaient un brouhaha sans nom. Parmi ces tables bordées d’hommes éméchés, un groupe se distingua. Les membres étaient concentrés sur leur partie de cartes. L’un d’eux aperçut Tila. Il avait l’allure de ceux qui ne reculaient devant rien pour obtenir ce qu’ils désiraient. Une cicatrice fendait ses lèvres et écorchait son sourire. Ses yeux scintillèrent tels des diamants noirs en remarquant Evan et Alizéha. La déesse avait la sensation qu’une pie-voleuse venait de la prendre pour cible. Comme s’il n’attendait que ça, il s’exclama :

  —  Ah, la chanceuse est de retour ! Prête pour une partie ?

  —  Toujours ! Je vais vous écraser ! proclama-t-elle.

Ni une, ni deux, elle tira une chaise libre et s’assit avec eux. Evan l’observa faire, pantois, puis il se tourna vers Alizéha, déconfite.

  —  Non, tu ne rêves pas, lui confirma-t-elle. Tila est friande des jeux d’argent.

Et elle gagnait presque chaque partie.

N’ayant pas d’autres choix, Alizéha et Evan rejoignirent Tila. Faute d’argent à miser, ils prirent le rôle d’arbitre et de spectateur, une bière à la main. Alizéha aurait aimé avoir de quoi commander un verre de liqueur argenté. À cause de sa régénération, l’alcool avait peu d’effet sur elle, mais elle adorait le goût sirupeux de la boisson.

Les parties se succédaient, les mises augmentaient. Les poches de certains se vidaient, d’autres gonflaient. Entre les insultes, les protestations et les cris triomphants des joueurs, Tila gloussait. Elle enchaînait les victoires. Alizéha devinait la satisfaction avide qui devait scintiller dans les yeux de son amie.

Evan interpella une serveuse pour commander de l’hydromel divin.

  —  Tila a accepté de te payer un seul verre, que je sache, lui rappela Alizéha.

  —  T’as vu la somme qu’elle ramasse ? Elle peut bien faire plaisir au pauvre vagabond que je suis…

La serveuse lui apporta une tasse débordante d’un liquide ambré. Evan déglutit, impatient de savourer le goût doux-amer de la boisson. Lorsqu’il saisit le récipient, les mains de la serveuse caressèrent trop longtemps ses doigts pour que ce soit accidentel. Evan fronça les sourcils en levant les yeux vers elle. Ses cheveux bruns tressés dégageaient son visage délicat. De légères taches de rousseur constellaient ses pommettes et ses prunelles pétillaient de malice. Evan devint rouge comme pivoine. Il la remercia en bafouillant, et le sourire enjôleur de la serveuse s’agrandit. Elle lui adressa un clin d’œil puis partit s’occuper d’autres tables.

Evan vida à grosses gorgées son verre. Il croisa le regard d’Alizéha… qui s’esclaffa. Son hilarité attira l’attention des joueurs. Même Tila quitta son jeu des yeux, surprise de l’entendre rire à gorge déployée.

  —  Arrête de te moquer ! lui intima-t-il.

  —  Je ne te pensais pas si timide.

  —  J’ai juste été surpris.

Alizéha s’amusait de voir le voleur se dandiner sur sa chaise.

  —  La serveuse aussi est jolie, et tu as l’air de l’intéresser.

  —  Je n’avais pas remarqué, ironisa-t-il. Malheureusement, je ne lui tiendrai pas compagnie ce soir.

  —  « Malheureusement » ? Tu aimerais ?

Evan fixa un instant l’éclat doré de son hydromel. D’un ton calme, il l’interroge :

  —  Si tu avais été à ma place, tu aurais tenté ?

  —  Je ne sais pas. Le fait qu’elle soit une femme ne m’aurait pas dérangée, en tout cas. Je ne me soucie pas du genre.

Evan hocha la tête, puis vida d’une traite sa tasse. Un sourire guilleret s’épanouit sur son visage.

  —  Donc je te plairais ?

  —  L’alcool est en train de te monter à la tête, railla-t-elle.

  —  P’têtre bien, il fait chaud.

Il reposa la tasse sur la table en soufflant.

  —  Alors, Tila, encore en train de gagner ?

Tout le monde pivota vers la nouvelle arrivante. Alizéha reconnut aussitôt la forgeronne avec ses deux longues tresses et la flamme passionnée dans ses yeux noisette. Elle avait ôté son tablier et ses gants mais avait gardé ses lunettes sur son front et portait sa ceinture à outils agrémentée d’un poignard.

  —  Évidemment ! s’enorgueillit Tila.

  —  Fais attention, l’avertit Novaly. Un jour, tu auras épuisé toute ta chance !

Esphen, son oiseau mécanique fixé sur son épaule, croassa furieusement. Elle remarqua alors Alizéha et Evan qui fusillait la créature en cuivre du regard. Novaly toisa le jeune homme.

  —  Tila, tu devrais faire attention à tes fréquentations, lui conseilla-t-elle.

  —  Je confirme, tu pourrais être amie avec une femme qui n’écoute que sa ferraille volante, répliqua le voleur.

Dans les yeux de Novaly, Evan passa du statut de misérable insecte à ennemi à abattre.  L’attitude désinvolte du voleur n’arrangeait pas la situation. Alizéha se détourna de leur querelle pour interroger Tila du regard. Comprenant la question muette, elle répondit :

  —  On est devenues amies à force de boire et de jouer ensemble dans les tavernes du coin. On dirait que vous vous êtes rencontrés cet après-midi.

  —  Effectivement…

La déesse finit sa bière pour se donner du courage. La soirée s’annonçait animée. Excédée, Novaly s’assit à la table, prête à en découdre.

  —  Tu fais trop le malin. Si t’as du courage, joue contre moi aux cartes !

  —  Ne viens pas pleurer en cas de défaite ! la provoqua-t-il.

  —  Avant de vous laisser la table, j’aimerais affronter Tila. Seul.

Toute la table dévisagea l’homme à la cicatrice, à cause de laquelle les joueurs le surnommaient « Lèvres-fendues ». Alizéha avait l’impression de voir un renard se lécher les babines.

  —  Ça ne me pose pas de problème. Tu veux parier quelque chose ?

Tila avait parlé d’une voix calme, mais ses épaules crispées n’échappèrent pas à la déesse.

Le sourire madré de l’homme s’étira.

  —  Oui. Si je gagne, tu me files tout l’argent que tu possèdes et je me tais, mais si je perds, je préviens les gardes de Venthos de la présence de tes amis.

Il ricana, fier de son coup. La déesse hésita entre le découper en rondelle ou étrangler Evan qui s’était raidi côté d’elle. Lorsqu’elle se décida à dégainer Virko, Tila leva la main pour l’arrêter.

  —  J’accepte. Distribue les cartes.

Alizéha savait que la propension de Tila pour les jeux d’argent finirait par leur attirer des ennuis. Que la jalousie et l’appât du gain pousseraient certains à abandonner toute morale pour les faire chanter.   

Elle n’avait pas imaginé que son pressentiment se vérifierait ce soir.

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Reveanne
Posté le 02/06/2025
Coucou!
Je suis toujours aussi fan! (même si j'ai un emploi du temps ministre et que j'ai des chapitres à lire en retard.)
l'univers est toujours aussi bien, les persos vivants, les dialogues dynamiques...
par contre... le décor s'est fait la malle. :'( j'ai du mal à visualiser les scènes. (par exemple, j'ai toujours pas compris quand et comment Novaly a débarqué à la fin) et j'ai une peu de mal à m'immerger dans l'univers. C'est telllllleeemmmmeeeennnnt dommage!!!!
Bon, je vais lire la suite!
Elly
Posté le 09/06/2025
Coucou !

Contente que ça continue de te plaire ! (pas de soucis, même moi cette semaine ça a été compliqué de trouver du temps, j'ai même pas pu poster le chapitre dimanche xD)
Ah mince ! Je pensais avoir été assez claire x) je vais essayer de retravailler ça mais j'avoue avoir parfois peur d'en faire trop ou de ne pas savoir quoi décrire, je vais y réfléchir

Merci pour ton commentaire !
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