Chapitre 7 : De là vient l’espoir

Par Gwonuen

« … Après deux jours d’intenses discussions et d’âpres débats, le procès de l’affaire du “conducteur fou” est enfin terminé. Les jurés, tous d’honnêtes et bons Compagnons, ont reconnu à l’unanimité et après seulement une heure de délibéré l’accusé coupable des cinq chefs d’accusations à son encontre. Désigné par la cour comme étant un contrerévolutionnaire extrémiste, l’assassinat mûrement planifié du prévenu envers le citoyen G…, a été qualifié par le juge d’instruction comme étant « un acte terroriste d’une perfidie innommable ». Le prévenu a reconnu avoir tué son voisin pour, selon ses dires, venger la mort de sa camarade, une dangereuse multirécidiviste au lourd passé carcéral. Le “conducteur fou” a été condamné à la peine de mort, la sentence devant se dérouler dans trois mois. Écoutons le Compagnon H…, porte-parole du Parti : “La justice partisane a une fois de plus montré qu’elle restait inflexible face aux ennemis de la Nation. La mort d’un honnête citoyen et d’un héros de la patrie tel que G… ne peut rester ainsi impuni. Toutes mes pensées…” ».

— Quelles fadaises !

K… tape du poing sur la table tandis que j’éteins le poste de télévision. Avec I… et L…, nous nous étions décidées à aller réviser nos partiels de fin d’année au café de l’Université, afin de profiter de la douceur de cette après-midi de fin de printemps. Malheureusement pour nos examens, nous avions été rapidement absorbées, ainsi que les autres tables autour de nous, par le procès du conducteur fou, comme la presse partisane l’appelait. Cette affaire, d’une banalité affligeante aux premiers abords, celle d’un homme ayant renversé son voisin avec sa voiture, faisait grand bruit dans le milieu universitaire. L’histoire de cet homme rendu fou de chagrin après avoir vu son amie tabassée à mort par la PPI nous avait ému aux larmes. Aussi attendions-nous tous le verdict du jugement de cet homme, avec l’espoir naïf que l’homme serait acquitté, ou à tout le moins qu’il s’en tirerait avec une peine symbolique, au vue du contexte qui nous révoltait tous. La nouvelle de sa condamnation, après le simulacre d’un procès expéditif, nous outrait tous :

— Un acte terroriste ? Comment le juge ose-t-il dire une telle énormité ? Se rengorge I….

— Un assassinat, mes fesses, oui ! Il a agi sur l’instant pour venger la dénonciation de son amie par son voisin ! C’est un acte opportuniste, irréfléchi, pas un froid assassinat ! Entends-je P… siffler, à deux tables de nous, entre ses dents serrées.

— Un contre révolutionnaire extrémiste, bien sûr ! Regardez-le donc, votre terroriste ! C’est juste un mec comme vous et moi, hurle le garçon de café, tout en lavant ses verres d’un geste rageur.

— Si vous voulez mon avis, dit une étudiante que je ne connais pas, le Parti a certainement choisi lui-même les jurés parmi ses fidèles Compagnons…

— Comment faire confiance à la justice si nous ne pouvons pas défendre la liberté et la séparation des pouvoirs ? Hurle une voix au fond du café.

Je pose la télécommande d’une main tremblante. Je ne dis rien, perdu dans mes pensées, le cœur encore serré par l’émotion. Je ne comprends pas comment cet homme a pu être reconnu coupable de tels chefs d’accusation. La défense a pourtant démontré que l’accusé n’était pas un contrerévolutionnaire, mais au contraire un simple citoyen qui avait agi sous le coup de la colère après avoir vu son amie exécutée par la PPI de la pire des manières possibles. Que son acte criminel soit jugé et condamné est une chose, mais cela ne fait pas de lui un terroriste pour autant ! Rien dans ce procès ne permet de le démontrer. En tant qu’étudiante en droit, je ne conçois pas qu’une telle erreur judiciaire ait pu se produire. Je reste donc assise en silence, les yeux dans le vide, me sentant trahie par un système qui ne nous offre aucune chance, indifférente aux cris de colères qui raisonnent dans le café qui se remplit peu à peu, les autres étudiants se trouvant attirés par le brouhaha indigné qui s’élève devant la télévision :

— Ce système est pourri par la corruption !

— Je m’en irais bien dire deux mots aux jurés, moi. M’est avis qu’ils se sont fait grassement payés par le Parti pour rendre un tel jugement !

— T’en sais rien, si ça se trouve, on les a obligé ?

— Dans tous les cas, ce n’est pas un procès, c’est une parodie !

— Et les gars de la PPI qui ont tabassé à mort la femme, c’est quand leur procès ?

— Ahahah, t’en raconte de bonnes, toi ! Comme s’ils allaient être inquiétés, ces petits soldats du Parti.

— C’est pas vrai, putain ! Comment peuvent-ils oser faire ça ? Ils nous prennent vraiment pour des cons ?

— Nan, ils savent bien qu’on fera rien, mec, comme d’habitude. On a tous trop peur de la ZoReP, alors ils en profitent.

— Je n’en peux plus de ce système de corruption !

Les voix anonymes hurlent tout autour de moi, sans que je ne puisse en reconnaître aucune. Pourtant, cette variété vocale n’exprime qu’une seule et unique colère, celle qui couve en nous depuis tant d’années, silencieuse pourtant vrombissante. Normalement, nous nous taisons, trop effrayés par la dénonciation que tant de citoyens aux cerveaux gavés de propagande pratiquent comme une activité ludique. Mais aujourd’hui, c’est la goutte qui fait déborder le vase. C’est la fois de trop. Notre conscience ne peut plus encaisser de taire une énième injustice, notre dos ne peut plus se courber face au fouet. La colère, enfin, l’emporte sur la peur, semble-t-il. Aussi je me lève avec les autres et je commence à insulter le Parti. J’oublie toutes précautions, car nous sommes unis face à ce pouvoir répressif. Nous invectivons les Compagnons, nos agresseurs, nos bourreaux.

« Vous êtes de bons et loyaux Compagnons. C’est par votre travail acharné que la Nation sera… »

Une pinte envoyée depuis le café part s’écraser sur le haut-parleur au coin de la rue qui nous diffuse les harangues audio-urbaines comme à son habitude et qui cette fois s’étrangle dans un grésillement. Nous nous retrouvons soudain dans un silence urbain inconnu, où seules nos pensées peuvent perturber nos paroles. Voilà alors qu’un cri rauque sort de mille gorges, celui d’un troupeau de bœufs devenus lions, prêt à charger contre son adversaire afin de protéger sa vie, quitte à mourir. Nous hurlons de toutes nos forces, fier de cet acte dérisoire, certes, mais au combien cathartique. Nous nous congratulons comme des supporters saoules après un magnifique but de leur équipe favorite. Au fond de nos cœurs, nous avions tous rêvé secrètement de faire taire ces harangues continuelles, mais qui aurait osé le faire jusqu’à cet instant ?

Cet acte d’une bravoure exceptionnelle nous délie encore plus la langue et nous nous mettons à hurler envers le Parti. Nous envoyons des messages à d’autres camarades avec nos téléphones portables et nous comprenons vite que nous ne sommes pas les seuls à être scandalisés et en colère. Alors nous nous galvanisons davantage, jusqu’à ce que mon amie K… saute sur une table et hurle à l’assemblée :

— Cela suffit, maintenant ! Allons-nous encore subir ce gouvernement qui nous oppresse et nous fait vivre dans l’angoisse et la peur ? Non ! Nous ne pouvons plus accepter que les Compagnons nous montent les uns contre les autres. Pourquoi devrions-nous craindre nos voisins, nos amis, nos parents ou nos propres enfants ? Comment un pays peut-il chercher à créer une Nation de dénonciateurs, un pays où règnent la délation et la corruption ? Pourquoi ne pouvons-nous pas être un pays libre de choisir ses dirigeants, plutôt que de subir le joug d’un dictateur qui s’accroche au pouvoir depuis si longtemps ? Il est temps de réclamer notre dû ! Nous devons demander la démocratie et prôner une lutte contre une corruption endémique ! La liberté passe par l’égalité et non l’oppression ! Demain, nous marcherons dans les rues et nous crierons notre colère au Parti ! Qu’ils nous accompagnent alors, ces Compagnons, et qu’ils comprennent enfin ce qu’est la vraie camaraderie !

Nous hurlons d’approbation face à ce discours. K… a réussi à exprimer ce que nous balbutions enfin. Je suis si en colère que je casse mon café sur la table où nous sommes installées, inondant nos cours et les rendant illisibles. K… les récupèrent de la main et les envois voler dans la pièce, sous les acclamations de la foule qui se tient tout autour du café maintenant. Nous sommes déjà plusieurs dizaines, mais les doigts qui volent sur les écrans pour écrire des messages me laissent confiante que nos rangs seront bien plus grands lors de notre marche. Je réfléchis à tous les préparatifs que nous devons faire jusqu’à demain. La nuit sera courte, aussi je décide de retourner dans ma chambre universitaire pour être prête.

 

*

 

Manifestations étudiantes : une contre-révolution de la jeunesse ?

À la surprise générale, plusieurs manifestations étudiantes se déroulent actuellement dans tout le pays. Au son des harangues demandant plus de liberté et la démission du Grand Compagnon, les jeunes contrerévolutionnaires réclament que le procès du « conducteur fou » soit révisé afin « qu’une justice sociale et juste soit enfin rendue ». Le mouvement est pour le moment pacifiste, les jeunes gens préférant défiler dans un calme relatif tout en scandant des paroles de rébellion. La PPI, sur le pied de guerre, encadre étroitement les défilés, attendant les directives du Parti. Le Grand Compagnon n’a pas encore réagi à cette agitation nationale, attitude très inhabituelle pour notre sage Meneur.

 

L’article du journal Debout, Compagnons ! qui vient de paraître passe de main en main pour atterrir dans les miennes. Tandis que je lis cette petite note méprisante, je ressens une colère sourde faisant trembler mes tempes. Alors comme ça nous sommes des contrerévolutionnaires parce que nous souhaitons une justice non corrompue et une liberté ? N’est-ce pas simplement une révolution envers un pouvoir dépassé ? Ce pouvoir se sent toujours agressé dès qu’on le remet en question, comme pourrait-il donc évoluer et écouter le peuple et ses désirs ? Une partie de moi est également satisfaite, car cet article, bien qu’écrite en septième page comme une simple note qui ne vaut pas la peine d’être lue, montre bien que nous avons été repérés par le Parti et que nous l’inquiétons.

Cela se voit avec tous ces agents de police qui nous suivent, nous « encadrent » comme ils disent, afin de minimiser ce que nous sommes en train de faire. Pour la première fois depuis l’arrivée du Grand Compagnon au pouvoir, une contestation publique a enfin lieu. Ou, en tout cas, c’est la première contestation publique rapportée dans un journal d’État et qui n’est pas l’œuvre d’un parti opposant ou monarchiste, n’en déplaise au journaliste véreux qui nous a qualifiés de contrerévolutionnaires dans son article. Nous ne sommes que de simples étudiants souhaitant vivre dans un monde plus juste et être entendu, est-ce vraiment des pensées de trahison envers le Parti et notre Nation ?!

Je me tourne vers K… qui a pris naturellement la tête de la contestation. Elle a toujours eu l’âme de la meneuse que je ne serai jamais. Je préfère rester dans l’ombre, mais j’agis avec tout autant de haine envers ce gouvernement totalitaire. Je tends l’article à K… qui le parcourt des yeux, les yeux remplis de colère. Une fois terminé, elle avance à grandes enjambées vers des poubelles laissées le long de l’avenue que nous remontons dans le calme, monte sur les ordures pour prendre de la hauteur et, allumant son haut-parleur, se met à hurler à la foule en colère tout en agitant l’article à bout de bras :

— Voilà ce que nous sommes aux yeux du Parti et du Grand Compagnon : des traîtres ! Nous demandons justice et nous sommes taxés de contrerévolutionnaires ! Nous demandons l’écoute et nous sommes traités de terroristes ! Nous demandons la liberté et nous sommes des rebelles envers le Parti ! Cet article nous montre à quel point le gouvernement est corrompu et n’est plus capable de se remettre en question ! Le Parti des Compagnons, lui qui s’est placé comme l’adversaire de la monarchie qui nous gouvernait et nous opprimait, est devenu précisément ce qu’il avait décidé de combattre ! Nous ne sommes pas des Compagnons, non ! Nous sommes des esclaves d’un système totalitaire où l’on nous pousse à trahir nos amis, nos parents et nos enfants. Un monde où l’on nous force à nous méfier de tout le monde pour ne pas nous unir face à l’oppression. Un monde où nous pouvons être jetés en prison sans aucune autre raison que d’avoir pensé par nous-même ! Regardez, enfin, ouvrez les yeux ! Avons-nous vraiment gagné à rejeter la monarchie pour le Parti des Compagnons ?

— Non ! Hurlons-nous tous, galvanisés par le discours de mon amie.

— Sommes-nous plus heureux et libres dans nos actes ?

— Non !

Je brandis ma pancarte où j’ai écrit « Compag-Non » en lettres rouges tout en hurlant à nouveau. Nous sommes tous pendus aux lèvres de K…, toujours juchée sur les poubelles.

— Ressentons-nous de la fierté de vivre dans cette Nation si « glorieuse », selon le Parti ?

— NON !

Nous nous égosillons à nous fendre les cordes vocales. Nos esprits sont maintenant si échauffés que l’on sent une haine vibrante nous secouer. Je n’avais jamais ressenti cela, c’est… grisant. Mais K… n’a pas terminé son discours, pas encore.

— Non, nous ne sommes pas fiers ! Nous sommes si désolés de ce que nous vivons que nous nous demandons même si la monarchie si corrompue que le Parti a chassée il y a des années n’était pas mieux que ce que nous vivons ! Il faut que le Grand Compagnon nous écoute cette fois ! Notre pays a le droit de vivre selon ses lois, nous avons le devoir de nous faire entendre !

— OUAIS !

Des chants commencent à jaillir dans la foule, nous sommes électrisés par ces paroles. K… a réussi à faire sortir toute la colère qu’il y avait en nous et l’a transformée en une énergie et une envie d’agir irrépressibles. Je regarde à côté de moi et je vois un étudiant qui me fixe, les poings serrés, en hurlant comme un dégénéré. Sorti de son contexte, j’aurais été effrayée de voir quelqu’un agir de la sorte. Mais je suis moi-même dans un tel état d’excitation extatique que je réponds par un cri de guerre. Nous avons la rage et nous voulons agir. Et K… sait exactement ce que nous devons faire :

— Nous devons devenir la voix du peuple ! Nous devons mettre le Parti devant ses contradictions, face à son histoire ! N’a-t-il pas toujours proclamé nous avoir sauvé des griffes d’une monarchie oppressante et corrompue ? Eh bien, montrons-lui qu’il ne fait pas mieux ! Marchons ensemble jusqu’à la place du massacre du 4 septembre 2…, envahissons ce lieu de révolte envers l’oppression de notre Nation ! Ils n’auront alors pas d’autres choix que de contempler derrière nous ce palais abandonné et d’y voir le miroir de leur propre corruption ! Envoyez des messages à tous vos amis pour qu’ils nous rejoignent ! Prenez vos tentes ! Ce soir, nous camperons sur la place où nos parents sont morts pour se libérer de leurs chaînes, et nous resterons jusqu’à ce que nous soyons départis des nôtres !

Nous hurlons tous d’une même voix notre approbation à la proposition de K…. Ce n’est pas qu’une ovation, c’est le cri d’un animal blessé qui se bat pour sa vie. C’est la rage d’un animal en cage qui se jette sur les barreaux pour les ronger et se libérer. Tous les poils de mon corps sont dressés sur ma peau. Je ressens un déchaînement d’adrénaline parcourir mon corps et je frissonne d’une énergie qui déborde de ma poitrine. En cet instant, je pourrais déplacer une montagne tellement je suis forte et folle de colère. A nous tous, nous avons la force de renverser ce régime totalitaire. À nous tous, nous ferons plier le Parti. Rien ne nous arrêtera, j’en suis convaincue.

K… descend de son estrade improvisée et odorante et commence à se diriger vers la place du massacre du 4 septembre 2…. Nous la suivons tous dans un état d’extase. Enfin nous allons faire quelque chose. Enfin nous allons agir face à l’oppression. Nous sentons tous que la fin des Compagnons est proche. Nous sommes galvanisés, inarrêtables. La PPI l’a bien compris et se garde bien d’intervenir. Les agents disparaissent de notre chemin comme par enchantement. Nous sommes un rouleau compresseur qui avance vers la libération de notre Nation. Sommes-nous naïfs ? Certainement. Mais il faut bien un peu de naïveté pour pouvoir espérer renverser un gouvernement, comme nos parents étaient candides en allant attaquer le palais, à la vieille époque de la monarchie.

 

*

 

Révolte étudiante : prise en otage du symbole de la liberté Compagnonne

Le mouvement contre-révolutionnaire prend une ampleur inégalée. Par une audace que seule l’extrémisme anarchiste permet d’avoir, les étudiants ont envahi la place de l’ancien palais royal. Cette place, où se déroula le terrible massacre du 4 septembre 2…, fut le début de la lutte glorieuse du Parti des Compagnons contre un pouvoir oppresseur et destru-cteur envers les citoyens de notre Glorieuse Nation. En lien avec leur idéologie anar-chiste contre toute notion de propriété et d’ordre sociétal nécessaires à la bonne tenue d’un État de droit, ces contre-révolutionnaires vivent depuis quelques jours dans un chaos total sur cette place, dans des tentes et sous des cartons, faisant de l’insalubrité un idéal de vie. Par pitié plus que par sympathie, certains citadins jettent quelques nourritures à ces clochards revendiqués. Le Compagnon X…, Secrétaire du Parti, a pris la parole ce matin devant la maison du Grand Compagnon, toujours silen-cieux jusqu’à ce jour : « La délinquance et la rébellion n’ont jamais été considérés comme étant la voie de la parole et de l’ordre. Le Parti des Compagnons, compré-hensif envers sa jeunesse, enverra une seule délégation ce jour, afin de ramener ces pseudo-rebelles, naïfs abusés par le discours de quelques meneurs corrompus et assoif-fés de pouvoir, dans le chemin du travail et du labeur que nous menons pour la Gloire de la Nation. Nous ne doutons pas que ces pourparlers permettront de trouver un terrain d’entente afin d’œu-vrer ensemble pour l’avenir de notre pays »


 

L’après-midi se termine et la pénombre commence doucement à se répandre sur la place du 4 septembre 2… tandis que je marche d’un pas décidé entre les tentes dans lesquelles nous vivons depuis cinq jours maintenant. J’observe ces étudiants que je considère presque comme des camarades, tant nous vivons dans une proximité et une entraide constante depuis que nous avons investi cette place si symbolique dans l’histoire de notre Nation. Nous vivons à la dure, certes, mais nous sommes heureux et joyeux, car nous croyons tous dur comme fer à la réussite de notre action.

Depuis le moment où nous sommes arrivés et avons dressé nos premiers campements, des centaines de jeunes nous ont rejoint pour manifester le même mécontentement envers le Grand Compagnon et le Parti. À cause de la politique de dénonciation nationale instaurée par le Parti des Compagnons et le climat de suspicion constante que cela avait instauré, jamais nous n’avions osé parler de nos doutes et de nos frustrations les uns avec les autres, de peur de finir dans un Bureau des patriotes pour y être interrogés et risquer de nous retrouver dans une ZoReP, voir pire. Cela avait grandement facilité la prise totale de contrôle du pays par le Parti durant toutes ces années. Comme pouvions-nous résister, nous qui nous méfiions de tout le monde ? Pas de confiance, pas d’unité, pas de contestation, une équation aussi simple que redoutable.

Mais maintenant que les barrières de silence s’étaient effondrées, maintenant que nous osions enfin montrer au grand jour notre colère au mépris de notre sécurité, nous nous rendions soudainement compte que nous n’étions pas seuls à nous opposer au Parti. Nous qui pensions tous être une minorité qui se retrouverait écrasée par une complaisante majorité ivre de rester sous le joug de cette dictature, voilà que nous réalisions soudainement que nous étions bien plus nombreux que ce que notre peur nous avait soufflé toutes ces années. Maintenant que nous étions tous réunis, nous comprenions enfin que nous représentions certainement une majorité silencieuse, qui n’osait bouger par inertie apeurée mais qu’un rien pouvait faire ruer et détruire son ravisseur d’une simple pichenette.

Les habitants de la ville, toujours terrorisés par le Parti et la PPI, ne se sont pas encore décidés à nous rejoindre pour manifester. Pourtant, ils nous témoignent une solidarité inattendue en nous donnant à manger et à boire. Même si le Parti ne le reconnait pas encore ouvertement, la population nous soutient largement et notre révolte porte un coup terrible à la légitimité politique du Grand Compagnon. Des rumeurs affirment même que la presse internationale annonce notre mouvement comme étant la première pierre d’un renversement prochain du Parti. Nous en rêvons tous ici, cela ne fait aucun doute, mais beaucoup de choses restent encore incertaines pour que nous nous permettions d’y croire véritablement. Pourtant, lorsque je vois cette marée de tentes tout autour de moi, je me permets secrètement de penser à notre libération future, tout en me dirigeant vers notre quartier général.

Aujourd’hui est un jour extrêmement important. Le Parti, se sentant acculé politiquement, a décidé de nous envoyer une délégation pour négocier la cessation de notre mouvement. C’est la première rencontre avec des membres officiels du gouvernement. C’est aussi pour moi la preuve que celui-ci a compris qu’il ne pouvait plus compter sur notre peur pour nous contrôler. Aujourd’hui nous allons pouvoir faire entendre notre colère. Aujourd’hui, nous allons commencer à faire tomber le Parti. Aujourd’hui sera le début de notre libération.

Je me faufile et je retrouve K… assise devant un bureau fait d’une planche de bois posée sur deux tréteaux. À la guerre comme à la guerre, nous faisons avec les moyens du bord. Je m’approche d’elle tandis qu’elle finit d’écrire un courrier pour je ne sais qui. Je lui pose la main sur l’épaule et la voilà qui sursaute légèrement tout en tournant un regard effrayé vers moi. Lorsqu’elle me reconnaît, je vois un fugace soulagement éclairer ses traits tandis que ses muscles se relâchent subrepticement. Depuis que K… est devenue la voix et le visage de notre mouvement, elle se sait être une cible prioritaire de la PPI. Mais nous ne laisserons personne l’approcher. J’ai fait poster deux gardes devant sa tente afin de la protéger de toute tentative d’enlèvement. Et, comme nous l’avons mise au centre même de la place, l’atteindre discrètement est pratiquement impossible.

Je regarde K… avec un sourire et je presse amicalement son épaule tandis qu’elle me sourit gentiment, puis je lui souffle doucement :

— Il est l’heure, K….

— Je sais, S…, soupire-t-elle simplement.

À ces mots, notre meneuse se lève et s’étire faiblement. Nous sommes tous éreintés. Malgré notre foi et notre motivation, vivre dans la rue depuis près d’une semaine n’est pas chose facile. Nous restons soudés et continuons à nous serrer les coudes, mais la fatigue se fait ressentir et se lit sur tous les visages. Nous sortons toutes les deux de la tente de K… et nous marchons vers le lieu de rendez-vous avec la délégation du Parti. Nous sommes rejointes par L… et P…, deux autres étudiants qui nous aident à coordonner le mouvement de contestation. L… est étudiant en arts plastiques, tandis que P… est doctorant en mathématiques. Nous représentons ce mouvement à la perfection : une réunion hétéroclite de personnes de vastes horizons différents mais aux revendications similaires.

Nous avons rendez-vous dans un petit café à l’entrée de la place. Inutile de nous éloigner de nos propres « compagnons », cela serait trop dangereux. Le restaurant s’appelle ironiquement « Au monarque déchu ». K… a trouvé le symbole important, afin d’envoyer un message implicite mais clair à ceux qui viendront à notre rencontre. Nous investissons le café et nous nous approprions une grande table au fond de celui-ci. L… passe derrière le bar et utilise la cafetière pour nous servir à tous une boisson réconfortante que nous sirotons avec plaisir tout en patientant de rencontrer les émissaires du Grand Compagnon. Enfin, après vingt minutes d’attente interminable, voilà que deux voitures noires se garent devant le bâtiment. Plusieurs Compagnons en descendent et encadrent une immense femme qui sort d’un des véhicules et se dirige droit vers nous.

Cette femme est aussi belle qu’elle est grande. Des yeux d’un noir de jais, une peau olive, de longs cheveux noirs, des lèvres rouges et pulpeuse. Elle semble sans âge, bien qu’une lumière dans ses yeux indique une sagesse que seule l’expérience peut donner. Par sa taille et sa beauté, l’émissaire semble prendre toute la place dans le café. Elle s’installe à notre table et nous observe, impassible. Sans lui poser de question, P… repasse derrière le bar et lui apporte une boisson caféinée. Le charisme de cette femme est indéniable, nous nous sentons tous petits face à elle, comme des gosses qui ont été pris en faute et qui attendent de se faire réprimander. L’émissaire nous regarde un à un dans les yeux avec une hautaine neutralité, puis nous apostrophe :

— Je suis J…, Compagnonne chargée de l’harmonie intérieure du Parti et de la Communication de Diffusion Inter-partisane. Nommez-vous, que je sache avec qui je traite.

Nous nous regardons avec appréhension. Le ton de l’émissaire ne laisse rien présager de bon. J’essaie silencieusement de calmer les battements de mon cœur. La Compagnonne J… est l’un des membres les plus importants du Parti. Elle fait partie des premières partisantes à avoir rejoint le Grand Compagnon, elle a participé à la révolution et elle dirige depuis tout ce temps la PPI et la propagande du Parti ! Sa demande est légitime, me dis-je intérieurement, qui sommes-nous, petits étudiants inconnus, pour pouvoir parlementer avec l’une des femmes les plus importantes de la Nation ?

K… semble se poser la même question pendant quelques instants. Mais je la vois soudain se tendre et froncer les sourcils. Elle ne va pas se laisser démonter si facilement apparemment. Elle se redresse de toute sa hauteur, ce qui n’est pas grand-chose comparée à la Numéro deux du Parti, et répond sèchement :

— Je suis K… et voici A…, L… et P…. Nous sommes les représentants du Mouvement de Libération National.

L’immense Compagnonne observe K… avec un sourire glacial et lui dit :

— Vous vous êtes donc donné un nom ? Cela est un peu prématuré, pour une simple et futile manifestation, ne trouvez-vous pas ?

— Vous la pensez donc si futile que cela ? N’est-ce pas contredire votre venue parmi nous, ou la politique du Parti vous amène à vous déplacer pour des réunions jugées inutiles ?

Le sourire carnassier de la femme nous montre que K… a marqué un point.

— La jeunesse a toujours été un point central de la politique des Compagnons. Nous savons devoir lui prêter une oreille attentive pour lui permettre d’exprimer une insouciante fougue si cela peut lui donner l’occasion de murir et de comprendre qu’elle vit dans un monde sain et juste grâce au Parti et à sa politique.

— La fougue est murement réfléchie, Madame, croyez-le bien. Contrairement à ce que vous souhaitez faire croire au reste du pays, notre mouvement a atteint une légitimité jamais atteinte dans l’histoire politique du Parti des Compagnons. Le Grand Compagnon lui-même le sait bien et c’est pour cela qu’il vous a envoyé au lieu d’un diplomate moins prestigieux. Traitez-nous avec tout le dédain dont vous êtes capable, cela n’atténuera en rien notre conviction que le Parti va devoir laisser plus de liberté à un peuple fatigué de son oppression politique.

— Surveillez vos paroles, jeune fille ! Tance la cheffe de la PPI. Ce n’est pas parce que le gouvernement a décidé de vous tendre une main charitable que celle-ci ne peut pas se transformer en poing d’acier si vous dépassez les bornes. Comme je vous l’ai dit, le Parti a à cœur de sauver notre jeunesse qui représente le futur de notre Nation. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour la préserver de son imagination débordante qui peut lui causer sa perte si elle n’est pas canalisée par le sage secours d’une éducation sérieuse et stricte. Nous savons que trop bien que des naïfs remplis d’idéaux peuvent suivre aveuglément les pires des criminels qui, pour combler un désir ardent de pouvoir personnel, les abreuvent de mensonges pour les détourner du droit chemin de l’égalité des droits. Les Compagnons se sont toujours dressés contre de tels mouvements depuis l’ancienne monarchie et nous savons devoir détruire la vermine avant qu’elle n’infeste le cœur de notre Nation.

Un silence glacial s’abat soudain sur le café. La menace est à peine voilée. Nous qui pensions que le Parti faisait un pas vers nous, nous nous trompions lourdement. Les Compagnons n’écoutent personne qu’eux-mêmes et la directrice de la PPI est là pour nous le rappeler. Nul pourparlers possible, le message est clair : pour résoudre ce conflit, il nous faut rentrer dans le rang. Point. Avions-nous fait donc tout cela pour rien ? K… blêmit légèrement et répond :

— La liberté et la justice ne sont en rien des mensonges prononcés par une quelconque vermine. Les naïfs dont vous parlez avec condescendance sont des citoyens réfléchis et qui ne sont en rien influencés. Nous ne cherchons pas le pouvoir comme vous l’avez fait de votre temps, chère Madame, vous qui tentez maintenant de le conserver coûte que coûte. Nous ne sommes ni des criminels, ni des contre-révolutionnaires, encore moins des terroristes. Nous sommes ce qu’aurait dû être le Parti des Compagnons depuis le début. Nous sommes le cri du peuple, le hurlement de frustration qu’il garde au fond de lui depuis trop longtemps mais qu’il a enfin décidé d’assumer. Et ce cri atteindra tous ses oppresseurs, croyez-le bien, que vous vous bouchiez les oreilles ou non.

La Compagnonne nous observe en silence pendant plusieurs interminables secondes. Lorsque ses yeux me fixent, j’ai l’impression désagréable qu’elle arrive à lire mes pensées affolées aussi aisément que si je les avais écrites sur une feuille de papier en lettres majuscules. Je la dévisage en retour afin de donner le change, mais je n’en mène pas large intérieurement. Enfin, la cheffe de la PPI se tourne à nouveau vers K… et répond avec une fausse douceur :

— Vous avez du cran, tous les quatre, je dois bien l’admettre. La capacité à rassembler est un don rare que les Compagnons recherchent. Si vous cessez immédiatement vos actions puériles, le Parti pourrait faire preuve de clémence et vous laisser rentrer chez vous. Aucune action ne serait menée à l’encontre d’aucun de vos camarades pour avoir tenté de mener une manifestation interdite et contredire le Grand Compagnon. Quant à vous, mes petits, vous pourriez même vous voir offrir un poste alléchant au sein du gouvernement, sous condition de terminer vos études et d’embrasser enfin pleinement les valeurs des Compagnons.

Sur ces mots, la Compagnonne se lève, nous tourne le dos et se dirige calmement vers la sortie. K… se lève également et lui cri :

— Attendez ! N’allez-vous donc pas écouter nos revendications ? N’est-ce pas l’objectif de cette réunion ?

La cheffe de la PPI s’arrête devant la porte de café, se retourne et répond à mon amie d’un ton sans appel :

— Vous n’avez pas de revendication. Vous n’avez que des désirs immatures. Cela ne peut être utilisé pour gouverner un pays, encore moins pour définir le Gloire de notre Nation. Les Compagnons sont la solution, les enfants, alors cessez vos gamineries immédiatement. Vous connaissez les conditions de votre reddition. Je vous conseille vivement de les suivre afin que nous puissions oublier toute cette histoire et vous préparer un avenir professionnel. Vous avez jusqu’à demain seize heures pour obtempérer. Passé ce délai, nous serons obligés de sévir. Je vous souhaite le bonjour.

Sans attendre de réponse, la Compagnonne se retourne vers la sortie. L’un de ses gardes lui ouvre la porte avec déférence et tout ce beau monde remonte dans les deux voitures et repartent silencieusement. Nous restons attablés sans parler, pendant un long moment. Nous n’avions pas prévu de nous faire réprimander avec tant de désinvolture. Nous ne savons pas comment réagir et regardons dans le vide. Je me sens totalement perdue. Toute la motivation que je ressens depuis des jours a disparu, mes espoirs se sont envolés. Nous qui rêvions de pouvoir enfin changer les choses, voilà que nous avons été congédiés comme des gamins capricieux.

Nous regardons K… qui reste silencieuse elle aussi, les yeux dans le vague. Je me demande si elle ne réfléchit pas à abandonner, elle aussi. Après tout, que pouvons-nous faire d’autre ? Apparemment, J… et P… pensent la même chose que moi et lui font part de leurs doutes :

— Alors, on abandonne ? Le Parti ne nous écoutera jamais, maintenant, à quoi bon vivre dans la rue ?

K… sursaute comme si ces mots l’avaient brûlé. Elle se lève et nous regarde avec colère :

— Abandonner ? C’est ça, votre solution ? Remballer nos affaires et retourner dans une vie d’oppression parce que le Parti nous a dit de le faire ? Et faire quoi, ensuite ? Rester dans la frustration et subir ? Ne comprenez-vous donc pas que si nous lâchons maintenant, le Parti ressortira renforcé de cette histoire ?! Une seule faiblesse de notre part et le peuple perdra tout espoir de pouvoir jamais changer son avenir ! Alors il refera le dos rond et acceptera de toute éternité les coups de fouet de son maître. Rentrez chez vous, si vous le souhaitez, reprenez votre vie sans attrait et acceptez de vivre dans le silence, si ça vous chante. Mais il est hors de question que je renonce. Ce mouvement perdurera et j’affronterai la mort s’il le faut, comme nos grands-parents l’on fait sur cette place même. Ils n’ont pas reculé devant les balles et je ne reculerai pas devant les mots de cette mégère !

K… sort comme une furie du café. Nous la suivons, le cœur un peu requinqué. Nous savons avec J… et P… qu’elle va partir dans un de ses discours pour raviver la flamme des étudiants de la place. En la suivant vers l’estrade que nous utilisons pour cela, je ressens un frisson que je ne connais que trop bien et qui m’avait quitté depuis que nous avons investi la place du 4 septembre 2… et que nous vivons dans l’espoir : le frisson de la peur. Il ne m’avait pas manqué.

 

*

 

« … Manifestation étudiante. La place investie par les contre-révolutionnaires est depuis quelques heures plongée dans le chaos et la violence. Faisant preuve d’un esprit terroriste sans limite, les jeunes rebelles n’ont pas respecté le généreux ultimatum donné par la PPI et ont refusé de quitter la place du 4 septembre 2… qu’ils ont investi il y a presqu’une semaine et qu’ils occupent depuis de manière illégale, créant un bidonville où règne l’insalubrité et l’insécurité. La PPI a donc décidé d’intervenir afin d’expulser les manifestants. Intervenant tout d’abord avec douceur et pacifisme, les forces de l’ordre se sont faites rapidement attaquées sauvagement par ces anarchistes dangereux et déterminés. Depuis, les deux camps s’affrontent, la PPI défendant courageusement la Nation de ces sauvages prêts à tout pour détruire l’ordre que fait régner le Parti des Compagnons. Étonnamment silencieux depuis le début des tensions, les yeux sont naturellement tournés vers le Grand Compagnon qui interviendra certainement d’un moment à l’autre afin de calmer les tensions sociales qui font trembler le pays… »

BOUM ! Une immense explosion se produit à seulement quelques mètres de moi. La décharge est si violente qu’elle fait voler en éclat les pavés de pierres. Un instant après le bruit titanesque et voilà l’onde de choc qui m’atteint de plein fouet. Je vole comme si je n’étais qu’une simple feuille morte et je suis projetée, miraculeusement, sur une des dernières tentes à être encore debout. Je m’écroule de tout le poids de mon corps sur le mince morceau de tissu qui amortit ma chute tout en se déchirant de tout son long. Je me retrouve à plat dos, à regarder le ciel, à moitié sourde. Le choc est tel que je ne fais plus attention à la folie qui règne tout autour de moi.

Je ne sais plus depuis quand le massacre a commencé. Comme nous l’avions tous décidé collectivement après que K… ait rapporté à tout notre groupe de résistants les propos de la Compagnonne J… lors de nos « négociations », nous n’avons pas quitté la place du 4 septembre 2…, préférant rester sur nos positions. Nous avions décidé d’agir de la sorte pour prouver que le Parti ne pouvait plus nous commander à loisir et le forcer à reculer ou à nous tuer. Dans notre folie, nous avions cru qu’il ne pourrait pas nous attaquer, par crainte que cet acte ignoble ne renverse l’adhésion du peuple et ne le renverse définitivement de son trône. Comme nous nous trompions.

Nous n’avions omis qu’une seule variable : le Parti ne pouvait en aucune circonstance se montrer faible. Mieux valait pour lui devenir impitoyable, quitte à prendre le risque d’une émeute. Tout acte de faiblesse aurait sonné le glas des Compagnons. Alors, lorsque l’heure fatidique de notre reddition fut dépassée, la PPI nous encercla. Nous vîmes arriver les chars de l’armée partisane et nous sûmes que nous n’en réchapperions pas sans combattre. J’eus juste le temps de regarder K… écarquiller les yeux de peur, puis j’entendis le premier obus tiré et ce fut le chaos. Le sang gicla, les corps volèrent, les membres arrachés retombèrent. Et tout ne fut plus qu’hurlements, où la douleur et la terreur se mêlaient dans un ouragan incompréhensible de sensations.

Depuis, nous nous battons bravement. Notre seul avantage est que nous sommes en plein milieu de la ville, ce qui empêche les chars de pouvoir manœuvrer. Ils se contentent de nous encercler et nous empêchent de nous replier. L’infanterie a investi la place et nous, contrerévolutionnaires aux pensées terroristes libertariennes, nous combattons et nous nous défendons. Les pavés contre les fusils. Les mains contre les matraques. Le cœur contre la folie. Nous sommes en désavantage et la situation est critique. Il nous est pratiquement impossible de gagner.

Pourtant, nous nous battons. Nous sommes sur la place du 4 septembre 2…. Ici sont tombés nos grands-parents qui se battaient pour la liberté. Nous ne pouvons pas reculer. Nous avons le même objectif et nous ferons plier le Parti. Jadis, les Compagnons ont bénéficié de la première rébellion qui secoua cette ville. Aujourd’hui, ils tomberont sous les coups de notre colère. Nous avons tenté la diplomatie et ils ont préféré la guerre ? Eh bien, ils l’auront. Nous ne nous laisserons pas abattre par la peur. Qu’ils nous descendent devant les caméras s’ils le souhaitent. Qu’ils osent tuer des étudiants pacifiques en direct. Nous verrons alors si le peuple acceptera cette répression. Qu’ils fassent de cette place un double symbole. Cela sonnera comme la défaite des Compagnons, pas celle de notre mouvement.

C’est en tout cas le discours que nous avait tenu K… pour nous motiver à tenir. Pourtant, alors que je me tiens allongée sur le sol, les débris de la tente qui m’avaient sauvé par miracle dispersés tout autour de moi et que mes oreilles à moitié sourdes par l’explosion captent par bribes les cris de douleurs de mes camarades, je ne ressens plus cet engouement qu’elle savait si bien provoquer dans nos cœurs. Je ne suis en cet instant que terreur. Mon esprit divague et peut sombrer à tout instant dans la folie. Une autre explosion se produit à côté de moi. Le bruit est assourdissant, les morceaux de corps volent devant mes yeux, le sang s’échappent des précieuses artères pour me recouvrir d’une fine pluie rougeâtre et je sens l’affreux goût de métal sur mes lèvres après cette averse impromptue. Que pouvons-nous faire, si ce n’est mourir comme des bêtes ? Que pouvons-nous demander, si ce n’est grâce et pitié ? Que pouvons-nous attendre, si ce n’est la mort inéluctable ?

Ces pensées m’assaillent et m’oppressent tandis que je me redresse péniblement, hagarde. Je regarde tout autour de moi sans que mon cerveau ne puisse analyser une seule information recueillie par mes pauvres sens en souffrance. Pourtant, mon cœur explose d’une angoisse insolente, plus à même de répondre à la situation que cette masse rose qui sommeille dans mon crâne. Tant pis, la passion surmontera la raison pour cette fois-ci. Il en va de ma survie. La tortue se fait âprement dévorée du fait de son inertie tandis que le renard peut espérer s’échapper par sa rapidité et son instinct.

Soudain, je me lève sur mes pieds, fébrile, dans un état que je n’ai jamais expérimenté auparavant. Une explosion électrique s’est emparée de mon corps. Je ne réfléchis plus. Je ne me pose plus de question. Je sais ce que je dois faire. Je n’ai plus qu’une seule pensée, renvoyée par chaque battement de mon cœur afin que je ne l’oublie pas : survie. Me voilà à regarder autour de moi, dans une analyse d’une lucidité parfaite. J’étudie tout à la vitesse de l’éclair, je comprends tout instantanément. Je vois ce mouvement de bras d’un policier de la PPI, j’entends ce hurlement derrière moi d’un étudiant qui se fait fusiller, je sens l’odeur de la poudre à canon sur ma gauche, je ressens le vent des balles sur ma peau tout autour de moi. Mon cerveau s’est soudain reconnecté à un instinct primal et analyse tout cela en une fraction de seconde dans un but unique : vivre.

Je cours. Je me dirige droit vers ce coin de tente où je ne vois ni garde, ni explosion. Soudain, un halètement près de moi. Je me retourne immédiatement, un garde fonce vers moi. Je me baisse, tends ma jambe et le voilà qui tombe, surpris de ma réaction instantanée. Je m’empare de son arme, le vise tandis qu’il lève les mains et hurle de terreur, et voilà que je l’abats comme un chien. Je ne lui laisse pas une chance, je vois la balle traverser son front et son crâne exploser sous la pression. Son cadavre retombe sans vie, ses yeux n’ont même pas eu le temps de se révulser.

Je n’ai pas le temps de réfléchir à ce qui vient de se passer. Je me détourne et j’analyse à nouveau la situation. L’endroit que je visais il n’y a qu’un bref instant est maintenant remplis d’étudiants aux prises avec la PPI. Je me détourne aussi sec et je vois un vide dans le chaos qui m’assaille. Devant moi, sur peut-être deux mètres de largeur, je vois un tunnel où je pourrais me faufiler pour essayer de m’échapper de cet enfer. Je cours, l’arme au poing. Je ne sais pas combien de balles il me reste, je ne sais même pas comment je pourrais le vérifier, mais il est hors de question que je me sépare de ce fusil, pour rien au monde je ne le lâcherai.

Je sprinte vers ce lieu sûr et, miraculeusement ou à cause de mon arme dissuasive, personne ne se met en travers de mon chemin. J’arrive à m’abriter derrière un muret. Je m’accroupis, dans un état second. Les émotions n’existent plus. Il n’y a que la survie. Perception, réaction. Je relève les yeux de mon abri, et je vois cinq agents de la PPI qui s’approchent d’un groupe d’étudiants qui risque la mort. L’union fait la force. Voilà l’idée simple qui apparaît dans mon cerveau en surcharge. Je lève mon fusil et je mitraille ces Compagnons qui tombent avant d’avoir compris ce qui leur arrivait.

Le groupe d’étudiants est sauf et il se jette dans la mêlée, telle de nouvelles troupes fraîches pouvant faire pencher la balance. Je sais alors ce que je dois faire. Je me tourne vers trois autres agents qui vont attaquer un autre groupe de « contre-révolutionnaires » et je les descends. Puis j’abats trois autres policiers. Nos forces se reprennent, en tout cas l’oasis de calme que j’ai créé sur dix mètres à la ronde tente de s’étendre pour faire fuir la PPI. Vais-je renverser la vapeur ? Je vois deux autres agents de la PPI, me retourne vers eux, les vise, appuie sur la détente et… rien. Mon chargeur est vide. J’aurais réussi à donner l’avantage à dix étudiants pendant quinze secondes.

Je me raccroupis derrière mon muret tandis que les balles fusent autour de moi. Que pouvons-nous donc faire ? Comment nos aïeux ont-ils réussi jadis là où nous échouons aujourd’hui ? Mon esprit est outré que nous ne parvenions pas à reproduire l’exploit de nos grands-parents. Sommes-nous devenus trop faibles à cause des Compagnons ? Une vie de servilité apeurée nous a-t-elle rendu incapable de nous défendre ? Puis je me souviens soudainement de l’histoire : la place ne fut pas la témoin d’une victoire, elle fut celle d’un massacre. Pareillement, nous voilà abattus comme des animaux par les Compagnons, sur la terre même où, des décennies auparavant, nos aïeux furent anéantis tout aussi sommairement, pour avoir eu le même rêve, le même espoir : la liberté de vivre.

Tandis que je comprends enfin que nous n’aurons aucune chance, voilà que j’entends un grincement ignoble qui vrille mes oreilles. Je lève à peine les yeux et je vois une colonne de chars qui s’enfonce dans la mêlée et s’avance lourdement vers la place. Comment pourrions-nous arrêter ces monstres de métal ? Impossible, me dis-je. Je ressens une rage impuissante devant cet étalage de pouvoir. Que pouvons-nous face à une armée ? Rien.

Mais c’est alors que je vois un éclair se ruer vers la colonne, petite brindille qui tente d’arrêter un raz de marée. La silhouette s’arrête devant la colonne d’acier, étend les bras et ne bouge plus. Le temps semble comme suspendu devant ce spectacle grotesque. Comment un humain seul pourrait arrêter de son corps des milliers de tonnes de chars venus détruire et tuer ? Nous savons tous que c’est impossible. Pourtant, nous restons tous interdit, immobiles dans nos mouvements, car nous savons que là ce joue le sort de cette bataille. Par ce simple geste, ce héros vient de symboliser notre rébellion, notre bataille, notre guerre.

Par cette frêle silhouette de soixante-dix kilos de muscles et d’os se dressant contre le métal, nous reconnaissons notre combat : la paix contre la guerre, la liberté contre l’oppression. Nous suspendons tous notre souffle tandis que nous voyons, fascinés, cet impensable face à face. La colonne s’arrête et, pendant un temps aussi court que l’éternité, plus rien ne bouge, plus aucun bruit n’agresse nos oreilles. La Nation tout entière retient son souffle, attendant de connaître le dénouement de cet impossible duel. En mon cœur raisonne la question de tous ceux qui se battent sur cette place, étudiants comme agents de la PPI : La liberté va-t-elle faire plier l’oppression ?

Alors enfin vient la réponse à cette terrible question. Le char de tête commence à viser ce héros anonyme que je reconnais soudainement : c’est L… qui, dans sa foi inébranlable pour notre cause, a décidé de confronter directement nos oppresseurs face à la force de sa conviction. Mais rien n’y fait. Le char le vise et, dans un silence assourdissant, tire. Je n’entends pas le bruit de l’obus qui s’abat. Je n’entends rien. Pourtant, je vois les quelques bouts de chairs de mon ami qui s’éparpillent, tandis que nous gémissons tous d’une angoisse que nous ne pouvons plus réprimer. Par ce simple geste, le Parti a été clair : la liberté ne pourra jamais vaincre.

Je me relève et cours vers les restes de L…, ulcérée par ce qui vient de se produire. Alors que je ne suis qu’à quelques mètres, je sens de grosses mains s’abattre sur mes épaules et me faire tomber sur le bitume. Je suis rapidement maîtrisée et immobilisée au sol. Je sens le goudron sur mes lèvres et je gémis de douleur tandis que les agents de la PPI me tordent violement les bras tout en me passant les menottes aux poignets. Puis ils me relèvent sans douceur et commencent à m’emmener. Mais je me débats comme une démente, les yeux fixés sur la tache rougeâtre de L…. Il ne reste qu’un morceau, si calciné qu’il en ait méconnaissable. Mais les agents me détournent du triste spectacle tandis que je hurle de manière désarticulée, incapable d’exprimer une parole cohérente. Je ne suis que rage et douleur après ce meurtre ignoble.

Les agents restent insensibles à mes hurlements et m’emmènent vers une fourgonnette. Ils me forcent à monter et à m’assoir sur un rude banc de bois. Quelques secondes plus tard, une autre personne s’affale à côté de moi. Tandis que les agents vissent nos menottes au plancher au moyen de crochets, je me tourne vers le prisonnier. Je reconnais K…, malgré son œil au beurre noir et ses multiples coupures. Elle me fixe d’un regard sombre puis détourne ses yeux remplis de larmes. Alors seulement mon cerveau revient à la raison. Je sors de cet état second et je comprends ce qu’il vient de se passer : des quatre meneurs du mouvement, un est mort et deux viennent de se faire emprisonnés. Notre parole n’existera bientôt plus. Nous avons perdu. La place du massacre du 4 septembre 2… devra être renommée. À moins que le Parti des Compagnons ne choisisse de nous oublier dans les méandres de l’Histoire, afin de raffermir son contrôle sur la Nation et notre peuple. Peu importe, nous ne pouvons plus rien. Nous allons être envoyées au CaRLab, au Camps de Redressement Laborieux, et nous y mourrons dans l’oubli, comme tant d’autres avant nous.

Tandis que les agents de la PPI finissent de resserrer nos menottes et commencent à descendre du camion, voilà que les haut-parleurs se mettent à cracher et à hurler dans toutes les rues. Le message est si fort qu’il oblitère tous les sons de la bataille. Mais ce n’est pas une harangue audio-urbaine comme nous en avons l’habitude. Au lieu de la voix que nous connaissons autant que nous la haïssons, nous entendons la voix d’un fonctionnaire qui annonce, sobrement, sombrement :

« Ce jour est un jour terrible pour la Nation. Ce jour, les Compagnons ont vu partir le Meilleur d’entre eux. Ce jour, les citoyens ont perdu le plus Grand d’entre eux. Ce jour, le Parti a vu partir son fondateur et bienfaiteur. Pleurez, Compagnons. Criez, Compagnonnes. Gémissez, citoyens. Après avoir lutté longuement, seul et ignoré de tous, le Parti a le regret infini d’annoncé que le Grand Compagnon a décidé de quitter son enveloppe charnelle, afin de poursuivre sa mission de réformer la justice dans l’au-delà. »

Dans un silence absolu, nous nous regardons avec K…. Nous avons entendu les mots, nous en avons compris le sens, mais nous sommes encore incapables d’en appréhender les conséquences. L’extérieur de la camionnette nous semble tout aussi silencieux et abasourdi, mais est-ce une réalité ou seulement le reflet de notre propre choc ? Le Grand Compagnon, mort ? Voilà qui remet toute notre bataille en perspective et nous nous posons tous la même question, étudiant comme agent de la PPI, simple citoyen opprimé ou fervent Compagnon du Parti : et maintenant, que va-t-il se passer ?

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