Chapitre 7 : La traversée du désert

Fidèle à la promesse faite à Lundiva, Nevra n'avait plus jamais convoité le sang de Rena. Bien que le souvenir évanescent de sa saveur si particulière le rendait parfois mélancolique, il ne ressentait pas l'envie ou le besoin de s'en gorger. Cinq ans s'étaient écoulés depuis sa rencontre avec la jeune yôkai, cinq années durant lesquelles ils avaient poursuivi leur formation auprès de Maître Sakumo. 

Ils avaient tous les deux bien grandi, physiquement et mentalement, et leurs compétences s'étaient grandement améliorées. Rena rencontrait encore quelques difficultés à maîtriser ses flux magiques, surtout lorsqu'il s'agissait de tracer des cercles magiques, mais elle ne perdait presque plus le contrôle de ses pouvoirs et arrivait désormais à se ressaisir toute seule, ce qui lui avait redonné confiance en elle et en ses capacités.

À quinze ans, le vampire avait fière allure, ce qui n'avait pas échappé à sa marraine qui s'émerveillait de sa ressemblance grandissante avec son père. Elle louait sa beauté et lui prédisait une grande popularité auprès de ses pairs, mais Nevra aurait préféré être complimenté sur sa force et sur ses talents de combattant. 

Même Sakumo insistait pour le former au titre de Conquérant des Mille Nymphes, répétant sans cesse qu'il avait un formidable potentiel de séduction et ferait sensation auprès de la gent féminine d'ici quelques années. Le vampire était d'ailleurs tombé sur une collection de contes érotiques illustrés, alors qu'il cherchait un ouvrage sur l'utilisation de la magie dans les arts martiaux, et il soupçonnait son maître d'être derrière cette manipulation saugrenue, car ces livres n'avaient clairement rien à faire là, exposés à la vue de tous.

Victime de sa curiosité maladive, Nevra en avait lu quelques-uns en cachette. Ces lectures, loin de le laisser indifférent, lui avaient clairement révélé l'objet de ses fantasmes d'adolescent. Quand il s'adonnait à ces lectures grivoises, Rena lui venait souvent à l'esprit et son excitation n'en était que plus grande. Honteux de nourrir des pensées aussi indécentes envers son amie et désireux de ne pas entacher la pureté de ses sentiments pour elle, il avait fini par les remettre à leur place et s'était promis de ne plus y toucher, aussi forte la tentation fût-elle.

Nevra n'était pas le seul à avoir changé. Rena était bien plus grande, même si, comme son ami l'avait prédit, il la dépassait d'une bonne tête. Elle venait récemment de fêter son quatorzième anniversaire, le 16 du mois d’Akilâ, un des mois les plus froids de l’année. Sa petite bouille ronde qu'il trouvait si mignonne s'était affinée, de même que sa silhouette qui était plus élancée avec des formes plus marquées. Ses yeux gris s'étaient éclaircis, donnant à son regard la couleur mélancolique d'un ciel d'hiver, et ses longs cheveux, aussi blancs et doux qu'un manteau de neige, lui tombaient dans le creux du dos. Aux yeux du vampire, c'était indéniablement la plus jolie des filles de son entourage, et il était fier d'avoir une meilleure amie aussi ravissante.

***

L'orphelinat avait également connu quelques changements. Certains enfants étaient partis après avoir fêté leur seizième anniversaire, remplacés par de nouveaux arrivants plus jeunes, mais l'entente entre les orphelins n'était pas toujours facile, les tensions étaient inévitables et la maisonnée avait son lot de disputes, de cris et de larmes, mais aussi de bons moments, de rires et de joie.

Nevra et Rena passaient le plus clair de leur temps libre à l'extérieur, à s'entraîner au dojo ou à flâner dans les rues d'Eel, mais ils ne négligeaient jamais les tâches ménagères ou l'apprentissage de leurs leçons, et s'efforçaient de participer activement à la vie de l'orphelinat. Rena n'était plus aussi crainte qu'à son arrivée, et certains de ses camarades avaient même appris à l'apprécier. Seules Senya et Azilis nourrissaient une haine et une jalousie tenaces à son encontre, mais la yôkai ne s'en souciait guère, tant qu'elles ne lui faisaient pas de tort et se contentaient de la maudire dans leur coin.

Hidan était plus vindicatif, il ne portait pas le vampire ni la yôkai dans son cœur, et il le faisait savoir par ses provocations et ses insultes incessantes. Il prenait plaisir à pousser Nevra à bout jusqu’au mot de trop, ce qui se soldait immanquablement par une bagarre sanglante et un passage par le bureau de la directrice.

Lundiva avait menacé plusieurs fois de renvoyer Hidan s'il ne se tenait pas à carreau, mais ses menaces n'avaient que peu d'effet sur le fauteur de troubles qui savait pertinemment bien qu'elle était trop gentille pour le mettre à la rue. Elle avait donc tenté de raisonner son filleul, plus mature et réfléchi, en le suppliant de faire preuve de patience. Sa marraine s'inquiétait pour l’avenir du jeune hiderigami au tempérament de feu et se demandait ce qu'il allait devenir avec un tel caractère. Nevra lui avait promis de faire un effort supplémentaire, même s'il prenait déjà beaucoup sur lui, mais il ne garantissait rien, surtout si Hidan s'en prenait à Rena. Le yôkai de feu pouvait bien dire ou penser ce qu'il voulait de lui, mais il ne supportait pas qu'il dise du mal de son amie.

— Rena est une grande fille, elle est capable de se défendre toute seule, lui fit remarquer Lundiva entre amusement et sévérité. Je ne l'ai jamais entendu se plaindre de l'attitude d'Hidan envers elle.

— Parce qu'elle est trop gentille. Elle dit que ça ne lui fait rien, mais je suis sûr que dans le fond, elle trouve ça blessant, et ça doit l'épuiser mentalement.

— Ce qui doit l'épuiser, c'est de devoir intervenir pour vous séparer à chaque fois que vous vous battez. Tu crois vraiment que ça lui fait plaisir de te voir te prendre des coups pour elle ?

— J'en donne plus que j'en prends, répliqua Nevra avec arrogance en affichant une moue boudeuse.

Il devait tout de même admettre que sa marraine n'avait pas tout à fait tort. Rena lui faisait la morale à chaque fois qu'il se battait, ils s'étaient même disputés plusieurs fois à cause de cela. Il lui reprochait de se laisser faire et elle lui reprochait d'être trop impulsif. Le ton montait, jusqu'à ce que les mots dépassent la pensée du vampire, ce qui ne manquait jamais de blesser son amie. Elle refusait alors de lui parler jusqu'à ce qu'il lui présente ses plus plates excuses, ce qui pouvait prendre de quelques heures à quelques jours, selon l'opiniâtreté du garçon. Cependant, aucun différend ne pouvait les séparer bien longtemps, et ils finissaient toujours par se réconcilier.

                                                  ***

Tous les trois mois, les deux apprentis guerriers de l'Ombre étaient évalués sur leurs compétences. En fonction du score qu'ils obtenaient, ils pouvaient passer au niveau supérieur. Sinon, ils devaient continuer à perfectionner leurs compétences actuelles jusqu'à les maîtriser parfaitement. C'était un moment que Nevra redoutait particulièrement, car par souci d'équité et d'objectivité, Maître Sakumo avait fait appel à Scorpio pour superviser leur évaluation, et le vampire s'était déjà fait recaler plusieurs fois.

L'ancien disciple de Sakumo n'était pas aussi souple et indulgent que son maître. Il ne ménageait pas les deux adolescents et ses épreuves étaient un véritable parcours du combattant. La moindre erreur leur valait une salve d'insultes, il se fichait qu'ils se blessent ou se battent jusqu'à l'épuisement, il les rabaissait constamment, leur répétant sans cesse qu'ils étaient aussi nuls l'un que l'autre, et qu'ils feraient mieux de laisser tomber et de retourner jouer à la dinette à l'orphelinat. 

Sans Maître Sakumo pour le tempérer, ils n'auraient sans doute jamais réussi une seule évaluation, malgré tous les efforts qu'ils fournissaient. Cela relevait du miracle quand Scorpio leur accordait la moyenne, ce qui leur permettait d'accéder, de justesse, au niveau supérieur.

***

Ce matin, Nevra avait la boule au ventre. Ils avaient rendez-vous à l'aube pour leur évaluation trimestrielle, mais c'était une promesse d'humiliation qu’il n'avait pas envie d'honorer. Il aurait préféré pouvoir se faire porter pâle et passer la journée au chaud dans son lit, d’autant plus qu’il faisait terriblement froid dehors, mais Rena ne l'entendait pas de cette oreille.

— Allez, Nevra. Lève-toi. On va être en retard.

— On peut pas sécher pour une fois ? De toute façon on va encore s'en prendre plein la gueule. À quoi bon s'entraîner comme des malades, si c'est pour échouer à chaque fois ?

— On est évalué sur nos compétences en magie d'illusion aujourd'hui. Il n'y aura pas de combats, on ne devrait pas s'en prendre plein la figure.

— Tu crois ?

— Mais oui. Ce serait plutôt à moi de m'inquiéter. La magie c'est vraiment pas mon fort, j'espère juste qu'à nous deux on arrivera à obtenir la moyenne. On s'est fait recaler à cause de moi la dernière fois, quand on a été évalué sur la téléportation.

— C'est pour ça que je propose qu'on n'y aille pas. Si c'est pour échouer, autant s'entraîner encore pendant trois mois et se présenter quand on se sentira prêts.

— Même si on s'entraîne pendant trois ans, on ne se sentira jamais assez prêts face à Scorpio. Faut bien se lancer à un moment. Puis même si on échoue, on peut apprendre de nos erreurs et travailler sur les points à améliorer. C'est aussi à ça que servent les évaluations, et même si les épreuves de Scorpio sont difficiles et qu'il est dur avec nous, au moins on progresse. Allez ! Oublie ton égo et allons-y. Si on arrive en retard, on va se prendre un savon.

Nevra s'était laissé persuader par son amie, mais il y allait à reculons et goûtait déjà à l'amertume de la défaite.

— Allez ! le pressa Rena sur le chemin du dojo. Arrête de traîner des pieds.

La yôkai attrapa son ami par le poignet pour le forcer à avancer au pas de course. Ils couraient presque lorsqu'ils arrivèrent devant le dojo de Maître Sakumo. Alors qu'ils traversaient la cour, Rena arrêta le vampire d'un geste.

— Écoute.

— Quoi ? J'entends rien.

— Justement. Il n'y a pas un seul bruit. C'est le silence plat. On n'entend pas la clameur du quartier ni le bruit du vent. Et regarde les branches du cerisier, on dirait qu’elles sont figées. 

Nevra jeta un coup d'œil à l’arbre dépouillé de ses feuilles et de ses fleurs. Ses branches couvertes de fines manches neigeuses étaient effectivement étrangement immobiles. Pourtant, lorsque le vampire se pencha pour poser une main sur le sol enneigé, le manteau blanc lui parut froid et humide, comme il s’y attendait. Tout comme sa camarade, il avait une étrange sensation de malaise.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda-t-il, l’air dubitatif. 

— Je crois que l'épreuve a déjà commencé. Reste sur tes gardes.

— T'es sûre ? On n'a pas vu Scorpio ni Maître Sakumo. Ils auraient lancé l'épreuve sans nous prévenir ?

— Ils en sont tout à fait capables.

— C'est pas faux. Ils sont assez tarés pour nous faire ce genre de coup fourré. Qu'est-ce qu'on doit faire exactement ? On n'a reçu aucune instruction.

— Je ne sais pas. Peut-être que c'est juste une partie de cache-cache et qu'on doit déjouer les illusions pour les trouver ?

— T'es optimiste, toi ! Une épreuve aussi tranquille, j'y crois pas trop, mais on peut toujours faire le tour du dojo.

***

Un vent chaud et sec leur balaya le visage lorsqu'ils firent glisser la porte de la salle d'armes, ce qui n’était pas normal puisqu’ils étaient en plein hiver. À peine eurent-ils franchi le seuil de la pièce, qu'elle s'était dissoute pour laisser place à un vaste désert de sable brûlant et de dunes ocre. Un soleil aveuglant brillait ardemment dans un ciel limpide, vierge de tout nuage. La chaleur était aussi accablante que le foyer d'une forge qui tournait à plein régime.

— Qu'est-ce que... ? On est où, là ?

— Ce doit être une illusion, dit Rena bien que son ton hésitant trahisse son incertitude. On doit toujours être dans le dojo.

— Qu'est-ce qu'on doit faire alors ? Essayer de la dissiper ?

— Peut-être, je ne sais pas...

— T'as pas l'air très sûre de toi.

— Parce que je ne le suis pas ! T'as qu'à réfléchir toi aussi, au lieu de me poser toutes les questions comme si j'avais les réponses.

— C'est bon, c'est bon. Ne t'énerve pas. D'habitude c'est toi la plus douée quand il s'agit de résoudre des énigmes, moi je préfère l'action. On a qu'à avancer, on trouvera bien des indices.

Rena acquiesça et les deux amis débutèrent leur errance à travers le désert. Le soleil qui culminait dans le ciel n'avait pas bougé d'un iota, toutes les dunes se ressemblaient, et les grains de sable semblaient tous parfaitement identiques.

— Ça fait combien de temps qu'on marche là ? demanda Nevra en essuyant son front en sueur d'un revers de manche. Il fait trop chaud, je suis mort de soif, j'en peux plus...

Sa camarade sortit sa montre de poche, mais les aiguilles tournaient à l'envers, rendant toute estimation de l'heure impossible. Quant à celle de Nevra, il avait la désagréable impression que les aiguilles, parfaitement fixes, lui faisaient un doigt d'honneur.

— Tu ne peux pas nous rafraîchir avec tes pouvoirs ?

— Je peux essayer, mais tu sais que tout ça, c'est dans notre tête ?

— Mais tes pouvoirs sont réels, eux. Ils auront peut-être un effet.

— Justement, c'est ça qui est dangereux. La chaleur qu'on ressent n'est pas réelle, mais le froid que je vais t'infliger lui est réel, sauf que rien ne garantit que tu vas le sentir. Je pourrais tout aussi bien t'infliger des engelures que tu n'en saurais rien.

— Je ne te demande pas de me transformer en statue de glace, juste un petit courant d'air frais, pour voir.

— D'accord. Je vais essayer.

La yôkai se concentra pour invoquer ses pouvoirs de glace, juste assez pour créer un petit tourbillon de neige au milieu de cette implacable aridité, mais sous leurs yeux ébahis les flocons s'étaient mués en grains de sable et la tempête de neige avait viré à la tornade de sable.

— Pouah ! toussa le vampire, le nez et la gorge emplis de sable. Pourquoi ça n'a pas marché ?

— Nos sens sont complètement sous le contrôle de Scorpio, on ne peut pas utiliser la réalité pour influencer cet espace.

— Comment on fait pour sortir de ce putain de désert alors ? se lamenta à Nevra qui en avait ras le cul de tout ce sable, aussi bien littéralement que métaphoriquement. On a le droit de déclarer forfait ? Je t'avais dit que ça ne servait à rien de venir, on aurait dû rester à la maison. Quelle plaie...

— Roh, c'est bon, t'as fini de râler ?

À genoux dans le sable, dégoulinant de sueur de la tête aux pieds, le vampire avait perdu le peu de motivation qui lui restait. Alors que le sable fin lui filait entre les doigts, il commençait à douter de son état mental. Tout semblait si réel. La texture granuleuse du sable, les courants d'air chaud qui balayaient les dunes, ses vêtements trempés de sueur qui lui collaient à la peau, la soif qui lui parcheminait la gorge, le soleil qui lui brûlait les yeux, tout cela était bien trop réaliste pour n'être que le fruit de leur imagination.

— Et si c'était vrai ?

— De quoi ?

— Et si ce n'était pas une illusion ? Et si on avait vraiment étaient transportés dans un désert, quelque part au milieu des Terres d'Encens ou au fin fond de la Terre des Anciens ?

— Ne raconte pas n'importe quoi. C'est exactement ce que Scorpio veut. Il veut couper notre lien à la réalité et la remplacer par ses illusions. La magie d'illusion s'attaque à la volonté et à la capacité de réfléchir rationnellement de la victime, elle instille le doute dans son esprit jusqu'à ce qu'elle perde tous ses repères. Scorpio savait qu'on serait préparés, donc il joue avec nos nerfs, il essaye de nous démotiver et de brouiller notre perception de la réalité.

— Rena...

— Quoi encore ? Tu n'as pas écouté ce que je viens de te dire ?

— Je crois que je m'enfonce...

Son amie se retourna pour constater que le sol était effectivement en train de s'affaisser sous leurs pieds, le sable aspiré violemment par la gravité comme dans un sablier géant. Ils n'eurent pas le temps de réagir qu'ils étaient déjà tirés vers le fond.

— N'oublie pas que tout cela n'est pas réel ! cria Rena avant qu'ils ne soient complètement engloutis. Tu ne vas pas mourir, alors reste concentré !

Nevra luttait contre la panique et la sensation de suffocation qui lui brûlait les poumons. La sensation était si réellement douloureuse qu'il devait s'agripper de toutes ses forces aux mots de Rena pour ne pas perdre conscience. L'instant d'après, il chutait dans le noir. Il atterrit brutalement dans ce qui semblait être un cours d'eau souterrain aux relents d'égout. Le vampire pouvait à peine se réjouir de respirer librement tant l'odeur était pestilentielle.

— Rena ? appela-t-il en se bouchant le nez.

— Je suis là.

— Ça va ? Tu ne t'es pas fait mal ?

— Non, ça va. Et toi ?

— Ça va. Tu avais raison, finalement je ne suis pas mort. C'est quoi cette odeur ? Ça pue le rat crevé. 

— Au moins, il fait frais et humide.

— Ouais, mais bizarrement je n'ai plus soif.

— C'est normal, tu n'étais pas vraiment déshydraté, c'était juste une impression.

— Comment tu fais pour rester aussi calme et lucide ?

— J'utilise les techniques de méditation que nous a apprises Maître Sakumo, ça m'aide à rester concentrée et à ne pas perdre l'objectif de vue.

— Ah ouais, mais moi et la méditation, ça fait deux. J'arrive déjà pas à méditer dans un endroit calme, alors là...

— Tu me fatigues... Tu ne fais vraiment aucun effort. Allez, avançons.

Nevra poussa un soupir résigné tout en songeant une fois de plus qu’il aurait été bien mieux à la maison. Scorpio était vraiment un sadique qui prenait un malin plaisir à le torturer, il en était intimement convaincu.