Chapitre 7 - Les dossiers effacés

Par David.J

Etienne expira lentement, essayant de chasser la panique qui se resserrait autour de lui comme une étreinte glaciale. Il devait garder son calme, rationaliser. Peut-être était-il simplement épuisé ? Son cerveau pouvait lui jouer des tours, brouiller ses souvenirs, surtout après ces semaines harassantes d’enquête, ces nuits trop courtes et ces journées sans fin passées à traquer des ombres.

Il frotta ses tempes dans l’espoir de dissiper ce voile d’incompréhension.

Il devait en avoir le cœur net. Vérifier que cette nuit n’était pas une hallucination.

La seule preuve tangible se trouvait dans la base de donnée des crimes.

Si un meurtre a bien eu lieu dans la nuit, les informations ont déjà été transmises aux enquêteurs en charge, accessibles dans l’heure.

D’un geste automatique, il ouvrit son ordinateur portable et tapa le nom de la troisième victime dans la base de données criminelles. Ses doigts tremblaient légèrement. L’écran chargea une fraction de seconde, puis…Aucun résultat.

Il plissa les yeux. Vérifia l’orthographe. Recommença. Une fois, deux fois, trois fois.

Toujours rien.

Il fronça les sourcils.

Non… ce n’était pas possible. Il avait vu le corps. Il avait vu la scène de crime.

Il élargit la recherche. Date. Adresse. Mode opératoire. Même le quartier. Rien. Juste du vide. Comme si la nuit dernière n’avait jamais existé.

Son estomac se contracta. Une sueur froide perla dans son dos.

— Putain… murmura-t-il.

Ce n’était pas une erreur.

Ce n’était pas un bug.

Il savait ce qu’il avait vu.

Il avait passé plus d’une heure dans cet appartement, à détailler chaque recoin, chaque indice. Il pouvait encore sentir l’odeur de renfermé, la moquette usée sous ses semelles, l’écho du silence pesant dans cette pièce où un homme sans vie était allongé. Il revoyait le verre posé sur la table, la lumière tamisée, la marque sous le sternum.

Mais selon la base de données… ce crime n’avait jamais existé.

Il leva brusquement les yeux et balaya la pièce du regard.

David.

Son collègue était assis à quelques mètres, absorbé dans un rapport, l’air concentré. L’éclat de l’écran reflétait son visage impassible.

Une hésitation, une seconde de flottement.

Puis Étienne se leva, son siège raclant bruyamment le sol. Il avança d’un pas déterminé vers lui.

— David.

Le lieutenant releva la tête, l’air légèrement agacé.

— Quoi ?

— T’as accès aux dossiers criminels sur ton poste ?

David haussa un sourcil.

— Bien sûr. Pourquoi ?

— Vérifie un truc pour moi. Tape “Marc Delattre”.

David ne posa pas de question et obtempéra. Ses doigts coururent sur le clavier. Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence pesant, puis il secoua la tête.

— Rien. T’es sûr du nom ?

La tension monta d’un cran.

— Putain, bien sûr que je suis sûr ! lâcha Étienne, sa voix vibrante d’un mélange de colère et d’incompréhension.

David se redressa, l’observant cette fois avec plus d’attention.

— Étienne, tu cherches quoi ?

— Le crime de cette nuit, bordel !

David le fixa, et son expression changea imperceptiblement. Quelque chose se ferma dans son regard.

— Quelle scène de crime ?

— Il n’y a eu aucun meurtre ce soir, Étienne.

Les mots tombèrent, brutaux.

— Arrête…

— Tu veux que je te montre la liste des interventions ?

David tapota quelques touches et pivota l’écran vers lui.

Aucune mention d’un appel.

Aucune trace d’un déplacement.

Rien.

Le bureau tangua. Léger, imperceptible. Un monde mal ancré.

Il cligna des yeux. Les lettres sur l’écran semblaient onduler légèrement. Son propre souffle lui parut étranger, décalé. L’air pesait sur ses épaules, dense, poisseux, irrespirable.

— Ce n’est pas possible…

Il ferma les yeux, inspira profondément, tenta de se raccrocher à quelque chose.

Mais tout lui échappait.

— Écoute, t’as peut-être besoin de souffler un peu, suggéra David d’un ton plus posé.

Non.

Ce n’était pas du stress.

Ce n’était pas une erreur de mémoire.

Quelque chose effaçait les preuves.

Quelque chose les faisait disparaître.

Ses doigts se contractèrent en poings, ses ongles s’enfonçant dans sa paume.

Il y avait un cadavre.

Il y avait un meurtre.

Alors pourquoi plus rien n’existait ?

Une seule idée lui vint à l’esprit.

Il devait parler à son chef.

Ses doigts effleurèrent la poignée du bureau. Il hésita.

Un bref instant, il se demanda s’il n’allait pas simplement faire demi-tour.

Fuir.

Faire semblant que tout ça n’existait pas.

Mais une part de lui, un instinct primitif, lui soufflait qu’il était déjà trop tard.

Alors, il poussa la porte.

Le bureau du commissaire Dupraz était baigné d’une lumière crue, filtrée à travers les stores mi-clos qui rayaient les murs de fines lignes lumineuses. Le soleil frappait la vitre, projetant une lueur blanche et tranchante sur les piles de dossiers soigneusement empilés. Malgré la clarté, une lourdeur persistait dans l’air, renforcée par l’odeur mêlée du papier vieilli et du café froid abandonné sur un coin du bureau.

La chaleur stagnante de la pièce rendait l’atmosphère étouffante, l’air ne circulait plus. Quelques particules de poussière dansaient lentement dans les rayons du soleil, flottant entre les meubles sombres et le cuir usé des fauteuils.

Le tic-tac d’une horloge murale, discret mais régulier, rythmait le silence pesant.

9h09.

Une minute de plus s’écoulait, indifférente, tandis que, dehors, le bourdonnement de la ville filtrait à travers les fenêtres entrouvertes.

Derrière son écran, Dupraz levait à peine les yeux, son visage fermé par des années de service et de fatigue accumulée.

— Vous avez l’air soucieux, inspecteur.

Sa voix était neutre, un peu lasse, comme s’il anticipait déjà un problème supplémentaire à ajouter à la longue liste.

— J’ai un problème.

Dupraz arqua un sourcil, arrêta un instant de taper sur son clavier, puis se cala dans son fauteuil, le cuir craquant sous son mouvement.

— Je vous écoute.

Étienne prit une inspiration profonde. Il devait être précis, clair, factuel. Mais son estomac était un nœud de tensions. Sa propre voix lui sembla étrangère lorsqu’il lâcha enfin le nom :

— Marc Delattre.

Le silence s’étira.

Le commissaire ne réagit pas immédiatement.

Une simple seconde. Peut-être deux.

Puis il plissa légèrement les yeux, le nom ne lui évoquait absolument rien.

— Qui ça ?

Le cœur d’Étienne manqua un battement.

Son pouls cogna dans ses tempes.

— La victime de cette nuit, articula-t-il plus lentement. L’homme retrouvé mort dans son appartement.

Il s’attendait à un froncement de sourcils, à une correction sur un détail, peut-être même une remarque sarcastique.

Mais rien.

Dupraz cligna des yeux. Une fraction de seconde trop lentement.

— Inspecteur… Il marqua une légère pause. Il n’y a jamais eu de meurtre.

Le commissaire Dupraz ne sourcilla pas. Il ne chercha pas à comprendre. Pas de froncement de sourcils. Pas d’agacement. Rien. Comme si cette phrase avait été prononcée cent fois. Comme si elle était figée dans sa mémoire, prête à être récitée à l’infini.

La phrase explosa dans le crâne d’Étienne comme une détonation assourdissante.

Il ouvrit la bouche. Aucune parole ne sortit.

L’espace d’un instant, son corps entier sembla se figer.

Non.

C’était impossible.

Il n’y avait aucune trace du crime.

Aucune mention du cadavre.

Et maintenant, son propre supérieur affirmait qu’il n’avait jamais existé.

L’air devint plus lourd, plus compact, la pièce se contractait autour de lui. Une forte nausée monta dans son ventre, faisant trembler légèrement ses doigts. Il déglutit avec peine, sa bouche soudainement sèche.

— Commissaire, je… je ne comprends pas.

Sa voix était plus rauque qu’il ne l’aurait voulu.

Dupraz le regardait avec un mélange de patience et d’indifférence, une expression polie mais totalement fermée.

— Vous vous sentez bien, Larue ?

Le frisson qui courut dans la nuque d’Étienne ne devait rien au hasard.

Il le voyait dans les yeux de Dupraz.

Ce n’était pas un jeu.

Ce n’était pas un mensonge.

Ce n’était même pas un oubli.

Pour lui, ce crime n’avait jamais existé.

Un bourdonnement sourd résonna dans sa tête. Son corps était en tension, prêt à se défendre contre une menace invisible. Il inspira profondément, tenta d’ancrer ses pieds au sol, mais il ne savait plus ce qui était réel.

Ses jambes semblaient lourdes, presque raides. Son souffle était saccadé.

Il devait sortir d’ici.

Il devait réfléchir.

Mais penser lui semblait difficile. Son esprit était engourdi, vidé d’une partie de lui-même. Quelque chose lui échappait. Quelque chose d’essentiel, d’indicible. Il tenta de s’accrocher à une certitude, solide… mais tout lui glissait entre les doigts.

Dans le couloir, les bruits du commissariat lui parurent distants, étouffés. Chaque pas résonnait étrangement sous ses semelles, comme s’il traversait un espace qui n’avait plus la même consistance.

Il croisa David.

Le lieutenant releva la tête et fronça légèrement les sourcils en le voyant passer.

— Ça va, vieux ?

La voix de David lui parut étrangement distante, comme un écho à retardement.

Étienne ne répondit pas.

Il continua à avancer, dépassa son collègue sans un mot et poussa la porte du commissariat.

L’air glacial le frappa comme une gifle.

Il inspira une grande bouffée, mais l’oxygène ne fit rien pour calmer le chaos qui tourbillonnait dans sa tête.

Son téléphone vibra dans sa poche.

Un numéro inconnu.

Un message.

Il baissa les yeux.

L’écran affichait une simple phrase.

“Vous ne vous souvenez pas. Pas encore.”

Un frisson brutal.

Il baissa lentement son téléphone. À cet instant, il le sentit. Une pression, imperceptible, mais bien là. Quelque part derrière lui. Un regard invisible, suspendu sur sa nuque. Il se retourna d’un geste sec.

Rien.

Ses doigts se crispèrent sur l’appareil.

Son pouls tambourinait dans sa poitrine.

Qui…

Ou quoi…

Essayait de lui faire oublier la vérité ?

Étienne passa le reste de la matinée plongé dans un mutisme inquiet, l’esprit vrillé par une tension sourde qu’il ne parvenait pas à dissiper.

Le troisième meurtre.

Il avait tout vu. L’appartement, le corps, le verre sur la table. Il avait assisté à l’enquête, entendu les analyses, posé les questions. Mais quelque chose ne collait pas. Quelque chose le hantait, une note dissonante dans une mélodie qu’il ne parvenait pas à identifier.

Et puis…

Il y avait ce regard que David lui avait lancé avant qu’ils ne se séparent. Ce même regard prudent, cette lueur d’évaluation, il pesait chacun de ses mots avant de parler. Il hésitait à lui dire quelque chose.

Étienne avait l’impression d’étouffer.

Alors, Il monta dans sa voiture, prit le volant et s’éloigna.

Pas parce qu’il en avait besoin.

Pas parce que le protocole exigeait une nouvelle visite sur les lieux.

Mais parce qu’une part de lui, viscérale, instinctive, avait besoin de voir. De s’assurer qu’il ne délirait pas. Que tout était bien là, tel qu’il s’en souvenait.

Il retourna donc à l’appartement du troisième meurtre.

Pas pour enquêter.

Pour s’assurer qu’il ne perdait pas pied.

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sakumo91
Posté le 31/03/2025
L'étau se resserre et la tension monte tout autant. Il termine par faire ce que je voulais qu'il fasse. Maintenant on va savoir ce qu'il en est... Merci et continue d'écrire comme ça s'il te plaît.
David.J
Posté le 01/04/2025
Merci pour ton message, sakumo, ça me fait super plaisir!
Oui, l’étau se resserre… et maintenant que cela est fait, les choses vont vraiment commencer à basculer.
Pour info, le roman compte 30 chapitres et ils sont déjà tous écrits. Donc je sais exactement jusqu’où je vous embarque… et je peux te dire que la tension ne va pas redescendre tout de suite. Merci encore pour ton soutien!
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