Chapitre 6 - Une alliance inattendue

Notes de l’auteur : Ce chapitre est à présent corrigé. Il a fait l'objet d'une réécriture en profondeur pour mieux expliquer le raisonnement d'Oni et de Feris. J'ai également ôté une scène dérangeante où la jeune femme blessée se réveillait dans un lit, complètement nue et à la merci du mercenaire. Encore une fois, il semblerait que mon moi adolescent avait un penchant pour les tropes les plus malsains de la littérature. Un grand merci à Péridotite pour ses précieux commentaires.

Bonne lecture <3
Ori'

Mis à jour le 13/08/2024.

Irotia, rives de la Palatine, 13 septembre 3224.

Oni grogna et se retourna dans son sommeil. Des images de la fusillade tournaient en boucle dans son esprit. Elle se trouvait coincée sous un déluge de feu et de plasma. Tout autour d’elle, des hommes portant des masques grimaçants se rapprochaient. Paniquée, la jeune femme chercha son arme à tâtons mais ses doigts ne rencontrèrent que le sol dur et froid du hangar. Elle allait mourir ici. Il fallait qu’elle trouve une issue, qu’elle sorte de cet entrepôt avant que l’alcool ne s’embrase... 

Elle ouvrit les yeux. D’abord, la lumière la brûla et elle dut refermer les paupières. Puis après quelques secondes, elle refit un essai couronné de succès. Elle se trouvait dans une chambre de dimensions modestes, meublée du strict nécessaire. Une armoire, un bureau encastré, une table de nuit et le lit de camp sur lequel elle s’était assoupie. À ses pieds, son manteau et son seize-coups l’attendaient. Tout semblait paisible autour d’elle, pourtant elle ressentait une sensation de danger, comme une présence hostile et oppressante. Le vacarme de la fusillade et des explosions résonnait sous son crâne. Le contraste entre la pièce propre et bien rangée autour d’elle et cette avalanche de sons, de flash lumineux qu’elle ressentait lui donnait la nausée. Une douleur sourde pulsait à l’intérieur de sa tête et lui vrillait les tempes, prémisse d’une solide migraine. Encore perdue dans les brumes de son cauchemar, elle s’étira et bâilla pour chasser ces sensations désagréables. 

« Enfin réveillée, princesse ? » 

Oni sursauta et balaya la pièce du regard. Feris Park montait la garde devant sa porte, installé sur une chaise les jambes croisées. L’homme qui avait détruit la vie de son père. L’homme qu’elle haïssait. Elle soupira d’exaspération et lui jeta un regard noir. Lorsqu’elle essaya de parler, elle avait les lèvres sèches et la bouche pâteuse. Les mots en sortirent comme un croassement désagréable. 

« Où sommes-nous ?

- Chez un ami. Je crèche dans cette chambre depuis mon retour sur Irotia. Ne t'en fais pas, tu es en sécurité ici.

Des souvenirs confus lui revinrent en mémoire. L'attaque du commando militaire, l'incendie du Troquet des Parieurs. Elle avait pris le mercenaire en otage dans une navette de transport, et ensuite...

- Tu es tombée dans les pommes, lui confirma Feris. J'ai sous-estimé la gravité de ta blessure, un éclat de verre s'est enfoncé dans ta cuisse lors de l'explosion. La compresse anesthésiante ne faisait plus effet, alors j'ai dû t'administrer un psychotrope pour le retirer.

- Vous m'avez droguée, espèce de taré ?!

- Oui. Mais c'était ça ou te vider de ton sang.

La jeune femme posa les yeux sur sa jambe. La plaie était recouverte d'une compresse cicatrisante et d'un bandage propre. En le soulevant du bout des doigts, elle aperçut des points de suture maladroits. Sur le meuble de chevet reposaient une bassine, un linge tâché d'hémoglobine, un tesson de bouteille de la taille d’un pouce et des instruments de chirurgie. 

- C’est vous qui m’avez opérée ? asséna-t-elle d’une voix cinglante. 

Park acquiesça avec un sourire confus.

- Je ne suis pas très doué pour le raccommodage, s’excusa-t-il. Tu garderas sans doute une cicatrice, mais j’ai réussi à sortir l’éclat qui s’était logé dans le muscle. Tu as de la chance qu’il n’ait pas sectionné l’artère fémorale.

Oni eut un rire amer.

- Pas très doué, c'est un euphémisme. Vous m'avez charcutée comme un vulgaire morceau de viande.

- Vois le bon côté des choses, tu es toujours en vie. Je crois que le mot qui te brûle les lèvres est : merci.

Elle esquissa un rictus méprisant.

- Il ne fallait surtout pas laisser mourir votre précieux trophée de chasse, pas vrai ? À combien s'élève la prime pour la capture de la Mort Rouge, cette année ? Deux millions de toscains ?

- Je l'ignore et je m'en moque. J'essaie juste de te protéger.

- Je ne vous ai rien demandé. Je suis parfaitement capable de me défendre seule.

Elle se leva, chancela et parvint à retrouver son équilibre. Elle passa son manteau sur ses épaules, rangea son seize-coups contre sa ceinture et glissa ses couteaux dans ses bottes montantes. Elle n’avait plus qu’une envie désormais, quitter ce type affreux et rentrer s’allonger dans le noir avec une poche de glace sur le crâne.  

- Je peux savoir où tu vas ? 

Oni lui lança un regard meurtrier.  

- Je vais vous citer un philosophe que vous connaissez bien, cracha-t-elle. Il se nomme Feris Park et son essai s’intitule “mêle-toi de tes oignons”. 

- Touché », ricana le mercenaire. 

La jeune femme le bouscula en quittant la chambre. Elle traversa un long couloir, descendit un escalier et arriva dans un living éclairé par les premières lueurs du jour. Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Le monde chancelait autour d’elle, elle se sentait épuisée et vulnérable. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas s’effondrer contre un mur. Des halos de lumière clignotaient devant ses yeux et des taches sombres obscurcissaient sa vue avant de disparaître inexplicablement. Pour calmer la migraine, elle s’avança jusqu’à une verrière et observa le paysage. 

L’appartement était un duplex spacieux situé à mi-hauteur d’une tour dominant la ville. À travers les baies vitrées, Oni distingua la silhouette argentée de la Palatine qui sinuait paresseusement sous le soleil levant. La couronne des Hauts-Jardins la séparait du cœur de la cité, avec ses parcs arborés qui s’étendaient à perte de vue. Elle se trouvait sur la rive sud du fleuve, à environ une heure du palais du gouverneur. Au loin, des fumées éparses s’élevaient dans l’air, vestige du terrible incendie qui avait ravagé une dizaine d’entrepôts et le Troquet des Parieurs la nuit précédente. Mais la véritable splendeur du panorama se dévoilait là où l'horizon étreignait le ciel. La lune y tirait sa révérence au profit de l’aube naissante, couronnant Revitalis et les stations orbitales d’un diadème de lumière. 

« Magnifique, n’est-ce pas ? J’ai toujours aimé cet endroit. Douze ans à contempler les merveilles de la capitale, et j’en avais presque oublié à quel point Irotia pouvait être belle. » 

Oni fit volte-face. Le mercenaire était là, tranquillement accoudé à la rambarde de l’escalier, observant l'embrasement du ciel avec un sourire nostalgique. La simple présence de cet homme lui donnait des haut-le-coeurs. La fille de Maz rêvait d’écraser son poing sur son nez tordu. 

« Ecoute, reprit Feris avec beaucoup de sérieux. Je sais que tu ne m’aimes pas beaucoup, mais là, il faut qu’on cause. 

- Pourquoi faire ? cracha Oni d’un ton venimeux. Vous êtes surpris que j'exerce comme tueuse à gages ? Vous allez me balancer à la Sécurité Civile ? 

- Je ne crois pas, non. Ton père serait furieux et je préfère ne pas t’avoir comme ennemie. 

- Sage décision. Maintenant, foutez-moi la paix. » 

Elle traversa le salon à grandes enjambées pour s’éloigner du mercenaire. Oni s’étonna de la décoration très sobre de la pièce : pas d’œuvres d’art extravagantes, de mobilier hors de prix ni de photos de famille accrochées aux murs. Seuls une toile holographique, un écran mural et quelques plantes vertes venaient rompre la monotonie du beige qui envahissait les lieux. Cet appartement fade et sans saveur semblait tiré d’une publicité immobilière. Aux yeux de la jeune femme, il manquait cruellement de vie. Son cœur se serra lorsqu’elle pensa à sa planque de l’impasse Vertigo, désormais compromise. Elle devrait se trouver une nouvelle tanière. 

« Tu as l’air pressée de partir », fit remarquer Park dans son dos. 

Elle accéléra le pas, laissant la cuisine sur sa gauche pour atteindre le hall d’entrée. Elle en avait plus qu’assez de ce type insupportable que son père lui avait fourré dans les pattes. Oni n’était pas stupide, elle avait bien compris que Maz avait engagé Feris pour veiller sur elle. Pour quelle autre raison l’aurait-il suivie jusqu’au Troquet des Parieurs ? Mais la Mort Rouge ne comptait pas se laisser faire. Il était hors de question que le baltringue lui colle aux basques à longueur de journée comme son ombre.

Hélas, il la rattrapa sur le palier et la saisit fermement par le bras. 

« Ecoute-moi bien, petite écervelée ! dit-il d’un ton menaçant. J’ai perdu trois de mes hommes hier pour te sauver de cette fusillade. Ils sont restés coincés dans l’entrepôt et le commando a tout fait sauter après notre départ. Alors je m’en contrefiche que tu sois la Mort Rouge, la fille cachée de l’Empereur ou une vedette de cinéma. Si tu refuses de m'aider, Maz va adorer le portrait que je vais lui faire de sa princesse chérie. » 

Oni fit mine de se dégager, mais le mercenaire ne lâcha pas sa prise. Elle était trop faible pour lui résister. Elle se sentait fiévreuse et avait atrocement mal à la jambe. La jeune femme dut s’avouer vaincue. Elle fit signe à Park qu’il avait gagné et le suivit à l'intérieur en claquant la porte. Au fond, elle savait que le baltringue avait raison. Il connaissait sa véritable identité et malgré ça, il n’avait pas hésité une seconde à risquer sa vie pour elle. Il aurait pu la dénoncer un million de fois pendant qu’elle était inconsciente, mais il s'était improvisé chirurgien pour soigner sa blessure. Pour le moment, elle devait lui faire confiance. 

Feris la ramena dans le salon, tira une chaise et se laissa tomber dessus en grognant, les pieds sur la table. Oni prit place aussi loin que possible sur le canapé. Elle faisait face à l’écran mural qui transmettait les dernières informations. La présentatrice, une vieille femme coiffée d’un chignon et vêtue d’un chandail usé, racontait d’une voix lasse la collision entre une navette de transport et un glisseur à hydrogène en plein cœur de la Ruche. À en croire le reportage, cet accident aurait provoqué le terrible incendie du Troquet des Parieurs, dont le bilan provisoire s’élevait à une trentaine de victimes. Les secouristes continuaient de fouiller les décombres du quartier à la recherche de survivants. Aucune mention du commando militaire ni d'une fusillade. La Sécurité Civile étouffait l’affaire. 

« Bon, reprit Feris. Maintenant que nous sommes bien installés, j’attends des réponses. Et pas la peine de me raconter des salades, je finirai par le découvrir. Si tu joues franc-jeu avec moi, je ferai de mon mieux pour te sortir de cette galère. Tu as peut-être du mal à le croire, mais je ne suis pas ton ennemi dans cette histoire. 

Il l'observa, cherchant un signe d’assentiment sur son visage. Oni resta assise, le regard dans le vague, perdue dans ses pensées. « Elle est en état de choc, pensa-t-il. Elle a beau jouer les dures à cuire, ça reste une gamine qui vient d’essuyer une fusillade. Elle doit plus souvent être du bon côté des armes à feu que du mauvais. » Malgré tout, il n'avait pas le choix. Pour progresser dans son enquête, il devait l'interroger. Il décida de commencer par une question facile.

- Depuis combien de temps t'es dans le métier ?

Il fallut quelques instants à Oni pour comprendre ce qu'il lui demandait.

- Bientôt dix ans, répondit-elle. Dans un mois.

- Donc, tu as reçu ton premier contrat à vingt-quatre ans ? »

Elle acquiesça, mais son esprit était ailleurs. Le mercenaire se leva, se rendit jusqu’à la cuisine et attrapa deux verres translucides dans un placard, puis y répartit ce qu’il restait d’une bouteille d’alcool fort. Il prit également des glaçons, les enveloppa dans un linge et sortit une seringue d’antalgiques d’un tiroir. Il revint dans le salon et tendit un verre à Oni, qu’elle accepta poliment. Si elle ne but pas une goutte, elle fut cependant soulagée de pouvoir se faire une injection. Feris avala son alcool d’une traite et soupira d’aise. Sur l’écran plat, la journaliste visitait à présent le chantier d’un immense stade en construction. Le bandeau d’informations indiquait « Accueil des grands jeux galactiques : serons-nous prêts à temps ? » 

« Tu devrais mettre les glaçons sur ton front, conseilla-t-il. Tu plisses tellement les yeux avec ton mal de crâne que tu ne verras bientôt plus rien. 

Oni prit le torchon humide et l’appliqua contre ses tempes. Immédiatement, elle sentit la douleur refluer.

- Bien. Maintenant, j'aimerais que tu m'en dises plus sur ta première victime. Tu bossais déjà pour Willys, à cette époque-là ?

- En quoi ça vous intéresse ?

- J'ai besoin de connaître ta personnalité pour cerner nos adversaires. Je pense avoir compris l'essentiel des évènements qui ont conduit à l'attaque du Troquet des Parieurs. Ce qui me manque, c'est l'histoire de la Mort Rouge. Que tu le veuilles ou non, tu es impliquée jusqu'au cou dans cette affaire.

La jeune femme soupira.

- C’était une ordure qui avait violé et massacré une gamine, expliqua-t-elle. Les enquêteurs l’avaient arrêté puis relâché faute de preuves. Quand elle l’a appris, la mère de la victime est venue trouver Willys pour que ce monstre ne fasse plus de mal à personne. Ludo m’a proposé le job. 

- La mystérieuse tueuse en rouge qui venge la veuve et l’orphelin. Je vois. Combien de temps il t’a fallu pour comprendre que tu adorais semer des macchabées ? 

- Dès que j’en ai eu fini avec ce sale type. 

- Waouh. Tu as vraiment dû prendre ton pied.

Oni jeta un regard intrigué au mercenaire. Ce Feris Park était décidément un drôle d'oiseau. Non seulement il ne la jugeait pas, mais en plus il semblait fasciné par son histoire. Elle repensa à John Brixon, qui lui reprochait sans cesse d'être la Mort Rouge. Contrairement à son majordome, elle avait l'impression que le baltringue la comprenait. Cela l'incita à se livrer davantage.

- J'ai tiré un trait sur cette vie, vous savez. Quand ma mère est morte, j'ai juré sur sa tombe de renoncer au métier de tueuse à gages. De devenir quelqu'un de bien, de pouvoir la rendre fière, où qu'elle soit aujourd'hui. Mais quand l'usurpatrice a débarqué dans ma ville, s'est appropriée mon nom et ma signature...

- Tu as repris du service pour l'éliminer. Tu ne pouvais pas supporter l'idée qu'elle ternisse l'image et la réputation de la Mort Rouge. Tu étais une justicière, une sorte de vengeuse masquée. Ta copycat est une criminelle qui massacre des innocents.

Oni approuva avec hargne. 

- Elle a menacé mon père ! Elle a tué ses gardes du corps, elle ose s'en prendre à ma famille ! Je vais étriper cette garce et répandre ses entrailles aux quatre coins de la ville !

Le mercenaire se raidit sur sa chaise. La jeune femme bouillait de rage, elle avait une arme à portée de main et n'était plus tout à fait lucide. Entrer dans son jeu s'avérait risqué, il devait canaliser sa fureur le temps que le tranquillisant de la seringue agisse.

- Du calme, gamine. Tu veux la peau de cette nouvelle tueuse ? Je peux t'aider à l'obtenir. Mais pour ça, j'ai besoin que tu te concentres et que tu me racontes en détail la journée d'hier, en commençant par ces assassins que Willys a envoyés à ton domicile.

Oni parut s'apaiser un peu. Elle fit l'effort de réfléchir à une réponse et entama son récit d'une voix fatiguée.

- Quand je suis rentrée du bureau de mon père hier matin, un tandem de tueurs m’attendait devant chez moi déguisés en junkies. Ils ont déjoué toutes les protections de ma planque et ils ont essayé de m’abattre. Je les ai pris pour des toxicos, alors j'ai sous-estimé la menace.

- Comment tu t’en es sortie ? 

- Grâce à mon instinct, répondit-elle en toute franchise. Heureusement, je ne suis pas trop mauvaise avec un couteau.  

Park grimaça et reposa son verre. Il se rappelait à quelle vitesse fulgurante Oni avait bondi pour intimider Willys. « Pas trop mauvaise » était un sacré euphémisme. 

- J’étais furieuse alors je suis partie aussitôt à la recherche de Ludo. C’est la seule personne sur Irotia qui connaissait ma planque, donc je savais qu’il pourrait me conduire jusqu’au commanditaire. À force d’interroger ses hommes de main, j’ai appris qu’il avait un rendez-vous important dans ce troquet miteux. La suite de l’histoire, vous la connaissez. » 

Elle avait faim à présent. Au fur et à mesure que la migraine s’en allait, elle plongeait dans un état de semi-conscience et devait lutter pour ne pas dormir. L’impression familière de ne plus être totalement dans son corps, comme à chaque fois qu’elle prenait des stupéfiants avant d’exécuter une victime. 

- Ça n’explique pas tout, commenta Feris d’un air grave. Par exemple, quand je t’ai suivie dans le sous-sol en direction de l'entrepôt, il y avait des hommes de la Murcia sur place. Je ne vais pas te mentir, Maz m’a embauché pour démanteler le réseau de ton copain Willys. C’est pour ça que j’étais dans ce bar, pour découvrir ce qu’il prépare. Une idée de ce que les mafieux de la planète Lugori sont venus faire ici ? 

- Vous voulez parler des types que j’ai tués dans son canapé ? Aucune idée. J’ignorais à quelle famille ils appartenaient. J’essayais juste de faire peur à Ludo pour l’obliger à parler. 

- C’est fâcheux. Je connais bien la Murcia et ses méthodes, elle ne quitte jamais son territoire sauf pour frapper un grand coup. Si leur padrón a envoyé des hommes sur Irotia, c’est qu’il a quelque-chose de très lucratif à y gagner. Mais j’ignore quel est son but. 

Oni haussa les épaules d'un air las. Elle tenait toujours son verre d'alcool, mais celui-ci penchait dangereusement au-dessus du canapé.

- Vous semblez les redouter bien plus que la pègre irotienne. 

Park aquiesça avec gravité.

- Crois-moi, ce serait une erreur de les sous-estimer. Ce ne sont pas de vulgaires mafieux de bas étage. Chacune de leurs opérations est préparée avec soin, ils ne font jamais rien au hasard. Ton copain Ludo n’est qu’un petit poisson qui nage dans un océan de requins. S’il s’allie avec eux, ils vont finir par le dévorer. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’ils ont un lien avec la deuxième Mort Rouge et le commando qui nous a attaqués hier.

- Mais je croyais qu’il s’agissait d’un groupe de militaires ? 

Le mercenaire ricana. 

- Des Gingers irotiens qui font sauter un bar et plusieurs usines en tuant des dizaines de civils ? Soyons sérieux une minute. Si ces hommes-là font partie de l’armée, je suis la nouvelle femme de chambre de l’impératrice. 

- Vous pensez que la Murcia a tout planifié ?

- J'en suis convaincu. Réfléchis une seconde, Oni. Une mystérieuse tueuse débarque sur Irotia en se faisant passer pour la Mort Rouge et massacre des innocents dans toute la ville. Quelques jours plus tard, elle envoie des menaces de mort à ton père et assassine les gardes du corps qu’il a embauchés. Ça ressemble à une manœuvre pour attirer ton attention, pas vrai ? 

La jeune femme posa sur lui un regard intrigué. Elle n’avait pas envisagé les choses sous cet angle. 

- Une semaine plus tard, elle a fait pression sur Willys en éliminant ses hommes pour qu’il envoie des tueurs à ton domicile. Mais sa tentative a échoué car le padrón a déclenché ton alarme à distance pour te prévenir du danger. 

- Vous croyez qu’il était sincère ? 

- Sur cette partie de l'histoire, oui. Il espérait sans doute que tu serais assez maline pour te cacher quelques jours et faire croire à ta mort. Ensuite, il t'aurait recontactée pour traquer la nouvelle Mort Rouge. Mais tu as déboulé comme une furie au Troquet des Parieurs et tu t'es précipitée dans un piège. En attaquant cet entrepôt, la Murcia faisait d'une pierre deux coups : elle se débarrassait de Willys et exécutait sa véritable cible. Toi.

Oni ne put s’empêcher de blêmir. Même avec l’esprit embrumé, elle devait admettre que le raisonnement de Park sonnait juste. À présent, elle comprenait pourquoi Ludo l’avait suppliée de partir. Pourquoi le commando avait laissé le truand s’échapper pour concentrer toute sa puissance de feu sur elle.

- Maintenant, reprit Feris, voici la question à un million de toscains : pour quelle raison une mafia dont tu n’as jamais entendu parler enverrait exprès ses hommes sur une autre planète et déploierait autant d'efforts pour te tuer ? 

- Quelqu'un a mis un contrat sur ma tête ? suggéra Oni. Un commanditaire qui se cache dans la capitale ?

Park objecta.

- Non, ce n'est pas si simple. S'ils voulaient juste t'éliminer, ils auraient pu torturer Willys pour découvrir l'emplacement de tes planques et envoyer le commando chez toi. Il y a forcément autre chose.

- Ils craignent peut-être la Mort Rouge ? Si leur objectif est de s'emparer de l'empire criminel de Ludo, ils ont intérêt à me tuer pour éviter que je m'interpose.

Le mercenaire se leva et se mit à faire les cent pas pendant qu'il réfléchissait.

- Non, ça ne colle pas non plus. Au contraire, ils ont tout fait pour t'impliquer dans cette affaire. La copycat, les deux toxicos, les menaces contre Maz. Tout ça n'était que des leurres, ils t'ont délibérément attirée au bar pour tendre cette embuscade. Mais pourquoi ? »

La jeune femme demeura silencieuse. Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne comprenait pas pour quelle raison ils avaient choisi le Troquet des Parieurs. Pourtant, le raisonnement du mercenaire était cohérent : quelqu'un voulait à tout prix se débarrasser d'elle dans cet endroit précis. Elle avait la désagréable impression que la réponse à ce casse-tête se trouvait juste sous leur nez.

Soudain, un déclic se fit dans son cerveau embrumé.

Ils avaient menacé son père.

Autrement dit, la Murcia savait qu'en provoquant le général, la Mort Rouge viendrait le défendre. Ils connaissaient sa véritable identité depuis le départ. Que disait Park à leur sujet, déjà ? Chacune de leurs opérations est préparée avec soin, ils ne font jamais rien au hasard. C'était forcément ça. Si la fille de Maz Keltien était assassinée chez elle par un tueur anonyme, toute la nation irotienne soutiendrait le général. Mais si on découvrait son corps dans le costume de la Mort Rouge au milieu d’hommes de la pègre... 

« Ils veulent prouver que je suis la Mort Rouge pour discréditer mon père.

Le mercenaire se figea et posa sur elle un regard surpris. Il réfléchit quelques secondes, puis approuva d'un air grave.

- Tu as sans doute raison. Depuis une semaine, ton admiratrice sème des cadavres pour que la Mort Rouge redevienne l'ennemie publique numéro un. Ils voulaient contraindre Maz à démissionner face à l'ampleur du scandale.

- C’est pour ça que leur commando portait de l’équipement militaire ! s'exclama la jeune femme. Imaginez un peu les gros titres des journaux ! Oni Keltien, la célèbre tueuse, assassinée par un détachement de l’armée sur ordre de son père ! 

Park acquiesça avec vigueur.

- La presse en aurait déduit que Maz connaissait ton secret depuis le départ. Qu'il était au courant de ta double-vie, qu'il protégeait une meurtrière. Que le bien-aimé gouverneur d'Irotia avait fait tuer sa propre fille pour étouffer l'affaire. Par l'empereur, c'est du génie ! Ces salopards de la Murcia avaient tout prévu ! Ils pouvaient éliminer la Mort Rouge, récupérer le contrôle de la pègre, décapiter l'état-major des armées et priver Irotia de son leader d'un seul coup ! 

- Je comprends pourquoi cette organisation vous fait peur, murmura Oni avec un frisson. S’ils sont capables de mettre au point ce genre de stratagèmes... 

Le mercenaire objecta d'un ton catégorique. 

- Non, dit-il. La Murcia est redoutable, mais ce plan est bien trop complexe et ingénieux pour une bande de mafieux. Je pense qu’ils sont le bras armé de cette machination, mais qu’un autre cerveau se dissimule derrière. Quelqu’un qui connait suffisamment la famille Keltien pour percer à jour ton identité. Quelqu’un qui a pu leur donner accès à du matériel militaire que l'armée garde sous clé. 

- Donc, ils ont des complices infiltrés chez les Gingers. 

- C'est probable, en effet. Et maintenant que leur projet a échoué, ils vont se rabattre sur des solutions plus radicales pour arriver à leurs fins. Ils vont assassiner le général. » 

Il se leva, courut jusqu’à un rangement dans l’entrée et revint avec sa découpeuse et son seize-coups dans lequel il inséra un chargeur plein. Puis il enfila son manteau de cuir et vérifia que la baie vitrée donnant sur la terrasse était verrouillée. Enfin, il s’empara de son terminal et pianota dessus quelques secondes. La porte du logement s’ouvrit de l’extérieur, révélant une femme à la chevelure rousse tressée et au visage couvert de maquillage blanc. Seul le contour de ses yeux était souligné d'un liseré noir qui accentuait le poids de son regard. Elle dégageait une beauté singulière, une présence saisissante. Le coeur d'Oni s'emballa lorsqu'elle la vit pour la première fois. 

« Oni Keltien, je te présente Phylie. C'est la plus talentueuse de mes baltringues, elle veillera à ta sécurité. »

La Mort Rouge salua son nouvel ange gardien d'une voix tremblante. Celle-ci posa un regard intrigué sur son manteau et ses armes mais ne fit pas de commentaire. Park avait déjà dû la briefer sur la situation. En revanche, Oni ne se priva pas de la détailler avec intérêt. Elle portait un justaucorps serré qui mettait en valeur sa silhouette fine et musclée. Ses avant-bras nus dévoilaient une kyrielle de cicatrices dont la plus impressionnante courait du poignet vers le coude sur plus de quinze centimètres. Un dragon chinois tatoué à l'encre rouge sinuait le long de cette blessure et crachait du feu en direction de sa main. Fascinée par le réalisme du dessin, Oni l'examina de plus près. La créature était si belle qu'on s'attendait à la voir bouger. Chaque écaille, chaque reflet de lumière avaient été tracés avec une précision d'orfèvre. C'était une véritable oeuvre d'art que la baltringue portait incrustée sur sa peau.

« Il te plaît ? J'en ai beaucoup d'autres si tu veux les voir. »

Oni sursauta et bafouilla des excuses d'un air gêné. Phylie lui adressa un clin d'oeil et un sourire énigmatique. Bon sang, mais qu'avait mis le mercenaire dans cette putain de seringue ? Elle n'était pas dans son état normal. Il faisait très chaud et son coeur battait la chamade. Mal à l'aise, elle recula d'un pas hésitant et faillit s'étaler par terre. L'appartement tournait et elle tanguait comme un bateau ivre. 

« Tu devrais te reposer, conseilla Feris. Tu es ici chez toi, aussi longtemps que tu voudras rester. Je me charge de protéger ton père. »

Il attrapa une sacoche posée dans un coin et s'éloigna d'un pas vif. Phylie accompagna Oni jusqu'au canapé et la força à s'allonger avant de retourner monter la garde dans le couloir. Oni n’entendit que le bruit de la porte qui se verrouillait derrière la baltringue. L’instant d’après, les volets blindés s’abaissèrent et l’écran mural s’éteignit de lui-même. Elle se retrouva seule, plongée dans le noir. 

« Merci Feris Park, chuchota-t-elle en fermant les yeux. Je vous ai peut-être mal jugé, finalement. » 

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