Il s’éveilla en sursaut, à demi-nu sur le lit trop large. Son visage perlait de sueur et de larmes. Il avait froid. Il avait chaud. Il ne savait plus. Ewannaël s’étonna d’entendre sa respiration, de sentir le sang pulser à ses tempes. Tout ne s’était pas arrêté. Son crâne lui faisait mal, ses muscles ankylosés le lançaient. Elle était là, rhabillée, assise sur une chaise, un livre à la main. Elle était là, prête à l’agresser à nouveau. Il voulait la détruire, l’effacer. Il voulait s’enfuir, lui échapper. Il sentait encore son souffle sur sa peau, ses caresses, le glissement du tissu sur ses bras. Son parfum l’enveloppait, l’étourdissait. Sa voix grésillait encore dans ses oreilles. Quand elle s’aperçut qu’il avait ouvert les yeux, elle se leva. Son cœur manqua un battement. Elle s’assit, parla d’une voix douce :
— Ta fille m’ont dit ce que tu avais fait. Je n’ai qu’à aller voir la police pour que l’on vous jette en prison. Si tu tentes quoi que ce soit contre moi, mes amis s’en chargeront. Faè vous sera arrachée, donnée à un orphelinat loin d’ici. Vous ne la reverrez plus jamais. Pense à ta fille.
Armen pouvait mentir. Elle avait déjà tant menti, trompé. Il la haïssait.
— Tu te sentiras faible pendant plusieurs jours. Tu dormiras beaucoup. Nous dirons à Jolyn que tu es tombé malade. Tu te tairas. Quand tu seras rétabli, vous pourrez partir. Je te le promets.
Elle sortit. La porte claqua. Il était seul. Si seul.
Il sombra à nouveau, les yeux clos, navigua entre inconscience et confusion. À chaque bruit, il croyait qu’Armen revenait et se raidissait en serrant les dents. Peu à peu, la sensation de ses membres lui revint. Avec elle, les caresses empoissonnées et baisers de braise revinrent. Un cri résonna. Faè. L’idée qu’Armen puisse s’en prendre à elle le secoua d’un électrochoc, il tenta de se redresser. Ses bras lui obéirent avec peine, il s’assit en flageolant. Ewannaël voulut hurler, mais seul un charabia inintelligible quitta ses lèvres. Quand il voulut se lever, il tomba du lit. Faè cria encore, il ne saisit pas le sens de ses mots.
Ewannaël tituba à quatre pattes, se cogna sur le rebord de la porte. Il ne ressentit rien, comme si plus aucune douleur ne pouvait l’atteindre. Il se sentait vide, ne pensait plus, savait seulement qu’il devait retrouver son enfant. Il se traîna dans le couloir comme un oiseau sans ailes. Il maudit sa faiblesse, sa stupidité, toutes les mauvaises décisions qui l’avaient conduit, qui les avaient conduits jusque-là. En bas des marches, il ne put que poser une main sur l’escalier, le gravir lui était impossible. Il tenta de parler à nouveau, en vain. Son sang se glaça dans ses veines alors qu’il imaginait Armen empoisonner son enfant.
Une vague de soulagement irradia tout son être lorsqu’il entendit sa fille descendre. Seul son pas résonna sur les marches, personne ne la suivait. Elle allait bien.
— Papa ? Papa ?
Sa petite voix avait une saveur de béatitude au milieu de son calvaire. Avec elle résonnaient tous ses autres « papa », ancre de normalité au milieu de l’horreur absurde. Ewannaël ne put lui répondre, mais il voulut la rassurer. Alors, comme seuls les parents savent le faire, il feignit un sourire parfait.
*
— Ewan ?
La voix d’Armen s’inscrit en écho de celle de Jolyn, lui faisant bourdonner la tête. Le contact de sa femme, inquiète, le ramenait au lit de la chambre maudite. Pourtant, son agresseuse n’était pas là. Elle l’avait laissé seul après qu’il soit parvenu à ramper jusqu’à l’étage. Il n’y avait que sa famille. Faè assise au bout du lit, Jolyn à son chevet, ses joues tachées de charbon. Tous s’inquiétaient pour lui, mais il ne savait que leur dire. Comment expliquer l’impensable ? Valait-il mieux mentir pour éviter le danger ? Les menaces d’Armen résonnaient encore dans sa tête.
Il avait une terrible envie de dire la vérité. De dévoiler la nature perverse d’Armen, d’arracher les siens à ce cimetière d’espoirs. Ils devaient partir, reprendre la mer vers d’autres contrées. Aucune tempête ne pouvait dépasser celle qu’il venait de traverser. Par malheur, Ewannaël en fut incapable. Incapable d’envisager un départ alors qu’il n’avait pas la force de tenir debout. Incapable d’accepter qu’il avait échoué une fois de plus à offrir un refuge à ses enfants. Incapable de mettre des mots sur ce qui n’en méritait pas. Incapable d’admettre ce dont il avait été victime alors qu’il mourait de honte. Il avait été aussi faible et impuissant que le petit garçon de jadis, qui entendait Ilbaël frapper sa mère, que le jeune homme qui avait perdu sa première fille.
— Je suis… malade.
Le son de sa voix rauque le surprit, s’entendre abdiquer le désola. Se taire, c’était laisser Armen impunie, victorieuse. Il se promit que cette défaite ne serait que provisoire. Quand il aurait recouvré des forces, il lui ferait payer son agression. Il dirait tout à Jolyn, il partirait avec sa famille jusqu’au port, il hisserait la voile et plus jamais il ne reviendrait à Maëlval. Plus jamais. Cette perspective adoucit son amertume, ses souffrances.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— Je … je ne sais pas.
Jolyn le questionna plusieurs fois, il ne lui donna que des réponses vagues. La laisser dans l’ignorance, c’était la protéger. Armen n’avait aucune raison de s’en prendre à elle, c’était à lui qu’elle en voulait. Son épouse n’insista pas, se leva pour se laver avec Faè. Avant qu’elle s’en aille, Ewannaël lui demanda :
— Ce soir… regarde notre bateau.
— Si tu veux.
Il entendit Faè demander pourquoi son père était couché. Ses pas résonnèrent dans le couloir. Ewannaël s’endormit. Quand il se réveilla, il était seul dans la chambre. Il entendit des couverts tinter sur une assiette. Sa famille mangeait en bas. Avec elle. Il frissonna. Un cri de colère mourut dans sa gorge. Il avait mal au dos, mal aux bras et il était las, si las.
Au deuxième réveil, Jolyn dormait à côté de lui, roulée sur son oreiller. Faè ronflait. Pour un peu, il aurait pu se croire chez eux, par une nuit comme les autres. Puis les images revinrent, puis les sensations. Elles lui donnèrent la nausée. Il aurait accepté de boire à nouveau le narcotique si cela avait pu effacer ces souvenirs. Il sanglota en silence, longtemps.
La troisième fois, les premiers rayons du soleil traversaient les rideaux. Il crut découvrir Armen dans chacune des ombres de la pièce, la revit se pencher vers lui, ses lèvres luisant dans la lumière. Il sentit à nouveau ses ongles s’appuyer contre ses épaules, ses cheveux caresser son buste. Ewannaël tenta de chasser ces visions d’horreur en imaginant des terres sauvages couverts de neige, des mers drapées des couleurs du soleil couchant, des ciels où dansaient les aurores boréales. Ces images de sa terre d’origine revinrent avec des visages. Son père. Sa mère. Ilbaël. Briennec. Ses amis. Jolyn. Sa belle-mère. Faè.
Armen revint encore six fois cette nuit-là, six fois comme autant de cauchemars terrifiants. La septième, elle prit forme physique. Jolyn était partie, Faè devait être en bas. Elles l’avaient abandonné, livré à son agresseuse. Armen souriait avec jubilation, il trembla comme jamais il n’avait tremblé. Dans un mouvement pénible, il croisa les bras sur son ventre, dans une pathétique tentative de se protéger. Ses muscles étaient paralysés, il ne savait plus si c’était sous l’effet du produit ou si la seule présence d’Armen y suffisait. Il ne savait plus rien, ne pensait plus rien. Seulement la terreur.
La vieille femme portait un bol à la main. Sans dire un mot, elle lui attrapa la nuque et le força à boire. Il se débattit faiblement, essaya de ne pas avaler. Armen tira ses cheveux, bascula sa tête en arrière et le liquide maudit descendit dans sa gorge. Ewannaël retomba en arrière, comme une statue de pierre. Il s’en voulut de s’être tu, s’en voulut d’avoir cru qu’elle ne le ferait plus boire. Il s’en voulut plus qu’il ne s’en était jamais voulu. D’être parti. D’avoir accosté à Maëlval. D’être entré dans la boutique. D’avoir suivi Armen. D’être entré dans sa maison. D’avoir laissé partir Jolyn. De l’avoir suivie dans la chambre. D’avoir bu.
— J’ai expliqué à Jolyn que tu avais attrapé une maladie commune d’ici. Merci d’avoir gardé le secret. Tu es un bon père, un bon époux, tu les protèges. Tu te sacrifies. Ils ont de la chance de t’avoir.
Ewannaël aurait voulu se boucher les oreilles, mais le venin de ses paroles y pénétrait déjà.
— Faè est partie avec ta femme aujourd’hui. J’ai trouvé du travail pour elle à la mine. On sera seulement tous les deux aujourd’hui.
Un mensonge de plus. Au moins, sa petite fée ne verrait pas sa souffrance, demeurerait protégée par sa mère. Armen s’assit contre lui. Cris, larmes, injures, supplications, tout demeura enfermé derrière sa bouche. Il n’était plus qu’un corps désincarné, son visage plus qu’un masque. Une victime livrée au sacrifice, un vieillard agonisant. Elle était bourreau, elle était Mort. Alors que ses mains approchaient à nouveau, Ewannaël se sentit échapper à son corps. Les yeux écarquillés, il lui sembla assister à son viol comme un spectateur extérieur. Aucun détail ne lui échappa, pourtant rien ne l’atteignait plus. Comme s’il avait érigé une muraille invisible entre son essence et sa peau. Il ne réagit pas plus qu’un cadavre.
Lorsqu’Armen sortit, il se demanda comment une telle chose pouvait arriver. Les esprits le punissaient-ils ainsi ? Il peinait à croire qu’une telle punition réponde à sa volonté de protéger sa fille. Pouvait-on permettre une telle horreur ? Quel en était le sens ? Comment son agresseuse pouvait-elle apprécier de telles tortures ? Ses pensées fluctuaient, puis disparaissaient, comme des gouttes de pluie englouties par l’océan. Son corps aussi se noyait, dans un lit immense, dont les draps en forme de vagues menaçaient de l’emporter.
Il s’imagina plonger. Se laisser attirer par les ténèbres des profondeurs. Ne plus bouger, enveloppé d’une immensité de mer. Sombrer toujours plus bas, jusqu’à peut-être trouver l’épave du navire de son père. Perdre ses sens. Se sentir disparaître peu à peu. Ne plus être. Ne plus souffrir.
*
Quand on pense à la mort, seul nous retient l’amour. D’une fille, d’une femme, d’une famille. La voix distante de Jolyn dans le bourdonnement, son visage dans le brouillard. Elle caressait ses joues où séchaient encore ses larmes. Ses mains étaient noircies, sa peau râpeuse. Il cligna des yeux, sans parvenir à s’arracher à la brume. Un petit corps grimpa sur son matelas, se glissa jusqu’à son ventre. Faè posa ses mains sur les siennes, comme pour l’appeler à se lever, à bouger, à vivre. Ewannaël ne put y répondre.
Jolyn lui fit boire de l’eau replaça sa couverture et posa plusieurs fois sa main sur son front. La lumière décrut dans les fenêtres sans qu’elle le quitte un instant. Faè descendit prendre du pain, qu’elles mangèrent à son chevet. Il ne put garder les yeux longtemps ouverts, frappé d’un terrible mal de crâne, sommeilla de nombreuses fois. À chaque réveil, Jolyn était là. Elle le gardait, le protégeait. Il la chérissait un peu plus à chaque fois qu’il retrouvait son visage. Sa présence ne dissipait cependant pas l’aura mauvaise qui avait traversé la pièce, ni la peur de la voir ressurgir. Si Armen s’en prenait à Faè ou Jolyn, il ne le supporterait pas.
Avec le passage des heures, ses pensées s’éclaircirent, le poids sur son corps s’allégea. Il put remuer les lèvres, mais ne produisit qu’un son inintelligible. Jolyn se redressa en entendant le son de sa voix. Elle caressa son menton et sa barbe et prit sa main droite. Son regard plongea dans le sien. Il sut sa volonté de chercher le secret de sa mystérieuse maladie, de comprendre son désespoir. Ce qu’elle y trouva suffit à durcir son expression et à serrer les poings. Elle chuchota :
— Je resterai avec toi, demain.
Le cœur d’Ewannaël se gonfla de reconnaissance. Il n’aurait pas supporté de retrouver Armen seul. Il voulut croire qu’avec Jolyn à ses côtés, elle n’oserait pas s’en prendre à lui. Elle ne l’agressait que parce qu’il était seul, à sa merci.
— Notre bateau n’est plus là, ajouta Jolyn d’une voix morne. Ils l’ont enlevé. J’ai fait le tour du port, mais il n’est plus là.
Cette terrible nouvelle réveilla la terreur d’Ewannaël. Ils avaient perdu leur dernière échappatoire. Ils étaient prisonniers de Maëlval. Plus vulnérables que jamais à Armen. Il tenta à nouveau de parler, pour prévenir Jolyn du danger, en vain. Garder les yeux ouverts si longtemps l’avait déjà épuisé, il s’englua à nouveau dans l’apathie.
*
— Vous devez partir. Il est l’heure.
Sa voix. Un frémissement le traversa de long en large. Les paupières d’Ewannaël se levèrent d’elles-mêmes, il voulut se redresser mais ne fit que trembler ses bras. Armen se tenait à l’entrée de la chambre, vêtue de la même robe que celle qu’elle portait lorsqu’elle l’avait entraîné dans sa chambre. La scène commençait à défiler devant ses yeux, quand Jolyn s’interposa :
— Je reste avec lui, aujourd’hui. Faè aussi.
Toute bonhomie disparut du visage d’Armen, qui articula d’une voix lente :
— Vous allez être en retard. Dépêchez-vous.
— Non. Je dois veiller sur mon époux. Sa maladie m’inquiète.
— Je vais m’en charger. Sortez d’ici avant que l’on vienne vous chercher.
— Je ne sortirai d’ici que lorsqu’Ewannaël sera debout.
— Vous m’avez promis que vous travailleriez pour me remercier de mon hospitalité. Je vous ai sauvés, alors que la police vous cherche, que votre peuple veut vous punir. L’avez-vous oublié ?
— Nous en sommes reconnaissants. Je travaillerai tout le temps qu’il faudra, de tout mon corps et de tout mon esprit. Seulement pas aujourd’hui. Ewannaël a besoin de moi.
L’opiniâtreté de Jolyn réchauffa le cœur de son époux, qui s’inquiétait cependant de la réaction d’Armen. Elle ne cèderait pas si facilement. Sa voix siffla :
— Ewannaël a besoin que tu m’obéisses. Ou je vous chasserai de ma maison. Je vous livrerai à la police.
— Vous ne chasserez personne, rétorqua Jolyn, implacable. Je resterai ici le temps qu’Ewannaël puisse se lever et nous partirons d’ici. Nous trouverons une autre maison. Sortez, maintenant !
À court de menaces, Armen tourna les talons, le visage cramoisi. Ewannaël jubila devant cette victoire inespérée. Jolyn l’avait sauvé. Comme son choix de partir avait sans doute sauvé Faè. Les vagues de joie s’atténuèrent vite, cette victoire demeurait incomplète. Ils restaient prisonniers de cette maison, sans bateau, sans personne pour les comprendre. Il demeurerait pour toujours infecté par Armen et ses poisons.
Jolyn s’assit à ses côtés, les traits tirés de fatigue, avec une expression lasse. Elle qui se tenait impériale et fière un instant plus tôt, revenait à un état de peur et de doute. Ewannaël se demanda ce qu’elle avait dû endurer pendant ses longues heures à la mine, devina qu’elle avait gardé le pire secret. Faè monta aussi sur le lit, lança un coup d’œil à son père puis demanda :
— Pourquoi elle est devenue méchante ?
— Elle l’a toujours été, répondit Jolyn, même si c’est seulement maintenant qu’elle nous montre son vrai visage.
— Elle a fait quoi à Papa ?
Jolyn se tut, se mordit les lèvres en observant Ewannaël. La même question devait la ronger. Même s’il avait pu parler, Ewannaël n’aurait sans doute pas su répondre. Que dire à sa fille, à sa femme ? Qu’il avait mal ? Il aurait aimé pouvoir quantifier ce qu’il avait subi avec de la douleur, avec des mots. Il ne le pouvait pas.
— Il est malade, répondit Jolyn, d’un ton qui trahissait qu’elle n’y croyait pas. Il guérira.
À cet instant, Ewannaël entendit le lointain déclic d’une porte. Les heures passant, sa lucidité l’avait regagné et il perçut le martèlement de bottes au rez-de-chaussée. Il avait déjà entendu ce bruit, ne l’oublierait jamais. C’était celui du pas des uniformes verts qui avaient tué Œil-du-Soir sous ses yeux, qui l’avaient emmené avec eux. Il comprit avec effroi. Armen les livrait. Il cria.
Sa voix était éraillée, les sons qu’il produisit étaient insensés, mais ils suffirent à alerter Jolyn. Elle se redressa, attrapa la main de Faè :
— Sous le lit ! Cache-toi !
Leur fille obéit à toute hâte, comme elle avait obéi lors de la venue de Briennec, deux mois plus tôt. Jolyn renversa une armoire pour bloquer la porte, le meuble s’effondra en craquant et crachant bibelots et vêtements. Un miroir se brisa d’un coup sec, une pluie de fragments scintillants se dispersa au pied du lit. Elle attrapa le guéridon à leur chevet, le retourna, leur lampe tomba sur le tapis aux arabesques géométrique ocres. Elle pointa son arme de fortune vers le couloir, où les pas résonnaient, de plus en plus proche.
La poignée de la porte tourna, accompagnée d’éclats de voix. Puis on frappa. Une fois, puis une autre. Le bois trembla sous l’impact des chocs, une lame de bois se détacha. Ewannaël serra les dents, le cœur bouillonnant de rage, consumé du désir impossible de se lever, de tenir tête à Armen et tous les autres. Il parvint seulement à redresser la nuque. Un nouveau coup fit reculer la porte de précieux centimètres. Le ventre d’Ewannaël se noua : il ne pouvait rien, Jolyn non plus. Chacun des gestes de son épouse n’avait fait et ne pouvait que retarder l’échéance. Il aperçut un morceau de matraque, des chapeaux ronds et verts. Avec cette vision horrifique, le souvenir de la mort d’Œil-du-Soir le frappa de plein fouet. Ces ennemis allaient-ils déchaîner leur magie néfaste si Jolyn leur résistait. Son souffle se suspendit alors qu’il imaginait le claquement résonner à nouveau, le sang couler du corps de son aimée.
Il hurla avec tout ce qu’il avait de force. Jolyn devait savoir. Elle ne devait pas se battre, pas contre ces hommes-là. Il ne pouvait accepter de la perdre ainsi, sans pouvoir faire un geste. Le premier uniforme vert entra, matraque à la main. C’était un homme d’âge moyen, au crâne rasé et au corps musculeux, à demi-masqué par une écharpe noire. Son regard était aussi hostile que s’il avait des bêtes féroces devant lui.
— Laissez-nous tranquilles ! supplia Jolyn. Nous n’avons rien fait ! Cette femme a fait du mal à mon mari. Nous allons partir d’ici, trouver un autre endroit. Aidez seulement mon mari à descendre.
Ses mots ne firent qu’accroître la noirceur dans les yeux de l’inconnu. Il resserra sa prise sur son arme, se décala pour être rejoints par deux autres uniformes. Ils enjambèrent l’armoire tandis que Jolyn reculait vers le lit. Elle aurait pu dire n’importe quoi, ses mots n’avaient aucune importance. Ces gens ne les comprenaient pas, quoi qu’Armen ait pu leur dire, elle se posait en seule vérité. Ewannaël implora tous les esprits dont son père lui avait parlé, avec urgence. Il les adjura de les protéger, tous les trois. Épouvanté, il vit l’homme au crâne rasé sortir le même objet métallique que celui qui avait précédé la mort d’Œil-du-Soir. Il hurla, encore et encore. Peut-être que quelque part, quelqu’un ou quelque chose l’entendrait, le défendrait.
Aucun être, aucun animal, aucun esprit ne vint. Une femme frappa Jolyn à l’épaule. Elle lâcha le guéridon et deux uniformes lui attrapèrent les bras. Elle les conjura de les laisser tranquille, se débattit, mais ils l’ignorèrent froidement. Alors que les larmes inondaient ses joues, ils la tirèrent dans le couloir. Avant qu’elle disparaisse, Ewannaël croisa un instant son regard, miroir de la souffrance qui l’opprimait tout entier.
Armen entra avec deux nouveaux uniformes, leur parla d’une voix posée, montra le lit. Il aurait tout donné pour la faire taire, pour pouvoir parler à sa place. C’était elle que l’on aurait dû emmener à la place de Jolyn. Ewannaël tenta encore de s’arracher aux draps, ne put que provoquer un tremblement incontrôlable de ses mains. Il rugit lorsqu’un homme trouva Faè, l’attirant vers le couloir. Sa fille, se débattit, protesta, puis hurla alors qu’on l’éloignait de son père. Un chaos de sons aigus qui résonnèrent dans la chambre encore de longues secondes après sa disparition. Ils déchirèrent les entrailles d’Ewannaël.
Les uniformes sortirent l’un après l’autre. Seul un d’eux resta dans la chambre, parla avec Armen en le montrant du doigt. Après quelques échanges, ils laissèrent Ewannaël seuls. Il y eut le résonnement des cris au rez-de-chaussée, le claquement des bottes puis de la porte. Ne demeura qu’un silence qui s’inscrivait en écho de son vide intérieur. Il était éteint, brisé, anéanti, disloqué, effondré, consumé.
Quelques instants de silence. Puis son ombre revint. Sa voix :
— Je l’avais prévenue qu’elle devait m’obéir. Nous allons enfin être tranquilles.