Les trains régionaux en Alsace ressemblent à des fusées. Rien à voir avec les vieux tacots parisiens qui desservent les lignes de RER. Non, ici trois ou quatre voitures bleues s'arrêtent et leurs portes automatiques s'ouvrent dans un quasi-silence.
C'est très étrange.
D'autant plus que la petite gare de Schirmeck fait vraiment décor de carte postale : deux quais goudronnés et un bâtiment de pierre rouge. Pas comme les briques du Nord de la France où Samuel a grandi. Non, une matière plus friable et plus claire. D'après google, il s'agit de grès et la région est très connue pour ce genre de caillou.
Le carnet de Samuel contient déjà deux nouveaux dessins quand le fameux TER s'arrête. Il n'est pas encore midi. Il y a peu de monde, à peine quelques randonneurs et peut-être deux ou trois personnes qui ont dû faire des courses sur Strasbourg.
Et Alexandre.
Il ne le voit pas tout de suite, alors Samuel en profite pour le détailler.
Il est bronzé et ses cheveux blonds sont plus courts qu'en mars. Il porte des vêtements d'été aussi, un short qui lui descend aux genoux et un hoodie kaki ouvert assez moche mais qui a l'air confortable. Il a pris du poids aussi. Rien à voir avec l'étudiant stressé qui oubliait de manger à Paris. Son visage est plus rond, son tee-shirt se tend un peu sous un petit ventre.
Il est juste... adorable.
Samuel a envie de lui sauter dessus et sent le rouge lui cramer les oreilles.
Il se retient très fort. Ils ne sont pas seuls. Et puis il y a toujours ce petit doute au fond de lui... Doute immédiatement détruit par l'immense sourire qui fend le visage d'Alex quand il l'aperçoit.
Presque aussitôt Samuel sent deux bras l'embrasser et lui écraser les côtes.
Ce serait encore mieux avec un baiser mais voilà, non, pas ici. Pas tout de suite. Mais très bientôt.
— Ça me fait tellement plaisir de te voir, tu ne peux même pas imaginer.
Vus de près, les yeux d'Alexandre laissent presque échapper quelques larmes. Mais Samuel va faire semblant de ne rien voir.
— Moi aussi, tu m'as manqué.
L'étreinte d'Alexandre se resserre un peu avant qu'il le lâche et récupère son sac à dos tombé à terre dans la précipitation.
— Tu es tout seul ?
Le couple sort de la gare pour se retrouver sur le petit parking.
— Non. Corentin et Pixie sont allés faire des courses pour le repas. Et puis je crois qu'ils voulaient nous laisser seuls.
Alexandre sourit :
— Je discute avec Pixie toutes les semaines depuis presque six mois et tu te rends compte que c'est la première fois que je vais lea rencontrer ?
— Lea ?
— Oui. C'est une déclinaison du pronom neutre. J'ai lu un peu dessus même si ce n'est pas mon sujet de recherche. A l'oral c'est un peu compliqué, surtout si tu ne pratiques pas régulièrement, tu as vite fait d'oublier ou de t'emmêler les pinceaux. Qu'est-ce qui te fait rire ?
— T'étais un bébé queer quand on s'est quitté.
La main de Samuel s'est glissée dans celle d'Alexandre.
— J'avoue je n'y avais pas réfléchi non plus, ajoute-t-il. Je crois qu'ils ont couché ensemble.
Leurs pas les rapprochent un petit supermarché à quelques centaines de mètres de la gare. On distingue le fourgon sur le parking, mais personne autour. Ils doivent être encore à l'intérieur à choisir la bière du jour ou à comparer les prix.
— Qui ça ?
— Pixie et Corentin. Ils osaient pas se regarder en face ce matin, c'était tellement drôle. Et quand ils se regardaient, ils avaient un sourire jusqu'aux oreilles. Enfin surtout Pixie. Corentin je sais pas, il avait l'air gêné, mais j'ai pas eu l'occasion de lui demander.
— Je ne le connais pas, donc je ne peux pas dire, mais si Pixie l'a laissé lea toucher, c'est qu'il n'est pas foncièrement méchant.
— Non, tu verras, c'est le meilleur.
Naturellement leurs mains se quittent dès qu'ils arrivent près du fourgon. Il y a du monde ici. Pas trop de monde non plus, mais assez pour que cela puisse être... gênant, ou dangereux. On ne sait jamais.
— Ça s'est bien passé hier ? demande Alex.
Sous-entendu, après la panique de Samuel et l'appel de Pixie.
— Oui. Désolé. Je voulais pas t'inquiéter.
— Tu sais, vraiment, il faut me le dire quand ça va pas.
— Tu rentrais chez tes parents, ton frère avait été malade, t'avais déjà trop de trucs à penser.
— Sam...
Ils sont adossés au haillon arrière du fourgon. Samuel se laisse aller contre son petit copain, jusqu'à poser la tête sur son épaule. Alex a toujours été plus grand que lui ?
— Je recommencerai plus...
— T'as intérêt sinon je devrai te punir.
C'est dit sans arrière-pensée. Enfin, Samuel le croit. Mais les paroles d'Alex remuent quelque chose en lui qui n'a pas grand-chose de romantique. Il se souvient de ces moments où son copain pouvait lui ordonner de rester immobile, ou de se laisser faire, sans qu'il proteste une seule fois. Et c'était rarement dans des circonstances normales et tout public.
— Sam ?
Le jeune homme remonte un peu la tête pour voir Alex le regarder avec ce qui doit être une certaine tendresse.
— J'ai envie de toi, fait-il.
Alex ouvre des yeux énormes et détourne le regard. Il cherche désespérément quelque chose à dire. S'il pouvait, Sam le laisserait le prendre là, tout de suite, maintenant, sur ce parking. Il y a une urgence qui le tient au corps et qui lui fait presque faire une bêtise.
Mais il est interrompu par le retour de Pixie et Corentin, et d'un caddie bien chargé.
— Holala, t'es encore plus viril en vrai, fait Pixie.
Iel se jette littéralement dans les bras d'Alex, qui ne peut rien faire d'autre que l'accueillir, et au diable les distanciations physiques. Après un gros bécot sur la joue, Pixie s'éloigne un peu et Sam fait les présentations :
— Alex, je te présente Corentin, mon meilleur ami. Corentin, voici Alex.
Il n'y a pas plus dissemblable, entre Alex, grand, blond et bronzé, et Alex, pâle, maigre et dont les cheveux noirs sont constamment en pétard.
Samuel fronce les sourcils. D'habitude, Corentin est beaucoup plus à l'aise que ça devant des inconnus, ou devant qui que ce soit alors...
Mais son meilleur ami finit par rompre le silence et tend la main à Alex :
— Enchanté. Alors c'est toi le Prince Charmant ?
Samuel est presque sûr d'être le seul à avoir saisi la raillerie dans le ton de Corentin, et il n'aime pas du tout ça.
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Ils sont montés jusqu'à un col, qui porte le nom très décevant de Donon, et laissé la voiture sur le parking d'un restaurant. Un apéritif goûter avalé plus tard, ils ont commencé à grimper à pied, seulement interrompus par les éternuements de Pixie et Samuel.
Vraiment la nature ne leur réussi pas.
Mais quand Samuel se pose au sommet, sur les pierres d'un temple celtique en ruine, il ne regrette pas.
— C'est magnifique.
D'ici ils ont une vue sur les Vosges, des kilomètres de sapins et quelques pâturages, tout en nuances de verts et de bleu pour le ciel.
— Avant que tu sortes ton carnet, fait Alexandre, j'ai un coin à te montrer.
Alexandre commence à contourner le temple et s'éloigner des deux trois autres touristes. Il se retourne simplement pour voir si Samuel le suit. Ce dernier regarde où sont les deux autres. Corentin est absorbé par les ruines, perplexe d'en trouver autre part qu'en Bretagne, et Pixie est en train de vider une bouteille d'eau sans respirer.
— Allez, viens, insiste Alex.
Le jeune homme finit par se décider et laisse son sac à côté de leurs affaires.
Ils descendent un peu, s'éloignant des sentiers, jusqu'à se retrouver au milieu des arbres. D'ici ils ne voient même plus le temple, et encore moins les autres personnes.
— Tu voulais me montrer quoi ?
Samuel se sent un peu idiot quand Alex se contente de le regarder puis de le pousser contre un tronc d'arbre. Ce n'est pas très agréable, mais il oublie très vite son léger inconfort quand son copain l'embrasse.
Samuel ouvre la bouche pour accueillir cette langue qui lui manquait tant, comme à peu près tout le corps d'Alex. D'ailleurs ses mains se glissent immédiatement sous le hoodie et le tee-shirt de son copain, le caressant de bas en haut avant de revenir et se poser sur ses fesses malheureusement recouvertes d'un pantalon.
Quand Alex le laisse enfin respirer, Samuel se sent pousser des ailes.
— J'ai envie de te sucer.
Et il glisse par terre avant que l'autre ait le temps de répondre.
Cela faisait tellement longtemps.
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Pixie éclate de rire devant l'état du pantalon de Sam quand ils reviennent au bout de vingt minutes. Parce qu'ils ont encore eu le temps de s'embrasser et qu'Alex a tenu à le masturber aussi.
Samuel tente vainement d'enlever les traces de terre et les épines de sapin qui s'accrochent à ses genoux.
— Vous êtes allés chercher des champignons ? demande Pixie.
— C'est pas la saison.
Alex ouvre son sac-à-dos et en sort des sandwichs énormes qu'il leur distribue.
— C'est de ma mère, explique-t-il. Y'en a à la terrine de canard, et un végétarien avec de l'houmous pour Pixie. Elle a appris la recette pendant le confinement et comme c'est bio, elle pense que ça va nous faire moins grossir que les mauvaises graisses.
— Quelle douce illusion, répond Pixie en prenant une bouchée. C'est délicieux.
Sam s'installe de nouveau à son poste d'observation, sandwich dans une main et crayon dans l'autre. Ça ne sert pas à grand-chose puisqu'il est incapable de dessiner et de faire autre chose en même temps. Mais il aime bien. Le poids même léger du crayon entre ses doigts est rassurant.
Corentin s'assoit à côté de lui. Ils profitent du paysage en silence, le temps de finir le repas.
— Il a l'air cool, finit par dire Corentin.
Samuel est en train de dessiner le paysage devant eux. Ca fera un bon post sur Instagram. Ca lui vaudra peut-être même un petit don ? Il faudra qu'il aille regarder son paypal ce soir. Et refaire les comptes avec les autres.
— Il l'est, répond-il.
— Bon après, aller faire des saletés dans la forêt sur un endroit plein de touristes...
— Il y a un hôtel plus bas. Tu nous paies une chambre ? Ou une pour toi et Pixie ? Ca sera plus agréable que sous une tente...
Le visage de Corentin prend une jolie teinte rouge, et ce n'est pas du au soleil. D'ailleurs il n'a pas l'air d'avoir mis de la crème solaire. Samuel se lève vite pour chercher son tube dans son sac et commence à en étaler sur la nuque de son ami sans lui laisser le choix de protester.
— Je sais pas pourquoi on a fait ça, finit-il par dire.
— Parce que vous en aviez envie ?
Les épaules de Corentin lui paraissent très tendues, pleines de noeuds. Vivement qu'ils puissent dormir dans un vrai lit. Tout dépendra des résultats du test qui se font attendre.
— Oui bien sûr. Mais je sais pas...
Corentin se tourne vers lui :
— Toi tu ferais jamais ça non ? Coucher avec quelqu'un juste parce que tu en as envie.
Samuel s'essuie les mains et reprend sa place sur le rocher. A quelques mètres Pixie et Alex ont l'air d'avoir une conversation intense. Alex aussi devrait se mettre de la crème. Le soleil est particulièrement intense aussi haut.
— Je sais pas, je n'en ai jamais eu vraiment l'occasion, finit-il par dire. Je ne me suis jamais posé la question.
Il repense à ses quelques années sur Paris, après avoir quitté ses parents. Il fallait d'abord survivre, puis vivre dans le placard pour ne pas se faire défoncer. Il n'avait pas assez d'argent pour aller en boîte, n'avait aucune connaissance des interactions sociales chez les gays, surtout à Paris. Son identité se limitait au silence et au porno. Jusqu'à Alex.
— Vraiment, Corentin, j'en sais rien du tout.
On dirait que tu prépares lentement mais sûrement la deuxième étape de l’éveil sexuel de Samuel dans ce chapitre.
Message à Corentin : s’envoyer en l’air parce qu’on en a envie, c’est une raison super valide. Force à toi et à tes désirs !