L’averse battait le bitume, traçant d’innombrables rigoles. Chaque goutte résonnait sur les surfaces métalliques des voitures stationnées, créant un cliquetis anarchique, un battement de cœur déstructuré au rythme de la nuit.
Les gyrophares de la police découpaient l’obscurité avec des éclats saccadés, projetant des vagues rouges et bleues sur les façades ternies des immeubles défraîchis. Leurs reflets dansaient sur les flaques stagnantes, se réfractant en longues coulées lumineuses sur les fenêtres humides et les contours effacés des néons fatigués. L’alternance brutale des couleurs accentuait les ombres, les tordant, les étirant dans des formes irréelles, comme des spectres en perpétuelle mutation sous la pluie battante.
L’air, gorgé d’humidité, portait un parfum dense, une odeur de terre détrempée, de bitume encore tiède sous l’averse et d’essence évaporée. Mais il y avait aussi autre chose, une note plus insidieuse, plus dérangeante : un parfum trouble et métallique, celui du sang que la pluie ne parvenait pas à dissiper totalement. Chaque inspiration semblait s’en imprégner, s’y accrocher, l’atmosphère elle-même était marquée par ce qui venait de se produire.
Un sentiment de déjà vu.
Étienne Larue descendit lentement de sa voiture, la semelle de ses chaussures écrasant une fine couche d’eau stagnante. L’averse n’avait pas faibli, transformant la chaussée en un miroir trouble où se reflétaient les gyrophares et les néons délavés des devantures alentours. Il prit une inspiration, sentant aussitôt l’odeur épaisse du bitume détrempé, mêlée à une pointe plus subtile, plus dérangeante… un relent de métal et de froid qui lui fit instinctivement resserrer les pans de son manteau.
Face à lui, l’immeuble se dressait comme un bloc anonyme, ses façades ternes rongées par l’humidité. Une construction sans histoire, sans âme. Un bâtiment quelconque, semblable à tant d’autres dans cette ville où l’anonymat servait de refuge à l’indifférence. Et pourtant, quelque chose dans la manière dont les ombres s’y accrochaient plus longtemps, dans la densité trouble de l’obscurité autour de ses ouvertures, éveilla un frisson instinctif sur sa nuque.
Étienne laissa son regard glisser sur la façade de l’immeuble, sur les quelques fenêtres encore éclairées où des silhouettes furtives se découpaient derrière les rideaux. Des témoins muets, cachés derrière la sécurité de leurs murs, trop effrayés pour s’approcher, trop curieux pour détourner les yeux.
Troisième victime…
Il expira lentement, comme pour évacuer le poids invisible qui semblait s’être posé sur ses épaules à ces mots.
Puis, il franchit le périmètre de sécurité.
L’appartement baignait dans une semi-obscurité épaisse, seulement troublée par la lueur des lampadaires extérieurs qui filtrait à travers les stores entrouverts. Chaque éclat lumineux projetait des ombres déformées sur les murs nus, donnant à la pièce un aspect spectral, comme si quelque chose s’y mouvait en silence, tapi dans les recoins où la lumière ne pénétrait pas.
L’air y était immobile, figé, épais, saturé d’un mélange troublant de renfermé, de bois sec et d’un soupçon d’alcool qui s’accrochait aux murs comme une présence invisible. Étienne inspira lentement, notant cette odeur persistante qui semblait imprégner chaque fibre du mobilier, chaque centimètre de moquette.
Un lieu en suspens, qui ne voulait plus s’écouler.
Son regard balaya lentement la scène.
David ne s’était pas rendu sur la scène de crime cette nuit-là.
Étienne nota ce détail sans trop y prêter attention au départ. Après tout, ils ne couvraient pas toujours les mêmes interventions, et il n’était pas rare qu’ils se partagent le travail.
Pourtant, quelque chose le dérangeait, sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus.
Pourquoi cette fois-ci, David n’était pas venu ?
L’idée resta en suspens, accrochée à l’arrière de son crâne, tandis qu’il poursuivait son inspection.
Le corps gisait au centre du salon, affalé sur le tapis épais, une main crispée contre sa poitrine. Sa tête, légèrement de travers, laissait ses yeux dans un dernier regard d’effroi. Grand ouverts. Trop ouverts. Comme si, même dans la mort, il voyait encore quelque chose.
Sa bouche, semblait figer un cri inachevé.
Ce n’était pas seulement un cadavre.
C’était une silhouette pétrifiée dans la peur.
Dans un coin de l’appartement un agent interrogeait un témoin.
La quarantaine fatiguée, une veste usée trop grande pour son corps maigre. Ses traits étaient tirés, le regard fuyant.
Étienne les rejoignit, les semelles de ses chaussures crissant légèrement sur le sol poisseux.
L’homme leva un regard méfiant vers lui, ses yeux fuyants cherchant instinctivement une issue. Il tira sur les manches de sa veste trop grande, un tic nerveux qui trahissait son malaise.
— Bonsoir, inspecteur Larue, j’aurais quelques questions à vous poser.
L’agent qui menait l’interrogatoire s’écarta légèrement, croisant les bras en observant la scène.
L’homme hocha la tête, mais ses doigts s’entremêlèrent avec une nervosité palpable.
— J’ai déjà dit à votre collègue… J’sais pas grand-chose.
Sa voix était éraillée, marquée par l’usure de la fatigue et du tabac.
Étienne le détailla un instant. Sa peau trop pâle, ses joues creusées, les cernes violacées qui semblaient tatouées sous ses yeux.
— Vous habitiez ici ? demanda-t-il, adoptant un ton neutre mais direct.
L’homme hésita. Son regard glissa vers la fenêtre, comme s’il espérait que la nuit l’engloutisse et le soustraie à cette conversation.
— Pas vraiment… J’squatte de temps en temps. Chez des potes.
— Vous étiez là cette nuit ?
Un silence.
Il humecta ses lèvres, puis se racla la gorge.
— J’ai dormi ici, ouais. Mais j’ai rien vu, j’vous jure. J’suis rentré tard… P’têt autour de deux heures, j’sais plus trop.
Étienne échangea un bref regard avec l’agent en charge.
— Et avant ça ? insista-t-il. Vous avez vu quelque chose d’inhabituel ? Quelqu’un qui rôdait ?
L’homme baissa la tête. Son pied tapait nerveusement le sol.
— J’ai… Il inspira profondément. Y’avait un type.
Étienne s’immobilisa légèrement.
— Quel type ?
— J’sais pas. Il secoua la tête, les mains crispées sur ses genoux. Mais il était bizarre…
— Bizarre comment ?
— Il était là, et… d’un coup, plus là.
Le témoin releva enfin les yeux.
Étienne fixa l’homme, tentant d’évaluer la sincérité de ses propos. Un type qui disparaît ? Il avait entendu des témoins affirmer des choses étranges au fil des années, mais quelque chose dans le ton hanté de cet homme le fit hésiter.
Il inspira profondément, relâcha lentement l’air entre ses lèvres et détourna son regard vers l’appartement.
— Restez à disposition, on risque d’avoir d’autres questions.
L’homme hocha la tête avec une hâte suspecte, il était soulagé que l’échange s’achève.
Étienne s’éloigna, glissant une main dans la poche de son manteau, son esprit toujours accroché à ce détail absurde.
“Il était là… et d’un coup, plus là.”
Ne pas se laisser distraire.
Retourner à la scène du crime.
Une odeur de renfermé et d’alcool s’accrochait encore à l’air, bien que la pièce ait été passée au crible par les techniciens.
Étienne observait la scène en silence. Son regard passa rapidement du corps à l’appartement, notant chaque détail avec l’instinct du flic qui sait où chercher. Mais il savait déjà ce qui allait capter son attention.
Son regard glissa vers la table basse.
Un verre.
Troisième scène de crime. Troisième verre.
Parfaitement centré sur un vieux sous-verre en cuir élimé. À l’intérieur, un fond de whisky ambré, intact, à peine troublé sous le faisceau tremblant d’une lampe torche.
Un détail trop net. Trop méticuleux.
Comme s’il avait été posé là après.
Comme un message.
Il s’approcha lentement, fixant le liquide avec une concentration absurde, il pouvait y voir une réponse cachée. Un pressentiment noua sa gorge avant même que la phrase ne tombe.
— Aucune empreinte.
La voix du technicien, neutre, presque lasse, s’éleva alors qu’il retirait ses gants.
Étienne jura à voix basse, rompant le silence de la pièce.
Mais il ne bougea pas. Son corps resta tendu, les mâchoires crispées sous la pression d’une certitude qu’il n’arrivait pas à formuler.
Troisième meurtre.
Troisième verre.
Toujours rien.
Quelque chose leur échappait.
Il détourna les yeux du whisky et s’agenouilla près du cadavre. Le parquet glacé sous ses genoux lui sembla étrangement rugueux, la pièce elle-même conservait les stigmates de ce qui s’était passé.
Le corps était figé dans une rigidité absolue. Les doigts recroquevillés, agrippés à un vide invisible, témoins muets d’une tentative avortée de s’accrocher à quelque chose.
Le regard d’Étienne glissa lentement sur la chemise entrouverte.
Le tissu froissé dévoilait une marque.
Gravée dans la chair, juste sous le sternum.
Un cercle parfait.
D’une netteté dérangeante.
Pas d’irritation. Pas de brûlure.
Comme si elle avait toujours été là.
Un schéma qui se répétait, une signature qui se confirmait. Identique aux deux autres scènes de crime.
La légiste soupira et se redressa légèrement, massant sa nuque d’un geste las.
— Même mode opératoire, confirma-t-elle. Aucune trace de lutte. Aucune injection. Juste… un arrêt brutal.
Elle marqua une pause avant de poursuivre, sa voix plus grave :
— Et cette marque…
Étienne releva la tête.
La légiste pinça les lèvres, hésita.
— Impossible à dater précisément.
Un battement de silence.
Puis, plus bas, presque à contrecœur :
— C’est comme si elle était là avant sa mort… mais sans aucun processus de cicatrisation.
Un frisson remonta lentement le long de la colonne vertébrale d’Étienne.
Il se redressa et son regard fut immédiatement attiré par le verre de whisky, toujours posé sur la table basse.
Sa présence était presque plus oppressante que le cadavre lui-même.
Toujours le même rituel.
Toujours ce foutu verre.
Il savait déjà ce que les analyses allaient révéler.
— Whisky classique, lâcha-t-il d’une voix plate. Aucun poison. Aucun sédatif.
Toujours rien. Comme les deux fois précédentes.
Mais ce n’était pas ça, le plus troublant.
Une sensation s’accrochait à son esprit. Un détail infime.
Son regard plongea dans la surface ambrée du liquide, lui renvoya son propre visage, distordu sous l’effet des ondulations du whisky.
Il plissa les yeux.
Un clignement de paupières.
Son reflet…
Non.
Un temps de retard.
Infime.
Mais bien réel.
Un souffle glacé. Pas le sien.
Un frisson brutal lacéra sa colonne vertébrale.
Vite.
Détourner les yeux.
Ne pas fixer trop longtemps.
Ne pas chercher à comprendre ce que ça voulait dire.
Mais déjà, une décharge glaciale s’insinuait sous sa peau.
Un froid inexplicable, profond, viscéral.
Un frisson insidieux lui traversa la nuque, semblable à un souffle invisible, juste derrière lui.
Il déglutit.
Un battement de cœur trop lent, trop lourd.
Puis…
Un détail.
Un faux mouvement.
Son regard revint, attiré malgré lui, sur la surface ambrée du verre posé devant lui.
Un instant.
Un battement.
Son reflet.
Il cligna des yeux.
Il ne suivit pas immédiatement.
Un décalage.
Minuscule.
Mais immensément troublant.
L’espace autour de lui… se contracta.
L’air devint froid, trop dense, épais comme du goudron.
Son estomac se contracta violemment.
Quelque chose n’allait pas.
Le verre bougea.
Juste une oscillation.
Ou…
Une illusion ?
Un pas en arrière.
Le vertige le frappa de plein fouet.
Comme si l’espace autour de lui s’était tordu, compressé, rétréci à l’infime.
Une pression invisible s’enroula autour de sa poitrine.
Un étau.
Une étreinte étouffante.
L’air devint poisseux, saturé d’une présence qu’il ne voyait pas, mais qu’il ressentait.
Un son distordu vrilla son tympan.
Le verre vacilla. Lentement. Trop lentement.
Son cœur explosa dans sa poitrine.
Le sol disparut sous ses pieds.
Un bruit sourd.
L’obscurité.
Le vide.
Pas une chute.
Pas un mouvement.
Juste… une absence.
Un trou noir engloutit tout.
Plus d’air.
Juste un silence béant, abyssal.
Le néant.
Puis…
Un bourdonnement, quelque part.
Un battement de cœur.
Un autre.
Lents. Lourds. Étouffés sous une masse invisible.
L’air se referma sur lui.
Un picotement dans ses doigts. Un fourmillement ténu dans sa nuque.
Un son lui parvint.
D’abord lointain.
Puis plus net.
Tic-tic-tic.
Un bruit régulier. Métallique.
Quelque chose lui appuyait sur l’épaule.
Une voix. Floue.
— … Étienne ?
Une pression. Quelqu’un le secouait.
Il ouvrit brusquement les yeux.
Lumière.
Elle lui brûla la rétine, l’obligeant à plisser les paupières. Il inspira trop vite, une douleur sourde déchira sa tempe.
Son souffle était erratique, ses muscles ankylosés comme s’il avait dormi des heures dans une position impossible.
Ses paupières tressaillirent, tandis qu’il tentait de rassembler ses pensées.
Où… ?
Le monde s’imbriqua autour de lui, flou d’abord, puis brutalement familier.
Un bureau.
Son bureau.
L’odeur de café froid. L’écho lointain des conversations. Le cliquetis d’un clavier.
La main qui le secouait disparut.
— … Étienne ?
La voix de David lui parvint, lointaine. Lourde.
Étienne releva lentement la tête. Son cou était raide, ses membres engourdis.
David se tenait devant lui, une tasse de café fumante à la main. Son regard oscillait entre l’agacement et une inquiétude mal dissimulée.
— Mec, t’as dormi ici toute la nuit ?
Étienne cligna des yeux, cherchant à rassembler ses pensées.
— Je… Comment je suis…?
David haussa un sourcil.
— T’es sur que ça va?
Étienne secoua la tête, comme s’il émergeait d’un long tunnel.
— Je fais quoi… ici….?
Un silence.
— Comment ça ? Tu fais quoi ici ?
— Hey mec, je crois bien que tu as encore passé le nuit au bureau…
Un froid s’abattit sur Étienne.
— Non. Non, hier après le groupe tu m’as ramené.
— Quoi ?
— Chez moi.
David le fixa, son expression se refermant légèrement.
— Mec… Je t’ai pas ramené.
— Si. Si, putain ! Tu m’as ramené, j’ai bu un verre d’eau, j’ai…
Il s’arrêta.
Son souffle se bloqua.
Les images défilaient dans sa tête.
Il se revoyait dans son appartement, seul. Il se souvenait avoir posé ses clés sur la table, retiré ses chaussures.
Mais maintenant…
L’image des clés était floue.
Le contact du sol sous ses pieds, incertain.
La sensation du verre contre ses lèvres…
Avait-il seulement eu soif ?
Son propre souvenir se tordait, une photo froissée puis lissée, mais dont les contours ne correspondaient plus.
— Et la troisième victime… cette nuit…
Il inspira un coup, mais l’air sembla se coincer dans sa gorge.
David le regardait toujours.
Un soupçon d’inquiétude avait remplacé son agacement.
Il prit une gorgée de café, puis planta son regard dans le sien.
— Bordel, Étienne… Tu me fais flipper. De quoi tu parles?
— J’sais pas…J’sais plus…
Ses propres souvenirs ne lui semblaient plus solides.
Sa nuit entière s’effritait, il n’arrivait plus à en assembler les morceaux.
Son cœur, lui, cognait lentement.
Trop lentement.
Un battement.
Puis un autre.
Il n’était plus vraiment calé sur le rythme du monde.
David le fixait toujours.
Mais Étienne avait l’impression que son regard était devenu… autre.
Un peu trop perçant.
Un peu trop insistant.
Il savait quelque chose que lui-même ignorait encore.
Les dernier souvenirs net.
Le groupe de soutient.
Un trou de mémoire.
Le retour à son appartement.
L’insomnie de la nuit.
La présence chez lui.
Le signalement de la troisième victime.
Le lieu du crime
Le cadavre.
Le verre sur la table.
Et après…
Rien.
Un silence tomba entre eux. Lourd. Presque tangible.
David souffla du nez, un tic nerveux qu’Étienne lui connaissait.
— T’as jamais bougé d’ici.
— Quoi ?
— Ce matin, quand je suis arrivé, t’étais là. Assis. Figé. Comme si t’avais jamais quitté cette chaise.
Les battements de son cœur ralentirent.
— Personne ne m’a vu partir ?
David secoua la tête.
— Non. Personne ne t’a vu arriver non plus.
Il tenta de reconstruire sa nuit. Mais rien.
Le trajet retour était un trou noir.
Pas d’image, pas de son, pas la moindre sensation du volant entre ses mains.
Il ne se souvenait pas de la route.
Il ne se souvenait pas d’avoir quitté la scène de crime.
Une pointe d’angoisse vrilla ses entrailles.
Une fatigue écrasante alourdissait chacun de ses muscles, rendant le moindre mouvement pénible, comme si son corps luttait contre un poids invisible.
Il passa une main sur son visage, tentant d’éclaircir ses pensées.
Quelque chose ne tournait pas rond.
David le fixait. Trop longtemps. Trop profondément.
— T’es sûr que ça va ?
— Ouais…
Mensonge. Mais que pouvait-il répondre, s’il ne savait même plus ce qu’était la vérité ?
J’espère que la suite sera à la hauteur de tes attentes.