Chapitre 7 : Bien agir attire le pire

Par Elly

Novaly fronça les sourcils.

  —  C’est quoi cette histoire ?

Une atmosphère tendue enveloppait la table exhalant de joie quelques minutes plus tôt. Les cris de joie de leurs voisins contrastaient avec la mine dépitée d’Alizéha, Tila et Evan. Les autres joueurs se gardaient d’intervenir, attendant patiemment que la partie commence. Le brouhaha de l’auberge n’était pas assez bruyant pour étouffer les reproches que la déesse adressait en silence au voleur qui s’était recroquevillé sur sa chaise. Seul le mouvement des cartes que mélangeait Lèvres-fendues animait la table. Ce dernier haussa les épaules.

  —  Tout ce que je sais vient de ma mère. Elle m’a appelé pour m’informer que mes enfants avaient été sauvés par un homme avec des boucles noires et une femme avec un cache-œil, qui étaient poursuivis par Venthos.

Alizéha serra des dents pour ne pas qu’une série d’injures ne s’échappe de sa bouche. Cette situation était un rappel de la raison pour laquelle elle devait éviter les humains. Pourquoi le sauvetage de ces deux enfants lui apportait autant d’ennuis ? Était-ce sa punition pour avoir escroqué Fustius ? Plus jamais elle ne ferait de bonne action. Dans son fourreau, Virko vrombissait, autant pour l’inciter à l’utiliser que pour manifester sa colère. L’envie de le dégainer pour empaler ce père ingrat était tentante.

Le retournement de situation avait désenivré Evan. Las, il bougonna :

  —  Et toi, au lieu de nous en être reconnaissant, tu nous fais chanter.

  —  Il n’y a pas de morale qui tienne quand il est question d’argent, argua Lèvres-fendues.

Les autres membres du groupe acquiescèrent. La plupart affichaient un sourire carnassier, mais certains semblaient éprouver de la peine pour Tila. Elle avait beau être appréciée, sa réussite attisait la jalousie.

Novaly les jaugea avec sévérité.

  —  Qu’est-ce que vous avez fait à Venthos ?

  —  Pose la question à lui, pas à moi, s’agaça la déesse.

  —  Mesdames, concentrons-nous sur la partie et encourageons Tila, suggéra Evan.

Alizéha émit un rire cynique. L’encourager ? Pourquoi faire ? L’issue était évidente.

La partie commença. Les camarades de Lèvres-fendues buvaient gaiement leur bière jusqu’à arriver au moment tant attendu : la défaite de Tila. Une défaite que personne n’aurait pu prédire et totalement involontaire.

  —  On dirait que tu as bel et bien épuisé toute ta chance, fanfaronna Lèvres-fendues.

  —  Malheureusement, admit Tila.

Comme convenu, elle lui céda l’argent gagné au cours de la soirée et les maigres économies qui lui restaient. Lèvres-fendues jongla avec sa bourse pleine à craquer et se redressa.

  —  Parfait. Merci pour ce généreux pactole, je le dépenserai avec soin !

Sur ces mots, il quitta la taverne. Leurs mines déconfites amusèrent les camarades de Lèvres-fendues.

  —  Sans rancune, Tila ! déclara l’un d’eux en levant sa bière.

En réponse, la jeune femme lui adressa son majeur.

  —  Par contre, vous devriez y aller, leur conseilla un autre. J’ai effectivement aperçu deux gardes de Venthos avec un hippalectryon tout à l’heure, ils risquent de débarquer ici.

  —  Mais le pari… ! s’insurgea Evan.

  —  Lèvres-fendues va sûrement vous balancer contre de l’argent.

Alizéha bondit, furieuse. Cet homme regretterait un jour d’avoir sacrifié son honneur pour de l’argent !

  —  Partons, ordonna-t-elle.

Tila obéit et enfila son carquois. Evan saisit sa sacoche tandis que Novaly se leva.

  —  Je vais vous aider. Seulement par affection pour les moments que j’ai passés avec Tila.

  —  Mauvaise idée, Nova, l’un de nous va révéler ta complicité et tu vas avoir des ennuis, la prévint un de ses camarades.

  —  Qu’il fasse ! Je n’ai pas pour habitude de céder au chantage. Contrairement à certains, je ne vends pas ni n’abandonne ma fierté dès que l’occasion se présente.

Esphen croassa, l’air d’acquiescer.

  —  Si vous le permettez, je vais vous suivre, annonça Evan. J’ai plus de chance de leur échapper avec vous que seul donc…

  —  Comme tu veux. Mais ne sois pas surpris si je t’utilise comme diversion, l’avertit Novaly.

 

Heureusement que Novaly était avec eux. Elle connaissait la ville comme sa poche. Elle les dirigea à travers la foule dans laquelle ils se fondirent et les guida dans les chemins les moins empruntés. Esphen les aida également en effectuant des rondes aériennes, croassant dès que les sentinelles approchaient. Ils rejoignirent le quartier marchand et Novaly les mena jusqu’à la boutique d’armes. Dans le noir, les silhouettes des armures formaient des ombres inquiétantes. Une arme accrocha la cape d’Evan et tomba dans un cliquetis sonore. Lorsqu’il perçut l’agacement des jeunes femmes palpable dans l’obscurité, il bredouilla des excuses. La forgeronne ouvrit la trappe et ils descendirent un par un dans son antre. Plongés dans les ténèbres, il ne percevait qu’une odeur de métal froid et de charbon. Novaly abaissa un levier et toutes les torches s’allumèrent à l’unisson. Les flammes tremblantes éclairèrent les contours de la forge. Un majestueux four en pierre tapissé de charbon grisâtre était encastré dans le mur et une enclume trônait à côté. Autour d’eux était accroché l’attirail d’un forgeron tel que des tenailles de différentes formes, des marteaux et autres outils permettant de travailler le fer. Il y en avait tellement qu’on peinait à les distinguer des créations destinées à la vente disséminées un peu partout. Leur couleur métallique luisait sous l’éclat des torches, signe que leur propriétaire en prenait grand soin.

Leurs regards se baladaient dans la pièce avec admiration et curiosité. Novaly qui bomba le torse, fière de présenter son lieu de travail. Evan siffla.

  —  Ça doit bouillir ici, la journée.

  —  Je ne te le fais pas dire ! Mais je ne vous ai pas conduit ici pour me vanter. Avant d’être mon atelier, cet endroit devait permettre à mes grands-parents de fuir la ville en cas d’attaque de géants.

Théria était la cité ancienne la plus proche du territoire des géants. Les habitants étaient donc prêts à évacuer si besoin. Novaly se dirigea dans un coin de la forge et déplaça des caisses remplies de matières premières empilées. Ils découvrirent une porte en bois. La forgeronne actionna la poignée.

  —  Ce passage vous mènera à l’extérieur de la cité. Où que vous alliez, restez discrets en chemin. Je prierai les dieux pour que votre voyage se passe bien.

Alizéha, Tila et Evan échangèrent un coup d’oeil perplexe. Novaly fronça des sourcils.

  —  Quoi ? Je ne peux pas faire plus pour vous aider.

  —  Je suis désolée, Nova, bredouilla Tila, mais tu dois venir avec nous.

Elle les dévisagea un instant avant de se mettre à rire nerveusement.

  —  Je me doute que tu n’as pas envie de me quitter, Tila, toi aussi tu vas me manquer, mais ce n’est pas possible. Mon grand-père…

  —  Si tu restes, il va mourir, clarifia Alizéha sans états d’âme. Et toi aussi.

Elle sentit le regard réprobateur de Tila la fusiller à travers son voile. Le visage de Novaly se décomposa.

  —  Quoi ? Pourquoi ? Il n’a pas à payer les conséquences de mes choix !

  —  Nova ?

Leur attention se porta sur le vieil homme qui descendait l’échelle. Personne n’était étonné de le voir alors que le magasin était fermé. Les commerçants vivaient généralement au même endroit que leur boutique et n’avaient pas peur de surgir au moindre bruit suspect.

Novaly se précipita vers lui.

  —  Grand-père !

  —  Votre tapage m’a alerté. Que se passe-t-il ?

  —  Nova doit fuir avec nous, insista Tila.

  —  Ce n’est pas nécessaire ! contesta la concernée.

  —  Expliquez-moi, exigea-t-il.

Alizéha laissa le soin à Tila de lui résumer la situation. À la fin des explications, il gratta sa barbe, le front plissé.

  —  Je vois. Les gardes n’agissent pas officiellement, ils n’ont aucun compte à rendre et peuvent agir impunément…

  —  S’ils me retrouvent, j’assumerai tout !  Je révèlerai le peu que je sais et ils nous laisseront tranquilles.

Son assurance se fissura quand son grand-père l’observa avec tendresse.

  —  Novaly. Ce n’est pas aussi simple. La réalité est plus cruel que ça, tu le sais.

  —  Je ne peux pas t’abandonner ! Et la boutique ?

  —  Je m’en sortirai. Je dirai que j’ai découvert ta disparition au matin. Cette fugue est l’occasion pour toi de marcher vers ton rêve. Ce n’est pas en restant cloitrée ici que tu le réaliseras.

  —  Je n’aime être forcée ! protesta-t-elle.  

  —  Personne ne t’y force, c’est le résultat de tes choix. Tu as choisi de les aider par respect pour tes valeurs, tu dois en assumer les conséquences. C’est ça être adulte, Nova.

  —  Cette situation n’a aucun sens. Tu cherches juste à te débarrasser de moi ! A cause d’une décision, je dois littéralement tout quitter ! Tout ça parce que j’ai aidé des gens ?

  —  On ne se rend pas compte mais apporter son aide attire souvent des ennuis, maugréa Alizéha.

Elle en savait quelque chose après avoir aidé Evan et Fustius. Toutefois, elle comprenait que cette situation soit brutale au possible pour Novaly. Despina avait visiblement décidé d’en profiter pour s’amuser. Une vraie peste qui avait fait d’Evan le catalyseur de leurs malheurs. Alizéha ne savait pas ce qu’elle avait en tête, mais elle ne la laisserait pas la mener par le bout du nez.

Le grand-père serra Novaly contre lui, chuchotant dans son oreille des mots que seules elle entendait. Elle marmonna :

  —  Je garde le telphène. Quand la situation se sera tassée, je t’appellerai. Je ne pars pas pour toujours, je reviendrai.  

Il acquiesça avant que Novaly s’éloigne de lui. Esphen croassa et se lova contre son cou. Du revers de la main, elle essuya ses joues humides et pivota vers le groupe.

  —  Suivez-moi.

Elle décrocha une torche et pénétra dans le passage. Ils la suivirent. Evan, qui clôturait la marche, avait l’air malade. Malgré le parfum de chagrin qui émanait d’elle, Novaly ne se retourna pas.

Ils marchèrent un moment dans un silence aussi glacial que la température ambiante. Leurs ombres projetées par l’éclat de la torche défilaient sur le mur. Finalement, ils atteignirent la sortie. Après quelques efforts, la forgeronne ouvrit la trappe alourdie par la terre qui s’était accumulée dessus. Ils émergèrent dans une forêt plongée dans les ténèbres de la nuit. Des étoiles scintillantes les accueillaient.

Novaly se tourna vers Alizéha et Evan. Ce dernier se tassa devant ses yeux rouges.

  —  Qu’avez-vous fait pour que Venthos vous pourchasse ?

Il baissa le regard sur ses chaussures. Après un silence, il confessa :  

  —  J’ai volé les Kléos. Par un malheureux concours de circonstances, Lize a été accusée d’être ma complice.

  —  Volé quoi ?

  —  C’est… un secret.

Les traits de son visage se durcirent et ses narines frémirent. L’éclat de la torche lui donnait un air intimidant. Elle prit plusieurs inspirations avant de lui adresser de nouveau la parole.

  —  Tu regrettes ?

Evan ne répondit pas immédiatement. Il s’enferma dans ses pensées, l’air absent, puis, dans un murmure, il avoua :

  — Quand je vois les ennuis que ça apporte à moi et aux autres, je me demande si ça valait vraiment le coup.

La mâchoire de la forgeronne se crispa. Ses pupilles dilatées fixaient le voleur qui triturait un bout de sa cape. Il ressemblait à un enfant perdu. La bouche de Novaly s’ouvrait et se fermait sans qu’aucun mot ne sorte. Finalement, c’est un rire bref, désabusé, qui résonna dans le tunnel.

  —  Sérieusement, Evan ? Tu ne…

Tila posa une main sur son épaule, l’interrompant.

  —  Nova, je sais que tu es remontée mais éloignons-nous d’abord d’ici et trouvons un endroit où dormir.

 

 

Le feu crépitait, entouré d’un cercle de pierres répulsives à monstres. Dans son sein flambaient les pyronites qui nourrissaient les flammes. Novaly fixait leur danse dont l’éclat faisait trembler les ombres sur son visage stoïque et Alizéha mangeait la dernière plante comestible trouvée aux abords du camp improvisé. Alizéha et Tila étaient habituées au goût de citron pourri des Avagondas, ce qui n’était pas le cas d’Evan et de Novaly qui avaient grimacé à chaque mastication.

Dans le silence oppressant de la nuit, les ronronnements du feu offraient un maigre réconfort. Il réchauffait leurs corps rassemblés près de lui, mais pas l’atmosphère.

Les étincelles s’envolaient dans le ciel. Evan jetait des coups d’œil en espérant que quelqu’un prenne la parole. Voyant que personne n’en avait l’intention, il prit les devants. Il se tourna timidement vers Novaly comme s’il craignait qu’au moindre mot de sa part, elle explose.  

  —  Au fait… Merci de nous avoir aidés.

La forgeronne darda un regard sévère sur le voleur qui se ratatina sur lui-même. Les sourcils froncés, elle ouvrit la bouche, mais sa phrase demeura en suspens. Finalement, elle poussa un long soupire.

  —  J’ai fait ce qui me paraissait juste.

La conversation s’éteignit aussi vite qu’elle avait commencé. Evan se tortillait sur ses fesses, mal à l’aise, tandis que Novaly demeurait immobile.

  —  Si tu veux soulager ta colère sur lui, n’hésite pas. Il le mérite, l’encouragea Alizéha.

  —  On a de quoi soigner alors lâche-toi, ajouta Tila.

Elles ignorèrent la mine offusquée du voleur. Exprimer ses ressentis plutôt que de les refouler, c’était une chose que la déesse de la colère conseillait à tout mortel. Novaly secoua la tête. Elle ressemblait à un feu fatigué de brûler.

  —  C’est bon, ne vous en faites pas. Je suis triste et en colère, mais Monsieur le voleur doit avoir ses raisons.

Elle ne dissimula pas pour autant les reproches dans sa voix. Evan détourna le regard, une expression indéchiffrable sur le visage. Alizéha ne saurait dire quelle émotion se cachait derrière cet air sombre : la colère, la tristesse ou la culpabilité ? Finalement, comme un rayon perçant des nuages gris, une lueur taquine illumina ses yeux sombres. Avec un sourire en coin, il demanda :

  —  Novaly, en fait… Tu m’aimes bien, pas vrai ?

La forgeronne saisit une brindille, en enflamma l’extrémité et se leva.

  —  Carrément. Laisse-moi graver mon amour pour toi dans ta peau.

Elle s’approcha de lui avec son rameau ardent et Esphen qui croassait machiavéliquement sur son épaule. Evan désamorça la situation en arguant que ça allait trop vite entre eux. Il avait eu chaud, mais grâce à lui, l’ambiance était meilleure. Novaly balança la brindille dans le feu et se rassit.

  —  Mon grand-père n’a pas tort : Despina me donne peut-être l’opportunité de réaliser mon rêve.

  —  Qui est ? s’enquit Tila.

  —  Devenir une forgeronne célèbre, bien sûr, confia-t-elle avec un sourire en coin.

  —  Et si on avait un moyen d’exaucer ce souhait, ça t’intéresserait ?

Alizéha lança un regard noir à Tila, devinant sa pensée. Pourquoi voulait-elle l’embarquer dans leurs histoires ?

  —  Je comptais rejoindre mon frère à Feulhem, mais si tu as une meilleure solution, je suis tout ouïe.

Evan, que la discussion ne concernait pas, ne manqua pas non plus de tendre l’oreille. Tila pivota vers Alizéha. Sa mine renfrognée parlait pour elle. Les impliquer ne lui plaisait pas, surtout Evan qui était pire qu’un parasite, mais son amie avait attisé les flammes de leur curiosité, il était trop tard pour se taire. Alizéha soupira en ramenant ses genoux contre elle. Elle aurait préféré qu’aucun humain ne sache, et n’aurait rien dit si Tila ne l’avait pas contrainte. L’idée de mêler des humains à sa quête la rebutait. Pourquoi garder de la distance avec eux était si difficile ? Pourquoi n’arrivait-t-elle pas à les rejeter sans faiblir ? Sa bouche se referma plusieurs fois, comme si elle refusait de révéler la vérité. Son corps était crispé jusqu’à ce que les mots franchissent ses lèvres d’une traite.

  —  On cherche la flûte d’Esperanza. Pour la trouver, on doit débusquer les sirènes.

Le vent souffla, agitant les flammes. Evan cligna plusieurs fois des yeux, sidéré. Alizéha n’aurait pas hésité à le comparer à un poisson hors de l’eau si elle avait été d’humeur à plaisanter. Novaly rigola, son rire s’évanouissant dans le silence en constatant le visage fermé de la déesse. Leur stupeur l’agaçait, elle qui avait pris sur elle pour se confier malgré ses réticences, ils pourraient au moins la prendre au sérieux ! La forgeronne lança un coup d’œil à Tila pour s’assurer que ce n’était pas une blague.

  —  Je ne sais pas ce qui me surprend le plus entre la première et la deuxième partie de la phrase, avoua-t-elle.

  —  Vous voulez rencontrer une divinité primaire ? s’enquit Evan.

Les divinités primaires se comptaient au nombre de quatre : les jumelles, déesses de la lumière et de l’obscurité, Luzia et Obscurencia, Despina, la déesse de la destinée et Mère Nature, la créatrice de ce royaume. Cette dernière avait donné naissance aux divinités élémentaires. Elles avaient protégé les Hommes jusqu’à ce qu’elles les abandonnent, ne supportant plus leurs vices. Les humains ne possédaient que leur esprit, leur foi et leur instinct pour survivre. Ils étaient seuls et vulnérables face aux autres espèces. La menace d’une extinction planait. Ils n’étaient à l’abri ni sur terre, ni sur la mer, ni dans les airs. Alors que leur désespoir s’accroissait, une jeune fille du nom d’Esperanza avait décidé de porter secours à son peuple. Elle avait fabriqué une flûte à partir de ses larmes et l’avait joué en priant l’aide de Luzia. Touchée, la déesse de la lumière avait accepté de secourir les Hommes à condition qu’elle lui offre sa vie. Esperanza, morte, avait ressuscité ensuite en tant que déesse de l’espoir. Elle était la première des divinités nouvelles. La bénédiction de Luzia étant encore en vigueur aujourd’hui, Despina choisissait parmi les humains celui qui, à sa mort, ressusciterait en tant que déité pour représenter l’humanité et la protéger.

Esperanza avait disparu depuis des siècles, comme la flûte. Flûte qui permettait de rencontrer une des quatre divinités primaires. Depuis un tragique évènement, elles s’étaient retirées du royaume des mortels, coupant tout contact avec ses habitants. Parmi les divinités primaires, celle qui intéressait Alizéha était…

  —  Oui, confirma-t-elle. Je veux m’entretenir avec Despina.

Evan siffla d’admiration pour son ambition. Les prunelles de Novaly étincelèrent comme des diamants.

  —  Si je la rencontrais, je pourrais m’assurer un avenir de richesse et de succès, et mon grand-père serait fière…

  —  Et moi, une vie de liberté où je pourrais voyager où bon me semble…

  —  Te voilà soudain intéressé… marmonna Alizéha.

  —  Les vagabonds sont opportunistes, ma chère.

  —  Les voleurs aussi.

  —  Justement, le voleur n’a pas envie de finir en prison donc il va rester avec ceux qui augmentent ces chances de survie. Si, en prime, il peut obtenir une garantie de sa liberté éternelle, il ne va pas se gêner.

Tila soupira.

  —  Je suis donc la seule qui a encore la raison ? Déjà, rien n’oblige les divinités primaires à te recevoir ou à exaucer ton souhait. Et quand bien même ce serait le cas, il faut se méfier de leurs intentions cachées, surtout celles de Despina. Trouver cette flûte n’est pas une bonne idée. Rien ne dit que Despina exaucera ton souhait comme tu le veux…

Ses inquiétudes étaient légitimes. Les légendes avertissaient sur la dangerosité des divinités primaires. La flûte avait fait l’objet de nombreuses convoitises. Pour éviter des désastres, Esperanza l’avait jetée dans le cratère du volcan, mais l’instrument avait résisté à la lave, voyageant de mains en mains au fil du temps. Un des récits qui circulaient pour mettre en garde ceux qui manquaient de prudence racontait la fois où Mère Nature avait répondu à la détresse d’une veuve. Elle avait accepté de les réunir comme elle le souhaitait. L’humaine pensait naïvement que la déesse ressusciterait son mari, mais Mère Nature l’avait tué et avait transformé son âme ainsi que celle de son époux en une seule plante entrelacée appelée aujourd’hui les Entrelas. Finalement, ce n’était pas si étonnant qu’Esperanza disparaisse ; l’espèce qu’elle avait sauvée et qu’elle protégeait n’écoutait pas les avertissements ni n’apprenait de ses erreurs. Il y avait de quoi perdre espoir.

  —  Déjà, il faudrait qu’on trouve cette flûte, argua Novaly dans un élan de lucidité. Je comprends pourquoi on a besoin des sirènes, mais chercher Atlantis dans l’immensité de l’océan sans la moindre piste revient à chercher une aiguille dans une botte de foin.

  —  C’est vrai, reconnut Alizéha, mais compter sur une semi-mortelle, ça aide.

Evan et Novaly se figèrent. Leurs regards ébahis s’arrêtèrent sur Tila. Son voile se souleva légèrement lorsqu’elle souffla du nez, amusée.

  —  Ne me fixez pas comme ça, je suis timide…

Elle dénoua le nœud derrière sa tête qui attachait le tissu et le retira. Pour la première fois, ils découvraient à quoi ressemblait son visage. Des traits fins, un nez en trompette, une peau lisse, des joues rebondies et un menton pointu ; Tila était une belle femme, mais une chose, en particulier, la distinguait. Evan bondit sur ses pieds et la mâchoire de Novaly se décrocha. Alizéha eut le plus grand mal à refouler son sourire. Ce n’était pas la beauté

  —  Tes yeux ! Ils sont violets ! s’émerveilla Evan.

  —  J’y crois pas… Tu es une guide ! souffla Novaly.

Les fines lèvres roses de Tila s’étirèrent. Ses deux prunelles de la couleur de l’améthyste de Tila pétillaient comme des pierres précieuses. Leur couleur était la caractéristique des guides. Quand les divinités élémentaires avaient découvert l’existence des divinités nouvelles, créées grâce à l’aide de Luzia, elles avaient été déchirées entre la colère et l’inquiétude. L’ordre du monde était troublé, la frontière entre les humains et les Immortels s’était réduite, sauf que le mal était fait. Les élus devenaient des entités divines à la force redoutable tout en gardant leur cœur d’humain. Les mortels étaient complexes, capables du meilleur comme du pire, mais pas faits pour acquérir une telle puissance ni vivre éternellement. Craignant que ce nouveau pouvoir corrompe l’humanité de ces nouvelles déités, provoquant des désastres dans le royaume des mortels, les enfants de Mère Nature avaient imploré leur créatrice de négocier auprès de Despina pour préserver l’équilibre fragilisé. La déesse du destin avait entrepris de nommer, pour chaque divinité nouvelle, un guide chargé de soutenir la déité à laquelle il était lié dans les plus dures épreuves, mais surtout, d’être le garde-fou de son humanité. De s’assurer qu’elle ne s’effrite pas au cours des siècles et que la divinité nouvelle n’oublie jamais d’où ses origines ni sa mission : protéger les humains.

Tila rit devant leurs mines ahuries.

  —  Moi aussi, j’ai eu du mal à le croire quand je me suis réveillée un matin avec des yeux violets !

Alizéha la rejoignait sur ce point : toutes les deux étaient tombées des nues quand leurs vies avaient pris un tournant insoupçonné, le jour de leurs dix ans. Elle esquissa un sourire en repensant à leur début de relation chaotique. Elle refusait d’écouter Tila, et cette dernière n’en pouvait plus de ses caprices. Les choses avaient bien évolué depuis. Ou pas.

Evan se rassit, encore hébété par le choc.

  —  Pourquoi te caches-tu ? Tu aurais le monde à tes pieds si on savait qui tu étais.

Il n’exagérait pas. Il existait sept nouveaux dieux, donc sept guides. De par leur fonction de conseillers, ils vivaient à l’Olympia, dans le royaume des Immortels. Les humains avaient rarement l’occasion de les voir, sauf si les guides se déplaçaient. Ils suscitaient du respect à cause de la responsabilité qu’ils portaient, mais aussi de la crainte car l’ombre de leur divinité les suivait de près.

  —  Je n’ai pas besoin de montrer mes yeux pour l’avoir, répliqua malicieusement Tila. Mais c’est surtout pour éviter la question qui vous trotte dans la tête.

Elle était presque palpable dans l’air : « Quelle déité sers-tu ? ».

Evan et Novaly gigotèrent sur le sol dur et froid de la forêt, embarrassés qu’elle ait deviné. Peut-être culpabilisaient-ils d’avoir un instant oublié qu’ils avaient devant eux Tila, et pas seulement une servante. Elle s’était déjà confiée à Alizéha à ce propos, vexée que son identité soit réduite à son rôle. La déesse savait que cela l’atteignait plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle comprenait, surtout.

Alizéha arrachait distraitement l’herbe près d’elle, essayant de paraître la plus détachée possible. Cette question qui flottait dans l’air sans avoir été prononcée ne pouvait pas rester sans réponse. La gêne d’Evan et Novaly s’était dissipée, leur curiosité visible comme un nez au milieu de la figure les rendait plus attentif que jamais. Cela paraîtrait suspect de maintenir le mystère. Or, ils ne devaient en aucun cas savoir que Tila était liée à elle, la déesse de la colère. Pourtant, elles devaient justifier la présence de la guide dans le royaume des mortels.

  —  Tu n’as pas envie de le dire, déduisit Novaly.

  — Je veux qu’on s’intéresse à moi pour qui je suis, et non pas pour qui je sers. Vous savez, c’est agaçant d’être sans arrêt avec la même personne, d’être toujours ramenée à elle. J’étouffais, à Olympia. J’avais besoin de revenir à mes origines alors ma divinité m’a envoyée auprès de ses fidèles pour être sa porte-parole et prendre de leurs nouvelles. Comme vous le constatez, je prends ma mission au sérieux… Elle me fiche la paix donc j’en profite pour faire ce qui me plaît.

  —  T’as bien raison ! acquiesça Evan. À ton âge, en plus…

Tila jeta un caillou sur lui pour l’empêcher de terminer sa phrase. Les épaules d’Alizéha se détendirent. Leur mensonge fonctionnait. Elles avaient peaufiné ce discours pour les cas comme celui-ci. Pendant les répétitions, Tila s’était plainte de passer pour « une femme d’un autre temps avant l’heure ». Alizéha avait vingt-trois ans, comme son amie, et elle avait un siècle d’écart avec la plus jeune déité après elle, Agapios, la divinité de l’amour. Puisque la guide leur mentait, à leurs yeux, elle était affiliée à une déité installée depuis longtemps à Olympia.

Evan esquiva la pierre.

  —  J’appelle ça une atteinte à la liberté d’expression !

  —  T’as bien raison. Si ça te dérange, rien ne t’empêche de partir, rétorqua-t-elle.

  —  Quel tyran susceptible…  

  —  Je commence à comprendre pourquoi tu ne voulais pas voyager avec lui, Lize…

  —  D’ailleurs, en parlant de Lize, elle savait qui tu étais, releva Novaly. Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Tila et Lize échangèrent un regard complice en repensant à leur première rencontre. Lorsque la tribu des sages en charge de l’éducation des divinités les avait présentées, elles avaient passé la journée à se lancer des piques. Ce souvenir arracha un sourire à Alizéha. Cette réminiscence suscitait plus d’émotions que le mensonge qu’elle le servit.

  —  J’ai surpris Tila dans une forêt. Elle s’était arrêtée pour manger et ne portait pas son voile. On a fait un bon bout de chemin ensemble et elle n’a plus réussi à me quitter.

  —  Pardon ? s’offusqua la guide. C’est toi qui ne me lâches plus ! T’es bien contente de pouvoir compter sur mon intuition pour trouver ta flûte ! Remercie-moi, ingrate !

Un des pouvoirs des guides était leur intuition. Elle leur permettait de prendre la meilleure décision concernant un objectif, une situation ou pour l’avenir. Cerner la vérité du mensonge ou une personne avec exactitude était un avantage parmi d’autres. On pouvait presque qualifier leur intuition de prémonitoire, mais sa maîtrise était complexe. Selon les intentions, il pouvait conduire à des situations comme celle-ci…

  —  Ô merci, généreuse guide ! ironisa Alizéha. C’est justement grâce à toi et ton intuition qu’on a dû fuir à la hâte Théria. Ce passage à la taverne, tu le sentais bien, hein ?

  —  Tes sarcasmes sont malvenus. Mon intuition avait raison, j’ai gagné plein d’argent ce soir… C’est un pouvoir subtil mais je ne m’attends pas à ce que tu comprennes !

Leurs yeux se lançaient des éclairs. Evan suivait la scène comme un divertissement. Novaly intervint avant qu’elles ne s’étranglent.

  —  Cette soirée était éprouvante, on devrait dormir. Demain, on discutera du voyage.

  —  Tu n’as pas tort. La prise de conscience de ma nature de guide et de l’incroyable personne que je suis doit vous bouleverser, plaisanta Tila.

  —  Tu as raison, comme toujours, ô sage et vénérable guide ! exagéra Evan.

  —  Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi !

Après quelques échanges houleux, chacun extirpa de son sac sa couverture en laine de mouton-bouloches, sauf Novaly qui n’avait pas prévu de dormir à la belle étoile. Tila souleva la sienne.

  —  Viens, elle est assez grande pour deux. Tu vas mourir de froid cette nuit, sinon.

La forgeronne ne se fit pas prier et la rejoignit, heureuse de dormir au chaud. Alizéha s’allongea et étendit la couverture sur elle. Malgré sa légèreté, elle isolait du froid et sa finesse la rendait facile à transporter.

Le crépitement du feu les berçait. Les paupières de la déesse s’alourdissaient à tel point qu’admirer la beauté du ciel étoilé devenait difficile.

Emmitouflé dans son drap, Evan bâilla.

  —  Par pure curiosité, Lize, que comptes-tu demander à Despina ?

Alizéha poussa un long soupir en croisant les mains derrière sa tête. Qu’est-ce qui méritait tant d’effort et de prise de risque, hein ?

  —  Une chose qu’elle seule peut faire : sauver le destin d’une condamnée.

Elle avait assez subi comme ça. Quoi qu’on en pense, elle changerait sa destinée.

Le sien, et celui de Tila. Elle n’en avait pas conscience car la déesse gardait le secret, mais la mort la guettait. De près. Alizéha préférait se jeter à corps perdu dans une expédition pour une flûte disparue depuis des lustres que d’échouer à la protéger.

Et surtout, elle ne le laisserait pas gagner.

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Reveanne
Posté le 02/06/2025
Coucou!
Me revoilà.
Beaucoup d'information dans ce chapitre, je ne suis pas sûre de tout retenir.
En tout cas, c'est très intéressant!
Par contre ça manque de décor (je suis reloud, je sais. XD ) et d'un peu de narration aussi car c'est quand même essentiellement du dialogue.
Bon, j'ai rattrapé mon retard de lecture, plus qu'à attendre la suite maintenant. :)
Elly
Posté le 09/06/2025
Coucou !

Il y a en effet beaucoup d'info, il faut que je trouve une façon de mieux étaler tout ça, mais tant mieux si tu as trouvé ça intéressant !
Tu sais quand je retravaille mes chapitres avant de poster, je pense à toi pour les descriptions maintenant xD
La suite vient d'être posté :) !

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