— Ça sent bizarre, tu ne trouves pas ?
Corentin renifle un peu, le nez hors de la tente qu'il vient de monter.
— Les sapins, non ? Ça manque d'iode en tout cas.
Pixie grogne un peu et se mouche une nouvelle fois.
Du côté du fourgon, Samuel éclate de rire avant d'éternuer lui aussi.
— Ahah, tu te moques, fait Pixie. Mais pour toi aussi ce n'est pas assez pollué ici pour être vivable.
— Non mais j'ai juste pris froid. Rien à voir.
Corentin les laisse se chamailler et inspecte l'intérieur de la tente. Ça devrait faire l'affaire, avec deux tapis en mousse et les sacs de couchage, ils devraient s'en sortir et ne pas avoir trop mal au dos. Le jeune homme laisse glisser sa main sur le sol. Pas de caillou oublié. A priori.
Ses souvenirs de campings ne remontent pas à si loin. Il est habitué à dormir en sous tente avec une bande de copains de son ancien lycée breton. Ils ont gardé plus ou moins contact et partent encore une fois par an le long du GR qui fait toute la côte depuis la Normandie jusqu'à Arcachon. Bon ok, depuis deux ans il y a eu des ratés, et cette année c'est lui qui a annulé sa participation. Pour être ici, en forêt vosgienne, avec Samuel. Et Pixie.
Iel est en train de se changer pendant que Samuel fait chauffer de l'eau sur la bouteille de gaz. Ce soir, c'est coquillettes et ketchup, avec des cookies en dessert. Et de la bière.
Corentin se surprend à observer Pixie. Iel troque le chemisier à carreaux qu'iel a porté la journée pour un tee-shirt tout simple et un sweat à l'effigie de Sailor Moon. Entre les deux, Corentin a une vision très agréable d'un dos fin, de bras musclés, et d'une chute de hanches extrêmement appétissante sous une peau noire.
Ses yeux vont vers Samuel dont il connaît par cœur le physique d'athlète, notamment grâce à ses séances de sport quotidienne. Et lui ? Une peau trop pâle, sauf les bras et les mollets cramés par le soleil breton traitre, celui qui vous brûle sans que vous vous en aperceviez. Des poils noirs pas très esthétiques. Le début d'un ventre à bière. Et des cheveux qu'il n'a jamais pris le temps de soigner puisque toujours indisciplinés par l'iode et le vent.
Il a vu des photos d'Alex aussi.
Il se sent comme le vilain petit canard du groupe.
Et une bouteille apparaît devant lui :
— Tu rêves à quoi ?
Samuel s'assoit à côté de lui, une autre bouteille de bière ouverte à la main. Pixie prend place face à eux sur le petit cagibi qui leur sert à conserver la nourriture fraiche. Essentiellement la bière et des yaourts pour le petit-déjeuner.
Corentin prend une longue gorgée de bière avant de répondre.
— Que je ne corresponds pas à ce qu'un gay devrait être. Genre mince et musclé et avec des cheveux parfaits et une garde-robe correcte.
La fin de la phrase est accompagnée d'un mouvement de main vers le pull de Pixie. Usagi le regarde avec ses grands yeux bleus qui louchent un peu. C'est sans doute un produit chinois non officiel.
— Mais t'es pas moche, fait Samuel.
— Par contre effectivement niveau cheveux et poils au menton, tu pourrais faire un effort, continue Pixie.
— Après c'est un style, continue Samuel. Avec un tee-shirt à rayures et une casquette...
— Et des bottes de pluie !
— Voilà, parfait gay breton !
— Arrêtez de vous foutre de ma gueule.
Pixie se lève et s'approche pour s'accroupir devant lui, un index perplexe sur ses lèvres. Vues de prêt, Corentin les trouve très tentantes. Il est vraiment en manque pour passer de fantasmer sur son meilleur ami à fantasmer sur son nouveau presque meilleur ami, ou presque meilleure amie ?
— Tu sais, la beauté est une construction sociale. Genre, pour beaucoup de mecs de la communauté, surtout les cis d'ailleurs, mais pas que, je suis laid. Pas en matière de proportion ou de poids, mais parce que j'ai la peau noire. Alors pour eux, je suis laide. Si tu ajoutes le fait que je ne me genre pas au masculin, ni au féminin d'ailleurs, et ils n'arrivent même plus à savoir si j'existe même.
— C'est idiot, tu es superbe !
— C'est gentil, merci.
A côté de lui, Samuel lui envoie un léger coup de coude dans les côtes :
— Et t'as fait tourner des têtes lors de la soirée aussi.
— Tu parles...
— Tu voyais que Pixie forcément, t'as pas fait attention.
— Samuel, je crois que les pâtes sont en train de déborder.
— Merde.
Le jeune homme se lève précipitamment pour éviter une catastrophe.
Aussitôt Pixie lui pique sa place et s'approche beaucoup trop près de Corentin à son goût, un nouveau sourire aux lèvres.
— Du coup tu regardais qui à cette soirée ? Samuel ou moi ?
Corentin a envie de s'enterrer sous terre, le plus profondément possible. Et ne jamais ressortir. Vivre sous terre, ça ne doit pas être si compliqué ; il y a de l'eau, de quoi manger, la température est plus ou moins constante, et il n'y a pas de main qui se glisse sur votre cuisse l'air de rien.
— Arrête.
La main repart aussitôt et va pêcher deux nouvelles bières dans le bac isotherme.
— Allez, décoince-toi un peu, dit Pixie. Sinon tu feras quoi quand on sera avec Alex ?
— Rien. Je suis sûr qu'il est très sympa en plus, vu que tout le monde l'aime...
— C'est de la jalousie que j'entends ?
Corentin réfléchit. Il ne s'est même pas posé la question en fait. Est-ce que ça l'énerve quand Samuel est au téléphone avec Alex ? Pas vraiment non. D'ailleurs là il est en train de faire refroidir les pâtes parce que son portable a sonné.
— On va manger froid.
Pixie se lève et prend la cuillère des mains de Samuel qui ne fait pas attention et s'éloigne de la voiture pour continuer à passer son coup de fil. Les yeux de Corentin passent de l'une à l'autre. En fait, si on lui demandait de choisir là, maintenant ? Il ne pourrait peut-être pas.
Admettons qu'on lui demande avec lequel des deux il voudrait coucher ?
Ca lui paraîtrait peut-être bizarre avec Sam, mais en même temps un peu excitant aussi. Comme dans les romances qu'il lit de temps en temps en cachette où des amis d'enfance tombent amoureux l'un de l'autre. Avec Pixie ce serait super excitant, beaucoup moins doux peut-être, mais sans doute plus joyeux aussi ?
— Tu penses encore trop...
Le bol de coquillettes est noyé de ketchup, mais au moins c'est chaud.
— Quatre mois isolé avec ma mère à regarder des séries à l'eau de rose, je crois que je suis trop en manque, je me fais des films.
— Hm...
Samuel revient vers eux avec un sourire jusqu'aux oreilles.
— Alex vient à notre rencontre demain ! Il faut juste qu'on descende jusqu'à la gare de Schi... Schirremèk ? Un nom comme ça, et lui il peut prendre le train depuis chez lui et nous rejoindre à midi. C'est trop cool !
— Est-ce qu'il t'a envoyé le nom exact de la ville ? Demande Corentin. Parce que je ne suis pas certain que ce soit la prononciation correcte.
Le bonheur de Samuel qui saute sur son portable pour vérifier gonfle le coeur de Corentin. Et il ne sait toujours pas s'il en est heureux ou jaloux. C'est tellement... bizarre.
— Schirmeck. S. C. H. I. R. M. E. C. K. Purée c'est trop bizarre comme nom.
— Oui enfin en Bretagne c'est pas mieux, intervient Pixie en allant nettoyer son bol vide et prenant celui de Corentin en passant. Sam, mange, ça va être froid.
#
— Bon, on commence par quoi ?
Pixie est assise sur son sac de couchage et le regarde droit dans les yeux.
Corentin ne sait même pas à quoi se rapporte la question. Il ne peut même pas dire qu'il a bu trop de bière pour être ivre, ils n'avaient qu'un pack de six. Mais vraiment, il ne comprend pas. Samuel est en train de dormir, ou plutôt de papoter avec son mec par texto dans le fourgon, et Pixie et lui se préparent à dormir sous la tente. Comme prévu.
— Je dois choisir entre quoi et quoi ? Finit-il par demander.
Pixie hausse les épaules :
— Discuter de tes problèmes sentimentaux et de ce que tu vas faire quand Alex sera là, ou baiser ensemble.
Corentin manque de s'étouffer.
— Pardon ?
Pixie lève les yeux au ciel avant de soupirer.
— Est-ce que ça te dirait de t'amuser avec moi ? Déjà on commence par ça. Parce que j'ai vu comment tu me regardes, qu'on a papoté une bonne partie de la soirée hier, que ça matchait bien et tout... A moins que tu ne fasses pas dans les trucs d'une nuit ? Juste pour t'amuser ? Ou tu ne veux pas ? Après je comprendrai mais j'ai besoin de savoir.
— Oui... Non... Enfin...
Les mains de Corentin triturent la fermeture éclair de son sac de couchage. C'est un truc vintage en plume d'oie, hyper chaud. Comme celui qu'utilise Pixie d'ailleurs. En se débrouillant, les deux sacs peuvent se zipper l'un à l'autre pour faire une double place. Ce qui peut être pratique dans certaines circonstances.
Comme...
— T'es sûr ?
Parce qu'en y réfléchissant un peu, faire un remake de Brokeback Mountain ici, cette nuit, non en fait, ça ne lui déplairait pas forcément. Mais après il y aura le lendemain matin, puis Sam, puis Alex, puis la famille d'Alex, puis le voyage jusqu'à Reims et le cimetière et son père et déposer Sam à Paris et rentrer seul en Bretagne et...
— Je suis super sur les nerfs en ce moment, finit-il par dire.
Pixie se rapproche de lui. Maintenant leurs genoux se touchent.
— Je comprends.
— Je suis pas certain...
— Moi, coupe Pixie. Je sépare sexe et sentiments. Enfin c'est plus compliqué que ça, mais le concept général correspond à peu près.
— T'es sûr ?
— Moi oui. Et toi ?
Vus de près, les yeux noirs de Pixie, dépourvus de maquillage et juste éclairés par une lampe torche, sont magnifiques et brillants.
— Je...
— Et il faudra qu'on parle du fait de pouvoir aimer plusieurs personnes en même temps, sauf que là, tout de suite, je préfèrerai t'embrasser que de parler de quelqu'un d'autre.
— Oh. Ok alors.
Les lèvres de Pixie se posent sur les siennes et ses mains lui enserrent le crâne et leur chaleur se diffuse tout le long de son corps, de la tête jusqu'à son entrejambe qui commence à s'affoler.
Et plus rien.
— Tu es plutôt lanceur ou receveur ?
— Euh...
Bravo Corentin, belle répartie !
— Ça dépend, finit-il par dire devant le silence patient de Pixie. Mais là je veux bien être, hm, en-dessous ?
— Parfait !
Le sweat Sailor Moon a magiquement disparu, une boîte de préservatif atterrit à la tête des sacs de couchage, et les deux jeunes gens se retrouvent à s'embrasser comme si leur vie en dépendait.
#
— Il dort à poings fermés...
Pixie rentre dans la tente avec une bouteille d'eau et se glisse rapidement dans le double sac de couchage. Il est un peu plus de minuit.
— J'avais la trouille de le réveiller, fait Corentin.
Il faut dire que Pixie est extrêmement douée. Et que Corentin s'est découvert des parties sensibles qu'il ne se connaissait pas. Et s'entendre gémir en pleine forêt dans un silence quasi absolu est très, très gênant.
— Nan, vraiment je pense pas qu'il nous ait entendus.
Pixie lui passe la bouteille d'eau avant de se pelotonner contre lui.
— C'est mon meilleur ami, commence Corentin. Mais je suis parti de sa ville avant qu'il puisse faire son coming-out. Et quand on a pu reprendre contact, il s'était déjà fait mettre à la porte par son père.
— On est beaucoup à avoir ce genre d'histoire...
— Toi ?
— Non, je suis parti avant. Dès que j'ai fêté mes dix-huit ans. Je serai bien restée pour aider ma mère, mais l'ambiance à la maison était vraiment merdique. C'était au moment de la Manif pour Tous. L'église à laquelle allaient mes parents était plutôt proche de ce genre d'individus.
— Tu les vois encore ?
— De temps en temps. Moins parce qu'à chaque fois que j'y vais, il y a une nouvelle cousine, ou une nouvelle fille d'amis à rencontrer et marier. C'est chiant. J'ai vingt-cinq ans et je suis toujours célibataire, c'est louche pour eux.
Corentin lui caresse les cheveux. Ils sont courts, presque ras, mais tout doux.
— Et puis imagine, le mariage ? Même avec un mec ce serait l'enfer. Genre tu as le droit à une seule personne toute ta vie, quelle horreur...
— J'y ai jamais pensé, fait Corentin. Y'a les coups d'un soir, et y'a les mecs que tu aimes vraiment et qui t'aimes vraiment si t'as de la chance. Mais juste un à la fois.
— Entre ces deux extrêmes, mon cher gay breton, fait Pixie en baillant, il y a une infinité de possibilités.
La phrase tourne dans la tête de Corentin une bonne partie de la nuit et jusqu'au lendemain matin.
Bon, maintenant passons au point qui m’a fait bondir : depuis quand les gays français se sont-ils découverts une passion pour les sports ? Des lanceurs et des receveurs ? ‘Scuse me?
Et Corentin qui veut être « en-dessous » ? Jamais je n’aurais imaginé que Pixie aimait le faire « à la papa ». Non, non, please 🙏. Mettons les termes du yaoi, de la fan fic et du MM américain de côté.
(Disclaimer : j’ai quitté le milieu gay fr il y a plus d’une décennie maintenant ; si les mœurs et la langue ont évolué, ignore les commentaires du vieux réac que je suis devenu ^^)