- Ça ne te fait pas chier ? lança Elian pendant une passe peu intéressante.
- Quoi donc ? répondit Narhem sans cacher sa surprise qu’elle lance d’elle-même une conversation.
- Tu es Eoxan. Tu détestes la magie. Devoir porter en permanence un objet magique dans ta poche intérieure gauche doit beaucoup te peser, non ?
Il haussa les épaules.
- Il faut bien le mettre quelque part et c’est l’endroit où il est le plus en sécurité.
- J’aurais pu te le prendre cent fois.
- Mais tu ne l’as pas fait, répliqua-t-il.
- Parce que je n’en veux pas, grinça Elian. Garde cette chose maudite dont l’existence a coûté la vie à mon fils.
Narhem sourit.
- C’est vrai que ça ressemble aux terres sombres en moins violent ? continua Elian. Laellia l’a porté une fois et elle m’a dit que ça y ressemblait.
- Tu en as été la gardienne. Tout ce temps, tu ne l’as jamais passé ?
- Non, admit Elian. C’est peut-être con, mais non.
Narhem enfouit sa main droite sous son pourpoint, en sortit l’anneau et le tendit à Elian.
- Ressens par toi-même…
Elian prit l’anneau sous le regard ahuri de Dolandar qui n’en revenait pas. Elian passa l’anneau à son doigt. Elle sentit une gêne légère, sans commune mesure avec les terres sombres, tout en lui ressemblant malgré tout. Elle pourrait aisément dormir en le portant, ce qui était inenvisageable sur les terres sombres mais la sensation était bien identique.
Elian retira l’anneau et le rendit à Narhem qui le remit à sa place, tandis que Dolandar tremblait à côté.
- Alors ? demanda Narhem.
- La ressemblance est frappante, indiqua Elian. C’est surprenant.
- Pas tellement, répliqua-t-il. Les deux ont la même origine.
- Comment ça ? s’exclama Elian, très surprise.
- Il est aisé de prévoir l’avenir. Pour cela, il suffit de connaître le passé, annonça Narhem. Les hommes ont tendance à reproduire des comportements. Pour devenir un bon dirigeant, à même de prédire les réussites et les défaites, j’ai cherché à connaître le passé. J’ai découvert que les livres, les légendes, les chansons, les poèmes… mentent. Tous. Sans exception.
Elian ouvrit grand ses oreilles. Narhem lui dévoilait exactement ce qu’elle voulait savoir.
- Les gens qui les écrivent veulent se mettre en valeur. En écoutant tout le monde, on finit par avoir un aperçu vague mais beaucoup plus réel des évènements passés. Ainsi, « Bintou » est adulée dans les chants dansés msumbis. La Mtawala de M'Sumbiji, la grande shaman dévouée au peuple, éloignant les épidémies, ressoudant les membres arrachés, sauvant des enfants des éboulements. Puis le chant s’assombrit et tandis que les tambours deviennent graves et pénétrants, on apprend que Bintou a brusquement disparu, emmenant avec elle tous ses guérisseurs, laissant le peuple seul avec la douleur, l’exil et la mort.
- L’exil ? répéta Elian.
- Le nom de Bintou apparaît dans quelques textes Eoxans très anciens, continua Narhem sans prendre en compte l’intervention d’Elian. J’ai retrouvé un accord signé entre un dirigeant de l’époque et Bintou. Contre des objets de très grandes valeurs, certains de ses magiciens acceptaient de protéger le roi contre les marabouts ronans.
- J’ai du mal à suivre. Je ne comprends pas la moitié de ce que tu dis, admit Elian.
- Au départ, j’ai pensé que Bintou était, de ce fait, bien vue des Eoxans en tant que meneuse des protecteurs. La vérité vient de documents administratifs ennuyeux : des compte-rendus d’exécution. Dans une période très courte, des centaines de milliers de gens – je n’exagère pas ce nombre – ont été brûlés vifs ou offerts en sacrifice aux terres sombres pour suspicion d’utilisation de magie.
- Offerts en sacrifice aux terres sombres ? répéta Elian.
- Ils étaient attachés vivants sur elles. Ils mourraient ainsi, hurlant de terreur et de douleur. Les ronans espéraient calmer la fureur de la nature. Il ne reste aucun ronan aujourd’hui. Les Eoxans leur ont refusé l’asile lorsque les terres sombres ont envahi leur pays. Certains ont sûrement réussi à passer la frontière mais leurs descendants actuels ignorent leurs origines réelles. Ils sont Eoxans désormais. Toute trace de K’Ronak a disparu, d’autant que les ronans ne possédaient pas de système écrit, seulement de la transmission orale. Je n’ai donc que le côté Eoxan et msumbi de l’histoire, laissant de gros trous impossibles à remplir.
- Les terres sombres sont apparues en K’Ronak et les habitants attribuent la faute à la magie, vu les sacrifices effectués.
- Apparemment, les marabouts de K’Ronak étaient aussi égoïstes que les shamans msumbis étaient dévoués. Les marabouts tuaient, volaient, torturaient, massacraient, violaient, contre argent ou juste par plaisir. Certains disent que c’est la faute de Bintou.
- Pourquoi ?
- Un apprenti qui n’aura pas aimé les règles de vie strictes de Bintou ? proposa Narhem. Les enfants ont tendance à se rebeller contre l’autorité. Ils le font souvent fortement et en opposition totale avec leurs aînés. Cela ne m’étonnerait pas.
- Bintou a perdu le contrôle sur un de ses apprentis, qui est devenu mauvais, ce qui a engendré les terres sombres, résuma Elian.
- Bintou a ensuite disparu brutalement. Étrangement, les terres autrefois appelées M'Sumbiji sont les seules à avoir survécu à la progression des terres sombres.
- Tu penses que Bintou a protégé sa patrie. Elle a disparu pour se consacrer à quelque chose de bien plus grand que ressouder une main de temps en temps.
- Les msumbis l’ignorant, ils ont fui leur pays, se retrouvant au nord, bannis par les Eoxans au fin fond d’un désert aride pour les crimes commis par Bintou.
Elian eut un goût amer dans la bouche. Bintou avait eu peur, en voyant arriver les elfes noirs menés par Narhem, qu’ils détruisent son refuge. Elle les avait fait fuir – en faisant croire que l’eau du lac était empoisonnée - n’imaginant pas tuer les rares survivants d’une extermination en cours. Furieuse, elle avait maudit Narhem en le découvrant.
- Quel rapport avec Elgarath ?
- Parce que Bintou n’a pas bien surveillé ses petits, les terres sombres ont détruit la moitié du monde, rappela Narhem. Comment crois-tu qu’elle a réagi quand une adorable jeune femme est venue se plaindre avoir été injustement maudite par une de ses apprenties ?
- Elle en a profité pour réparer cette faute, comprit Elian.
- Quand on perd, la moindre petite victoire semble une montagne.
Elian resta neutre à cette réplique qui lui était pourtant clairement destinée. Elle avait appris à ne pas tomber dans les pièges semés par Narhem. Elle avait envie de lui hurler à la face que soigner les terres sombres n’était pas une petite victoire, pas plus que d’avoir doublé la population elfique, ou encore d’avoir unifié les elfes des bois et les elfes noirs. Non, Elian resta neutre, gardant pour elle sa fierté, trop heureuse de laisser Narhem aveugle à tout cela.
- D’où la ressemblance entre les effets de l’anneau d’Elgarath et les terres sombres. La magie de Bintou est à l’origine des deux, résuma Elian.
- Exactement, acquiesça Narhem.
Elian ne lança plus ce sujet de conversation. Elle en avait appris assez pour monter son plan d’attaque.
##############################
De retour à Adesis, elle fut accaparée par Adarthis.
- Majesté, tenez… lui dit-il en lui fourrant ce qu’Elian prit d’abord pour un linge blanc, couleur fort peu répandue à Adesis.
Adarthis attendait clairement quelque chose d’elle. Elle observa l’étoffe un peu plus grande qu’un registre de compte. La matière était douce, lisse, dépourvue de toute imperfection. Elle se tenait sans être rigide. Adarthis attendait son verdict. Et soudain, la mission d’Adarthis lui revint.
- C’est du papier ? s’étrangla Elian et Adarthis hocha la tête en souriant.
C’était le support d’écriture le plus beau, le plus parfait qu’elle ait jamais vu.
- Comment avez-vous réussi à atteindre un tel niveau de perfection ?
- Illya’M nous a montré son savoir, indiqua Adarthis.
Elian ignorait qui était Illya’M. Elle supposa qu’il s’agissait de l’elfe noir à gauche d’Adarthis. Elle n’avait pu rencontrer que sept survivants de L’Jor pour le moment. Celui-là, vêtu d’habits elfiques neufs, rayonnait.
- Il a fallu adapter aux matières à notre disposition. C’est un mélange de soie et de papyrus, une plante des marécages. Le papyrus forme la base et la soie tricotée maintient l’assemblage.
- Le résultat est époustouflant de perfection. À quelle caste appartenais-tu à L’Jor pour posséder un tel savoir, Illya’M ?
- Les lutrins, répondit-il.
- Les lutrins, répéta Elian que cette dénomination n’aidait guère. Que faisiez-vous ?
- Nous créions tout le matériel nécessaire à l’écriture : papier, mais également encre, plume, grimoire, reliure, couverture, colle, lutrin…
Elian transperça Illya’M des yeux, attendant la blague, qui ne vint pas. Décontenancée, elle lança :
- Excuse-moi par avance, Illya’M, car ma question risque d’être très bête mais à quoi servaient vos créations ? Je veux dire… l’amhric, tout comme le lambë, ne s’écrit pas…
- Bien sûr qu’il s’écrit ! répliqua Illya’M.
- L’amhric s’écrit… Première nouvelle, murmura Elian en se tournant vers Dolandar.
Le protecteur haussa les épaules en faisant la moue. Lui aussi le découvrait.
- Tu sais le lire et l’écrire ? interrogea Elian en se tournant vers Illya’M.
- Bien sûr que non ! Seuls les eoshen maîtrisent les signes.
- Eoshen, répéta Elian qui entendait ce terme pour la première fois.
- Ils prenaient note des lois, des décisions, des naissances, des morts, des ventes, des pertes, des besoins. Ils rendaient la justice dans tout le pays.
Elian n’avait jamais entendu parler d’eux.
- Dommage que cette caste ait disparu. Quelle perte immense ! s’exclama Elian.
- Ils sont peut-être encore là, répliqua Illya’M en haussant les épaules.
Elian fronça les sourcils.
- Je suis bien là, moi, insista Illya’M.
Elian ne pouvait pas lui donner tort. Après tout, des elfes noirs pouvaient bien être disséminés un peu partout dans les montagnes, dans des grottes, cachés, survivant avec peine, craignant pour leur vie en permanence.
- C’est facile à faire, ce papier ? interrogea Elian.
- Autant que nos vêtements, indiqua Adarthis.
Très facile donc.
- Je suis ravie de l’apprendre. Je valide totalement. Commencez la production. Je vais enfin pouvoir écrire tout mon saoul.
- Je croyais que le lambë ne s’écrivait pas, répliqua Illya’M.
- J’écris en ruyem, maugréa Elian. Ça n’est pas parfait mais c’est toujours mieux que rien. J’aimerais avoir une autre possibilité.
Illya’M hocha la tête d’un air compatissant. Les deux hommes disparurent, heureux d’avoir réussi à plaire à la reine.
Elian voulut se tourner vers Dolandar pour lui parler mais une femme lui sauta dans les bras, rompant ainsi violemment sa bulle personnelle.
- Je suis enceinte ! hurla-t-elle d’une voix aiguë. Je croyais en être physiquement incapable et je sens la vie en moi. C’est fantastique !
- J’en suis très heureuse pour toi, assura Elian, appréciant de la voir s’éloigner d’elle.
Elian se tourna vers Dolandar d’un air accusateur.
- J’étais censé faire quoi ? Lui mettre mon poing dans la figure ?
Elian ronchonna. Elle allait ouvrir la bouche lorsqu’une autre femme se présenta devant elle.
- Je porte moi aussi la vie alors que je pensais cela inaccessible. Je suis bien vieille. Le wiha, cet endroit, merci Elian.
- De rien, assura-t-elle.
La femme s’éloigna.
- Tu les rends heureuses, souffla Dolandar avec de la fierté dans la voix.
- Comment crois-tu qu’elle réagira quand elle apprendra que nous sommes les vassaux des humains ?
Dolandar grimaça.
- Deux nouveaux bébés ! Ça se fête ! lança-t-il, désireux de changer de sujet.
- M’est avis que ces deux-là ne sont pas un cas isolé, répliqua Elian. Ce sont juste les premières ou les seules à avoir eu l’envie de m’en faire part. Dis-moi, Dolandar, combien y a-t-il de nourriciers ?
- Une quinzaine, répondit Dolandar.
- Quinze hommes pour s’occuper de cinq mille bébés. Ça risque de poser de sérieux problèmes !
Dolandar gronda. Il n’y avait pas songé.
- C’est toute notre organisation qui s’effondre. Notre mode de vie va être bouleversé. Qui peut prédire les conséquences ?
Dolandar fit la moue. Cela le dépassait lui aussi.
- Majesté, dit Shaïmar en apparaissant devant elle. Que tes nuits soient sombres.
- Que tes nuits soient sombres, chef de la caste des sauveteurs dont je ne suis pas la reine.
- Je viens te faire mon rapport, annonça-t-il.
- Je t’écoute.
- Plusieurs de mes hommes se sont dispersés dans tout Eoxit tandis que d’autres stationnent à l’entrée de la réserve elfique, prêts à recevoir d’éventuels nouveaux arrivants. Une femme elfe a déjà été amenée de cette façon, nous permettant d’entrer en contact avec les humains s’occupant de leur sauvegarde.
- La rencontre s’est bien passée ?
- Entre la femme elfe et nous, pas tellement, maugréa Shaïmar. Je crois qu’il va falloir qu’un elfe des bois soit présent… voir une femme.
- Tu veux qu’une femme sorte d’Adesis pour se rendre à Eoxit ? Tu es fou ?
- Escortée par nos soins, elle ne risquera rien et permettra aux anciennes prisonnières de se montrer plus avenantes. Là, il a fallu l’attacher et la traîner sur tout le trajet. Ce n’était pas idéal !
Elian grimaça. Cela ne lui plaisait pas non plus mais elle ne pouvait qu’admettre le bien fondé de la demande.
- Je t’ai dit de monter ta caste comme tu l’entends, indiqua Elian. Je ne reviendrai pas sur ma décision. Les membres doivent juste être volontaires. Des femmes le seront peut-être.
Shaïmar hocha la tête avant de continuer son rapport.
- Entre les humains et nous, le courant est immédiatement passé. Deux elfes noirs accompagnent désormais chaque groupe de traqueurs.
- Traqueurs ? répéta Elian.
- Ce sont des msumbis qui libèrent des elfes, indiqua Shaïmar.
- Des msumbis ? Le peuple de Bintou ? Narhem m’a dit qu’ils avaient été bannis dans un désert.
- Au nord d’Eoxit, oui, en effet, confirma Shaïmar.
- Pourquoi libèrent-ils les elfes ?
- Aucune idée, admit Shaïmar. On ne le leur a pas demandé. Ils ont accepté qu’on les aide. Cela nous convient.
Elian sourit. C’est sûr que les motivations importaient peu.
- Très bien, annonça Elian. Merci pour ton rapport. Continuez comme ça, c’est parfait. C’est de l’excellent travail.
- Merci, Majesté.
- Je ne suis pas ta reine, gronda Elian mais Shaïmar avait déjà tourné les talons.
Elian se rendit à Dalak pour rencontrer chaque elfe noir nouvellement arrivé. Alors qu’elle remerciait Thalakh pour l’agréable échange et qu’il répondait « Bonne journée, Majesté », réplique à laquelle elle siffla « Je ne suis pas ta reine », Elian afficha un visage fermé et concerné.
- Elian ? Je commence à bien te connaître. Quelque chose te turlupine… annonça Dolandar.
- Pas toi ? Rien de surprenant, vraiment ? Aucune raison de s’inquiéter ?
- J’avoue ne pas bien comprendre, indiqua Dolandar. Tous les nouveaux arrivants elfes noirs t’ont annoncé leur loyauté.
- Je m’en fous de ça. Je ne suis pas leur reine. Il serait davantage normal qu’ils restent loyaux à Narhem.
- Alors où est le problème ?
- Chacun des trente-trois survivants est un expert dans son domaine… trente-trois domaines différents…
- Leur savoir est précieux ! Dalak vient de bondir en compétence. D’anciennes castes viennent de revoir le jour. C’est fantastique ! Pourquoi une telle réaction de ta part ? Tu devrais te réjouir !
- Tu veux dire que ce n’est pas bizarre… Quelle était la probabilité pour que les uniques survivants de L’Jor, présents dans la réserve elfique de Narhem, soient des experts, tous… Je veux dire, c’est difficile d’atteindre un tel niveau, non ? C’est rare. Ils ont tous atteint le niveau maximal à Eoxit, chacun dans leur domaine respectif… aucun doublon.
Dolandar fit la moue. Il commençait enfin à comprendre le problème.
- Ensuite, explique-moi une seconde chose. D’accord, l’extermination des elfes noirs est beaucoup plus récente que l’exil forcé des elfes des bois mais… tout de même… ce n’est pas facile de devenir expert. Cela prend du temps. Beaucoup de temps. Donc, ces elfes noirs étaient déjà âgés lors de leur fuite. Or, aucun d’eux n’est mort. Ils ont tous survécu et ils sont tous en pleine forme. Il paraît qu’au nord, c’est aride, irrespirable, sans nourriture, avec des tremblements de terre, des éboulements, de la lave, des mares acides, des jets brûlants… et aucun d’eux n’a de cicatrice, de blessure, ne boite ni ne semble affecté. Pardon, mais oui, je trouve ça très bizarre.
- Tu penses qu’ils mentent ? murmura Dolandar soudain très concerné lui aussi.
- Pas sur leurs compétences, en tout cas. Il suffit de les regarder, de les écouter, pour se rendre compte que leur savoir est bien réel.
Dolandar acquiesça.
- J’ai peur, annonça Elian. Non ! Je suis terrorisée ! Qui avons-nous amené à Adesis ? Qui sont ces nouveaux arrivants et que cachent-ils ? À quel moment Narhem frappera-t-il et comment ? Ils ne savent peut-être même pas faire partie d’un plan diabolique. Ils sont peut-être parmi nous en toute sincérité.
Dolandar hocha la tête.
- Je vais essayer de garder un regard objectif et lointain, promit Dolandar. Ne pas me laisser endormir.
- Merci, Dolandar. Maintenant, mission suivante.
- Tu ne te reposes jamais.
- Tu sais bien ce qui se passe quand je le fais…
Dolandar grimaça.
- Où allons-nous ?
Elian plissa mystérieusement des yeux. Dolandar détestait quand elle faisait ça.
##############################
Elian mit une lune à réunir son équipe, se rendre au fleuve Ruvuma et monter sur le bateau tant elle fut interrompue souvent par des femmes annonçant leur grossesse, sous le regard crispé de Dolandar.
Lorsqu’Adesis disparut à l’horizon, Elian soupira de bonheur. Enfin tranquille !
Elian put réfléchir à la suite posément, sans être dérangée. La conversation risquait d’être tendue. Il s’agissait de ne pas se la mettre à dos.
Le lac Tanga fut en vue par un doux matin. De l’autre côté, la vie rayonnait. Les oiseaux chantaient. L’air frais arrivait jusqu’aux elfes encore sur le fleuve. Le contraste était saisissant mais les elfes, habitués à la même chose à la frontière d’Adesis, n’y prêtèrent que peu d’attention.
- Que veux-tu que nous fassions ? interrogea Dolandar.
- Amenez-moi de l’autre côté, indiqua Elian.
Dolandar indiqua aux porteurs de rame de s’exécuter. Elian foula le pied herbeux de l’autre côté du lac et attendit. Une femme humaine à la peau mate apparut rapidement devant elle.
- Bien le bonjour, dit Elian en ruyem. Je voudrais parler à Bintou. Serait-il possible de lui demander de venir ?
La femme la dévisagea un instant puis hocha la tête. Elian et Dolandar attendirent sans bouger, le reste de l’escorte étant restée sur l’embarcation. La nuit était bien avancée lorsqu’une femme à la peau noire portant une robe blanche apparut, marchant pieds nus dans l’eau. Une femme et un homme l’accompagnaient.
- Ariane ? lança la femme accompagnant celle portant la robe blanche qu’Elian supposa être Bintou.
Elian ne broncha pas. Elle choisit d’ignorer l’étrange acclamation. Elle ressemblait à sa mère, certes, mais pas au point que quiconque ne la confonde jamais avec elle.
- Bien le bonjour. Je suis Elian, reine des elfes des bois.
- Bonjour. Je suis Bintou.
- C’est un honneur de vous rencontrer.
- L’honneur est réciproque, assura Bintou. Que puis-je pour toi, reine des elfes ?
Elian choisit de ne pas relever l’erreur de son interlocutrice. Reine des elfes, elle ne l’était pas. Elle n’était que reine des elfes des bois. Elian garda sa réflexion pour elle, peu encline à mal commencer la conversation.
- Droit au but, lança Elian. Soit.
Bintou hocha la tête. Elle voulait sûrement se débarrasser d’Elian dont la présence sur ses terres la dérangeait.
- Il semblerait que vous et moi ayons un ennemi commun, annonça Elian.
- Vraiment ? Qui donc ? répondit Bintou d’un air calme et serein qui cachait mal sa surprise.
- Les terres sombres, répondit Elian.
Bintou ne cacha pas son soulagement. À quoi s’était-elle attendue ? Elian l’ignorait totalement.
- Cet endroit prouve que vous avez été en mesure de stopper son avancée, continua Elian. De mon côté, je les repousse.
Elian constata, effarée, que la magicienne ne réagissait pas à ses propos.
- Vous le savez, en conclut Elian.
La magicienne la surveillait. Après tout, qu’elle observa ses voisins les plus proches n’était pas si surprenant.
- Mes soigneurs rencontrent une difficulté, continua Elian. Une fois les terres débarrassées du mal noir, reste à redonner à vie à la parcelle libérée. Au nord, on peut aisément supposer la faune et la flore très ressemblante à celle au nord du fleuve Vehtë. Vers le sud, en revanche…
- Vous aimeriez avoir accès à la nature présente ici, dit Bintou.
- Mes herboristes et mes nilmocelva sauront utiliser ce trésor à bon escient, assura Elian.
- Je n’en doute pas, lança Bintou.
Un silence suivit cette phrase et Elian comprit que la magicienne réfléchissait intensément… pour élaborer un refus poli ou pour déterminer le prix à payer en échange ?
- Mais ? demanda Elian.
La magicienne garda le silence. Elle voulait qu’Elian propose en premier. Soit.
- Tenir cette barrière doit être éreintant, souffla Elian. Nous pourrions vous offrir notre aide.
La magicienne blêmit et Elian ne sut comment prendre ce changement de teinte. Bonne ou mauvaise nouvelle ? Bintou se tourna vers son compagnon mâle pour un soutien et il hocha la tête.
- Cela me convient, annonça Bintou.
Elian sourit de contentement. Fantastique ! Le prix était ridiculement faible. Décidément, ces derniers temps, les humains offraient beaucoup contre peu. Elian comptait bien en profiter. Elle ouvrit la bouche pour tenter d’en prendre davantage mais la femme à côté de Bintou la prit de vitesse.
- Où est Ariane ?
- Ma mère est morte, annonça Elian, surprise d’une telle question.
Qui était-elle et comment connaissait-elle sa mère ?
- J’en suis navrée, dit la femme dont le visage exprimait une intense tristesse. Comment… Que… A-t-elle… Je veux dire… Pardon, je suis trop curieuse. Je…
- Vous l’avez connue ?
- Non, dit l’humaine, pas vraiment, non.
Elian en fut déçue. Elle aurait peut-être pu leur apporter des réponses aux nombreuses questions la concernant.
- Votre mère était reine avant vous ? demanda Bintou, aidant ainsi son amie.
- Ma mère a été la première reine des elfes, annonça Elian. Elle a posé les fondations de notre relation avec les falathens.
Ariane avait monté un énorme mensonge qui venait de tomber. Elian en subissait les conséquences. Elle naviguait entre l’admiration pour sa mère et la colère. Elle choisit de se concentrer sur le présent. Sa mère était morte. Tout cela n’avait plus grande importance.
- Je suis heureuse que la première rencontre entre la dirigeante des magiciens du sud et des elfes des bois se soit aussi bien passée, annonça Elian.
- J’approuve, dit Bintou.
- J’ai maintenant une demande personnelle à formuler, lança Elian.
Dolandar tiqua. Il sursauta et Elian sentit son regard la transpercer. Elian n’en avait cure. Obtenir des plantes et des animaux pour les terres sombres n’étaient qu’un prétexte. La réelle raison de sa présence concernait le démon.
- Je vous écoute, dit Bintou.
- Il y a bien longtemps, vous avez ensorcelé un anneau pour Elgarath, princesse de Falathon.
La réaction de la magicienne fut transparente : une surprise totale. Qu’Elian puisse le savoir l’abasourdissait clairement. Elian était ravie de son effet. Les atouts en main, elle comptait bien écraser son adversaire.
- Accepteriez-vous d’apposer le même sortilège à une flèche ?
- Non. Le sort ne peut être posé que sur un matériau pur, expliqua volontiers Bintou. L’anneau d’Elgarath était en argent. Le bois ou l’acier ne conviennent pas.
- Le métal noir ? proposa Elian.
- C’est un alliage, répliqua Bintou.
- Le métal noir pur ? insista Elian.
- Vous avez accès à un tel trésor ?
Elian ne cilla pas. Deux armes de métal noir pur reposaient au fond de l’océan près du fort de Narhem. S’il le fallait, Elian irait les chercher. C’était compliqué mais certainement pas impossible.
- C’est possible en théorie mais cela demanderait une immense quantité d’énergie… que même moi je doute de posséder.
- Parce que la flèche est trop grande ? Il suffit d’ensorceler seulement la pointe.
- Ce n’est pas une question de taille mais de forme. L’anneau est rond. Le sortilège est projeté vers l’intérieur, permettant que seul celui qui le passe soit touché. La quantité d’énergie requise pour bâtir un tel sort est infime. Pour ensorceler une flèche, il faudrait l’attacher pour qu’il ne s’en enfuit pas – car il n’aura pas envie d’y rester. En même en imaginant que je réussisse, vous n’en voudriez pas.
- Pourquoi ?
- Parce que quiconque toucherait la flèche…
- Ou même se trouverait à proximité, la contra l’homme près de la magicienne et Bintou acquiesça.
- Quiconque se trouvant proche de la flèche subirait les effets du sortilège, y compris l’archer, qui y perdrait toute capacité à tirer à l’arc.
Elian comprenait le problème. L’effet envelopperait la pointe de la flèche, touchant les lanceurs avant la cible, rendant caduque cette possibilité. Elian grimaça. Si une pointe de flèche était trop grande, une dague serait bien pire. Elian sentit l’impasse arriver et se la prendre de plein fouet ferait bien trop mal.
Elle comptait bien trouver une solution : en creusant un tunnel ou en bâtissant un escalier, peu importait, mais quelque chose devait pouvoir vaincre le sortilège lancé sur le démon. La magicienne en était la cause. Repartir sans la réponse était inenvisageable. Retourner vers Narhem et rester son jouet jusqu’à la fin de temps ? Certainement pas ! Cette salope de magicienne allait lui donner la clé de sa liberté, quitte à devoir le lui arracher !
Elian devait bien mal cacher le tourment qui l’envahissait car la magicienne se sentit obligée de préciser :
- Je ne cherche pas à m’opposer. Je vous explique simplement.
Elle expliquait qu’Elian resterait une esclave jusqu’à sa mort, aux mains du pire salopard que la terre ait porté, devenu immortel par sa faute. Inacceptable !
- Très bien. Je vais devoir aller droit au but, annonça Elian, très en colère.
- Elian ! gronda Dolandar mais la reine, débordée par ses émotions, ne l’entendait plus.
- Retirez votre putain de malédiction !
- Elian ! s’écria Dolandar. Arrête !
- Vous l’avez maudit, siffla Elian. Libérez-le que je puisse…
Dolandar intervint physiquement et Elian le laissa faire. Il était là pour ça. C’était sa mission, sa raison d’être, le garde fou à sa jeunesse explosive, la temporisation de ses sentiments violents envenimés par sa dépression. S’il intervenait, c’était qu’il le jugeait nécessaire et Elian lui faisait entièrement confiance.
Il y a une éternité, Dolandar avait déjà tenté de l’empêcher physiquement d’agir, dans le laboratoire de Guero à Eoxit. Il s’était retrouvé avec la dague de sa reine sous la gorge. Ce temps-là était révolu. Désormais, Elian et Dolandar formaient un couple uni, respectueux l’un de l’autre et à la confiance mutuelle sans faille.
- Pardonnez ma reine, je vous prie, dit Dolandar. Ce sujet lui tient à cœur.
Elian ne put s’empêcher de penser à Lorendel, tué par le démon. À cœur ? C’était son âme qui était brûlée vive. Ce salopard avait tenté de la tuer à de nombreuses reprises, il avait tué Arthur de Baladon, puis Brian et Laellia, sans compter les filles de Thorolf, exterminé les elfes noirs et les orcs, ordonné le combat mortel ayant entraîné le décès de Bachir et Yorl avant de lui ordonner, à elle, de tuer Sven. Tant de morts ! Tant de souffrance… par sa faute. Elian sentit la folie poindre. Elle savait qu’elle pleurait mais ne pouvait s’en empêcher.
- Je ne comprends pas, admit Bintou.
Elle ne comprenait pas, la salope ? gronda Elian tandis que Dolandar, la main sur sa bouche, l’empêchait de s’exprimer. Et avec une dague entre les deux yeux, elle cracherait mieux le morceau peut-être ?
- Bonjour, Bintou. Je m’appelle Curunir, annonça ce dernier en rejoignant la rive depuis la barque. J’ai été ambassadeur des elfes auprès des falathens pendant un long moment. Je vais prendre le relai, si cela te convient, finit l’elfe en se tournant vers le couple enlacé.
Elian ne voulait qu’une chose : que cette connasse rende enfin les armes ! Elle sentit Dolandar hocher la tête sans y prêter grande attention.
- Vous avez maudit un homme nommé Narhem Ibn Saïd, annonça Curunir.
Elian constata, effarée, que la magicienne réagissait à peine, comme si elle n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait Curunir. Cette salope mentait, c’était certain ! Elle avait commis une erreur et refuserait de le reconnaître ! Il allait falloir la torturer, lui faire bouffer ses…
Le chant de Theorlingas lui parvint depuis la barque, calmant sa colère, apaisant un peu son âme. La femme à côté de Bintou murmura quelques mots à ses oreilles et elle sembla enfin comprendre de qui il s’agissait. Elle avait eu besoin que sa suivante le lui indique, hoqueta Elian.
- Vous ne connaissez pas le nom de celui que vous avez maudit ? suffoqua Curunir, apparemment en accord avec sa reine.
- Il ne méritait pas une telle considération, annonça Bintou.
Réponse fort agréable, qui prit Elian par surprise. Il ne méritait pas qu’elle retienne son nom. Elle le méprisait, le dédaignait, le traitait comme un moins que rien. Entre ça et le chant de Theorlingas, Elian sentit son cœur se calmer et Dolandar en profita pour desserrer légèrement sa prise, offrant une plus grande souplesse à sa reine.
- Certes, admit Curunir. Seriez-vous assez aimable pour défaire ce que vous avez fait ?
- Je ne comprends pas, avoua Bintou.
Elian gronda et Dolandar raffermit sa prise en murmurant « S’il te plaît, Elian, calme-toi. »
- Qu’espérez-vous que je fasse ? interrogea Bintou.
Mais cette salope le fait exprès ! s’énerva Elian de nouveau en colère.
- Que vous retiriez la malédiction qui pèse sur Narhem Ibn Saïd, prononça lentement Curunir. C’est la langue que j’utilise qui vous pose problème ? Vous souhaitez que j’en change ?
- Non, dit Bintou. Je comprends vos mots. Je ne saisis pas…
La magicienne se tourna vers ses deux accompagnateurs, qui ne semblèrent pas en mesure de l’aider. Curunir se tourna vers Elian.
- J’ai besoin d’aide, admit-il. Visiblement, la communication ne passe pas. Elle semble avec moi, bien présente et prête à coopérer. Elle ne saisit pas et je ne vois pas comment être plus clair.
- Tu lui demandes de retirer la malédiction qu’elle a mis sur Narhem, dit Dolandar. Ce n’est peut-être pas possible.
Curunir se tourna vers Bintou et demanda :
- Cette malédiction peut-elle être retirée ?
En réponse, Bintou secoua la tête.
- Vous ne pouvez pas la retirer, comprit Curunir tandis qu’un frisson glacé parcourait l’échine d’Elian.
Dolandar lâcha sa reine et Elian resta silencieuse. C’était fini. Ils pouvaient partir. Elle acceptait son sort.
- Attendez ! On ne se comprend pas, dit Bintou. Reprenons depuis le début. Je suppose que vous connaissez Narhem Ibn Saïd parce que des survivants elfes noirs vous en ont parlé mais quoi qu’ils aient pu…
- Non, dit très calmement Elian. Je le connais parce que je suis obligée de plier le genou devant lui à chaque solstice d’été.
- Quoi ? s’exclama la magicienne avant de lever la main, indiquant ainsi à Elian d’attendre.
La magicienne regarda alors intensément le vide à sa droite, son visage montrant de nombreuses émotions. Après un long moment, Bintou leva les yeux sur Elian et demanda :
- Pourquoi pensez-vous que j’ai maudit le roi de Falathon ?
- Il n’est pas le roi de Falathon, la contra Elian. Il est roi des elfes noirs, d’Eoxit et de Falathon.
Le regard de la magicienne partit de nouveau dans le vague. Elian comprit qu’elle discutait avec quelqu’un en utilisant la magie, mais qui ?
- Amadou confirme que c’est bien lui, dit Bintou en direction de son escorte.
Enfin ! Elle admettait son erreur. Elle comprenait. Ce n’était pas trop tôt !
- Il est encore en vie, continua Bintou. Il est… roi…
- Des elfes noirs, d’Eoxit et de Falathon, la coupa Elian d’un ton sec, et comme il tient les troliens et les elfes des bois par les couilles, cela fait de lui le maître du monde… grâce à vous.
- Je voulais qu’il souffre, qu’il paye… Comment a-t-il fait pour devenir roi malgré la fidélité à la terre ? s’exclama Bintou. Je voulais qu’il vive dans la misère et la peine !
- Il est doué, indiqua Elian en ayant soudain pitié de la magicienne qui semblait sincèrement détester la situation. Il use de manipulation, de paroles, de chantage, de menaces et paye des mercenaires. Il a profité de son immortalité pour apprendre.
- Immortalité ? répéta Bintou abasourdie. J’ai juste augmenté sa longévité… doublée, peut-être triplée mais pas davantage.
- Vous avez triplé la durée de vie d’un mec bourré au Fenshy, lança Elian qui comprit la cause de l’erreur commise car à voir la tête de la magicienne, elle ignorait tout de cette soupe d’œuf de Teel’Nach. Voudrais-tu bien… retirer ta malédiction ?
- Je ne peux pas diminuer ses capacités de régénération, si c’est cela dont tu parles. Le fil est attaché. À moins de le couper… et j’ai dans l’idée qu’il ne se laissera pas faire.
- Il te suffit d’utiliser tes pouvoirs, fit remarquer Elian.
- Ce sort nécessite un contact physique, annonça Bintou.
- Ah ouais… Bon courage pour l’approcher…
Narhem était juste le meilleur combattant au monde. Il ne se laisserait pas approcher si facilement.
- Nous pouvons vous en débarrasser, annonça Bintou.
- Me débarrasser de quoi ? demanda Elian qui ne comprit pas immédiatement.
Lorsqu’elle saisit enfin, elle hurla :
- Le tuer vous voulez dire ? Non ! Surtout pas !
La magicienne sursauta à cette réplique tout en ouvrant de grands yeux ahuris. Si elle ne comprit pas, son compagnon semblait mieux informé.
- Quiconque tue Narhem devient roi des elfes noirs. M’est avis qu’elle brigue le poste, indiqua l’homme en désignant Elian du menton.
- Si Amadou s’en charge, commença Bintou et Elian supposa qu’il s’agissait de la personne avec qui elle discutait magiquement depuis le départ.
- Il devient roi des elfes noirs, continua l’homme, ce qui obligera sa Majesté à le combattre pour le tuer. Dis-moi, Bintou, qui gagnerait ?
La magicienne détailla Elian de la tête aux pieds, jaugeant visiblement l’adversaire. Elian la laissa volontiers faire. Bintou sembla conclure correctement car elle grimaça de dépit.
- Pouvez-vous le rendre mortel sans le tuer, afin de me laisser le combattre à la loyal ? interrogea Elian.
- Si Amadou coupe son fil principal, il mourra, annonça Bintou. Non, nous ne pouvons pas.
- Pouvez-vous le forcer à porter l’anneau d’Elgarath ?
- Le… Parce qu’il existe toujours ?
- Pourquoi aurait-il disparu ?
- Parce que les falathens haïssent la magie et qu’il s’agit d’une relique d’un autre âge. Pourquoi voulez-vous forcer Narhem à le porter ?
- Afin de le rendre mortel.
- Pourquoi deviendrait-il mortel en portant l’anneau d’Elgarath ?
Elian cligna plusieurs fois des yeux, abasourdie par cette réplique.
- Parce que c’est la fonction de ce bijou. Il annule les malédictions.
- Non, assura Bintou. Il a été conçu spécialement pour Elgarath et sa malédiction à elle. Vu sa conception et ce que vous m’avez appris sur Narhem, la bague n’aura que peu d’effet sur lui.
- Je ne comprends pas, admit Elian. Vous voulez dire que lorsqu’il porte l’anneau, Narhem n’est pas mortel ?
- Sa régénération naturelle est diminuée mais d’une façon ridicule par rapport à ce dont il dispose.
- Si j’avais enfoncé ma dague dans son cœur ce jour-là, il ne serait pas mort ? grinça Elian en sentant le frisson l’envahir de nouveau.
Tout n’avait été que mensonge. L’anneau n’avait aucun effet ! Des années de lutte, de mensonge, Laellia, Lorendel, tout ça, pour rien, une chimère, un mirage, une tromperie.
- Je ne sais pas, annonça Bintou.
- Pourquoi l’anneau annule-t-il une malédiction et pas l’autre ? interrogea Dolandar.
- Il annule quelle malédiction ? demanda Bintou.
- La fidélité à la terre, indiqua Dolandar.
- Si Narhem a une haute régénération, alors le port de l’anneau n’empêchera pas le tissage de s’activer.
Tissage ? De quoi parlait-elle ?
- Je ne comprends pas ce que vous venez de dire, admit Elian.
- Pourquoi pensez-vous que l’anneau annule la fidélité à la terre ? interrogea Bintou.
- Parce que j’en ai été témoin, indiqua Elian. Alors qu’il portait l’anneau, ses troupes avançaient sur Falathon. Ils sont morts à l’instant où Narhem a retiré l’anneau.
- La fidélité à la terre se nourrit de l’esprit de son porteur, indiqua Bintou.
- Qu’est-ce que cela signifie ? interrogea Dolandar.
- Comment le tissage peut-il savoir quelle terre est à qui ? Je veux dire… Il arrive que deux personnes différentes revendiquent le même territoire. Parfois il y a des terrains neutres ou d’autres bizarreries du genre. Comment la magie peut-elle choisir ? Elle est neutre. Elle n’a pas à donner son avis. Elle ne peut pas trancher. La malédiction de Narhem tire sa réponse de l’esprit même de son porteur.
- Une terre est à Narhem s’il la considère comme sienne, comprit Elian. Il suffit qu’il pense sincèrement un territoire comme étant le sien pour qu’il le soit aux yeux de sa malédiction.
- C’est ça. Ce jour-là, Narhem a passé l’anneau et en le faisant, il a dû…
- Se sentir le maître du monde, souffla Elian en ricanant.
Narhem n’avait en réalité besoin d’aucun anneau pour envahir le monde, il lui suffisait de considérer le monde comme lui appartenant et il pouvait s’y déplacer à volonté, lui avec toutes ses armées. S’il l’avait su, nul doute qu’il se serait tapé la tête sur le mur.
- Permettant ainsi à ses plus fidèles sujets de passer outre les frontières, continua Bintou. En le retirant…
- Il a cessé de se considérer ainsi, tuant ses hommes. C’est parce qu’il a cru au pouvoir de cet anneau qu’il a fonctionné ?
- C’est ça, dit Bintou.
- Pour Elgarath aussi c’était de la poudre aux yeux ? s’enquit Dolandar. Je veux dire… Cet anneau est vraiment magique ou c’est juste une vaste blague ?
Elian n’en revenait pas. Des mensonges, partout, tout le temps. Comment avancer dans un tel imbroglio ? À qui faire confiance ?
- Il est vraiment ensorcelé, indiqua Bintou.
- Quel est son effet ?
- Il retire exactement la quantité nécessaire pour permettre à Elgarath d’enfanter sans mourir. C’était une humaine classique à très faible régénération alors la quantité est ridiculement faible. Si vous le portiez, vous ne sentiriez qu’à peine la différence.
- Narhem aussi, comprit Elian.
Bintou hocha la tête.
- Je suis… sincèrement navrée de ne pouvoir vous aider davantage. Je le veux. Je hais cet homme. Le mal qu’il m’a fait…
Étrange, le corps et le visage de cette femme étaient à l’opposé des mots prononcés. Elle se disait triste, pleine de remords et de colère, mais ses muscles détendus n’indiquaient qu’un calme total. Elle mentait très mal. En réalité, elle n’en avait rien à faire. Après tout, cela n’était plus son problème.
- Des elfes se présenteront bientôt afin de visiter vos terres - en espérant qu’ils y trouvent leur bonheur - pendant que d’autres déploieront l’aide promise, siffla Elian d’une voix sourde et amère, désireuse de mettre un terme à cet échange inutile, simple perte de temps.
Elian remonta dans la barque, accompagnée de Dolandar et Curunir et la délégation retourna à Adesis. En chemin, elle donna ses ordres à Ceïlan et Theorlingas si bien qu’à l’arrivée, ils partirent monter leurs équipes, qui partirent rapidement vers le lac Tanga, les bras chargés de graines de lyma qu’ils déchargèrent dans les eaux cristallines.
Ceïlan et Theorlingas avaient choisi de participer eux-mêmes à ce premier voyage afin de découvrir le terrain et être à même de mieux gérer leurs équipes par la suite. Elian se sentit très seule sans eux. Les terres sombres se régénérèrent bien moins vite en leur absence.
Elian partit à Tur-Anion pour sa rencontre annuelle avec Narhem puis revint à Adesis, où Ceïlan et Theorlingas ne se trouvaient pas, toujours occupés dans la jungle et aux frontières d’Adesis.
Elian se promenait, discutait, rencontrait tout le monde, se montrait avenante et ouverte, mais son visage restait fermé et grave. Aucune fête, aucun chant, aucune intimité, aucun enfant ne lui rendit son sourire.
- Que tes nuits soient sombres, Majesté.
- Que tes nuits soient sombres, chef de la caste des sauveteurs dont je ne suis pas la reine.
- Je viens te faire mon rapport, annonça Shaïmar.
- Je t’écoute.
- Yarayé a accepté de nous accompagner dans le nord.
Elian soupira. Sa fille aînée venait de se lancer au devant du danger. Le sang parlait.
- Sa présence est un véritable soutien. Les anciennes prisonnières se détendent immédiatement en la voyant et la suivent avec bonheur jusqu’à Adesis. Notre travail en est énormément simplifié et surtout, le voyage se passe dans de bien meilleures conditions… pour tout le monde.
- J’en suis ravie, assura Elian, malgré tout tendue de savoir sa fille en terres ennemies.
- Sa présence seule ne peut pas expliquer les excellents résultats actuels de ta caste, lança Dolandar.
Les deux chefs d’Adesis en avaient discuté quelques jours plus tôt. Le nombre d’elfes retirées des griffes des Eoxans avait significativement augmenté depuis deux ou trois lunes. Cela n’avait échappé ni à l’un, ni à l’autre. Ils attendaient ce rapport avec impatience.
- Nous sauvons davantage d’esclaves parce que nous recevons de l’aide, indiqua Shaïmar.
- De qui ? demanda Elian, toujours aux aguets de l’influence de Narhem sur les évènements.
- Des kwanzas de Bintou, annonça Shaïmar, prenant Elian de court. Nos actions leur ont permis de sortir de leurs terres et certains sont allés retrouver leur peuple, là-haut, dans le nord. Ils se sont portés volontaires pour s’inclure dans les groupes de traqueurs, deux par équipe, comme nous.
- Que font-ils ? interrogea Elian, curieuse de voir la magie à l’œuvre.
- Ils désignent où se trouvent les elfes. Ils ne font pour ainsi dire que cela. Les Eoxans détestent la magie alors les kwanzas font profil bas. Grâce à eux, les traqueurs n’ont plus besoin de réaliser des enquêtes minutieuses et ennuyeuses pour localiser les esclaves. Les magiciens en ont désignées à des endroits où les traqueurs étaient passés cent fois sans les voir.
- C’est une excellente nouvelle, assura Elian, ravie.
Bintou se montrait enfin utile à quelque chose. Un lien positif se créait. Elle ne pouvait pas retirer sa malédiction à Narhem ni créer un nouvel objet ensorcelé offrant l’effet désiré. Elle avait trouvé un autre moyen de se racheter. Elian apprécia l’effort.
- Les rapports sont parfois tendus, admit Shaïmar. La mise en place va demander du temps et du doigté.
- Vous allez y arriver. Je n’en doute pas, le conforta Elian.
Shaïmar sourit avant de s’en aller après s’être incliné devant sa reine, qui répéta ne pas l’être.
La magie ne pouvait pas affaiblir Narhem. L’amélioration de vie avait été faite et ne pouvait plus être défaite. Naturellement, un nouvel anneau, spécialement fait pour Narhem, pouvait être ensorcelé mais le lui faire porter serait impossible.
Les magiciens pouvaient contenir Narhem pendant qu’Elian le tuait mais cela n’aurait rien d’honorable. Il fallait trouver un moyen de diminuer sa régénération naturelle afin de le rendre mortel. L’espoir de l’atteindre pendant qu’il portait l’anneau d’Elgarath venait de s’évanouir, celui-ci se montrant trop faible par rapport aux…
Elian se figea, le regard perdu dans le lointain, penchant légèrement la tête. Dolandar dut s’en rendre compte car il lança :
- Elian ? À quoi penses-tu ?
Elian, sans répondre, s’éloigna d’un pas rapide. Dolandar la suivit, curieux et inquiet. Il connaissait bien sa fille. Une telle détermination n’annonçait rien de bon. Son impétuosité lui coûtait souvent.
- Que la lune et le soleil guident tes pas, Majesté, lança Saelim avec un grand sourire.
Il entraînait les jeunes apprentis dans une arène flambant neuve.
- Que tes nuits soient sombres, maître Tewagi dont je ne suis pas la reine.
- Que puis-je pour toi ?
- Je veux m’entraîner, annonça Elian.
- Je n’ai pas grand-chose à t’apprendre, indiqua Saelim en haussant les épaules.
- Pas grand-chose pourrait faire la différence.
- Elian, explique-moi, ordonna Dolandar.
- Je vais tuer Narhem Ibn Saïd mais je ne le ferai pas sans m’entraîner d’abord, expliqua Elian.
- Il est immortel, maugréa Saelim.
- Nul n’est immortel sur les terres sombres, annonça Elian.
- Tu veux… Elian, non ! gronda Dolandar. Tu ne pourras pas te régénérer. Tu seras bien plus touchée que lui par l’environnement.
- Je vais m’entraîner. Je peux le faire, assura Elian. Je continuerai à me soumettre tant que je ne me sentirai pas prête, quelque soit le temps que cela prendra.
Dolandar secoua la tête tandis que Saelim haussait les épaules.
- Je veux un entraînement rigoureux et difficile, prévint Elian. Il ne faut rien me laisser passer car il ne se montrera pas tendre.
- Ça ne me pose aucun problème, assura Saelim.
- Je vais appeler Ceïlan afin qu’il puisse soigner en cas d’incident, annonça Dolandar.
- Excellente idée, accepta Elian.
- On commence quand ? demanda Saelim.
- Maintenant. Plus vite je commence, plus vite je serai prête. Je ne suis pas enceinte alors je ne risque pas de tuer un bébé. C’est le moment ou jamais.
Elian était rouillée. Les premiers combats lui furent douloureux. Saelim ne retint pas son bras. Rapidement, les réflexes revinrent et Saelim se retrouva souvent au sol, en position de mort virtuel.
Bientôt, Elian remporta systématiquement le combat. Aar’meth et Kil’p accompagnèrent Saelim contre Elian qui gagna contre eux trois.
L’étape suivante fut difficile. Les entraînements se déplacèrent en dehors d’Adesis, sur les terres sombres. Les premiers échanges furent rudes, tant pour l’un que pour l’autre. Tandis que les trois Tewagi réalisaient un relai, Elian demeurait au milieu du mal, désireuse de s’habituer à subir ses effets.
Au départ, Elian ne tint que quelques passes avant de s’écrouler, épuisée mais elle adapta sa dépense énergétique, apprit à mesurer ses gestes, à respirer calmement, à ne pas se laisser envahir par ses émotions, à contrôler chaque mouvement.
Le solstice d’été s’approchait et Elian gagnait en puissance.
- Elian, il faut partir, annonça Dolandar.
- Non, je n’irai pas. Je suis prête.
- Saelim ? Ton avis d’expert, je te prie, demanda Dolandar.
- Je ne sais pas, admit Saelim. Je n’ai jamais vu Narhem combattre. Je l’ai juste aperçu, de loin, à Tur-Anion, pas de quoi me forger une opinion.
- Je porterai une outre pleine de wiha au côté des fois que, indiqua Elian.
- Boire en plein combat ne me semble pas réaliste, précisa Ceïlan.
Elian lui envoya un regard noir tandis que les hommes approuvaient la remarque du guérisseur.
- Plus aucun tribu ne sera payé à Falathon, siffla Elian. Je vais obliger le démon au silence.
- Que tu en aies envie, je n’en doute pas, assura Dolandar.
- Je peux le faire, assura Elian.
- J’aimerais te croire, Elian, vraiment, lança Dolandar les dents et la gorge serrées.
- Je vais le tuer.
Ce disant, elle plongea son regard dans celui de son père. Un moment passa et finalement, Dolandar hocha la tête.
- Je vais aller au nord d’Adesis, devant Irin, l’endroit où Narhem risque de tenter la traversée. Que des hommes soient postés un peu partout sur la frontière nord afin de m’indiquer sa position. Il ne faut pas le rater. Je veux l’arrêter avant même qu’il se rende compte de l’existence d’Adesis.
- Je vais donner les ordres, annonça Saelim avant de s’éloigner.
Dolandar transmit la décision de la reine via le canal sourd et Adesis devint étrangement silencieuse. Elian se dirigea tranquillement vers la zone d’arrivée probable de Narhem, le pas léger, la démarche assurée.
- Majesté !
Elian se tourna vers la voix.
- Que tes nuits soient sombres, Youhard, maître forgeron dont je ne suis pas la reine.
- Que tes nuits soient sombres. Tu vas vraiment combattre Narhem ?
Elian hocha la tête.
- Il a reçu l’entraînement des Tewagi, frissonna Youhard.
- Moi aussi, répliqua Elian.
- Il a reçu l’entraînement des Tewagi de L’Jor, précisa Youhard.
Saelim gronda au sous-entendu.
- Je vais le battre, assura Elian.
- Je le souhaite sincèrement. Que dirais-tu que je t’offre une longueur d’avance ?
- Je ne veux pas tricher, gronda Elian. Le combat sera honorable.
- Je n’ai jamais dit le contraire, précisa Youhard. Que tu disposes d’une arme de bonne qualité ne changera pas ce fait.
Elian l’admit volontiers puis attendit mais Youhard annonça :
- Je ne possède pas l’arme en question. Je vais la forger car je ne sais pas exactement ce qui te conviendrait le mieux.
- Cela prendra du temps, non ?
- Je suis rapide, précisa Youhard.
- Une dague ? proposa Elian.
- Je n’ai pas assez de matière première pour ta demande, indiqua Youhard avant de sortir de son aumônière un petit bout de tissu qu’il déplia précautionneusement.
Il déplia les pans masquant son contenu sans le toucher, comme s’il était empoisonné. Elian observa le rocher de la taille d’un poing tenu telle une offrande par Youhard. La pierre ressemblait à de l’hématite, noire brillante mais son reflet était sombre et non argenté.
- C’est… du métal noir pur ? s’étrangla Elian et Youhard confirma d’un geste. Comment peux-tu posséder un tel matériau ? Cela a une valeur…
- Inestimable, termina Youhard à sa place. Un jour, j’ai reçu une quantité ahurissante de métal noir… plus que je n’en avais vu de toute ma vie… et on m’a indiqué de forger une épée et une dague avec pour notre nouveau roi.
Elian blêmit. Youhard avait forgé les lames du démon.
- Je suis navrée, Youhard. Je crains que tes créations magnifiques ne reposent désormais au fond de l’océan, indiqua Elian.
Youhard haussa les épaules, indiquant qu’il n’en avait cure. Il montra le rocher dans ses mains.
- C’est ce qu’il a resté après la forge. Je l’ai gardé… en souvenir.
- Il y en a bien peu, fit remarquer Dolandar.
- Une pointe de flèche ? proposa Youhard.
Elian plissa des yeux puis secoua la tête.
- Non, ce sera un combat rapproché. Je suis incapable de tenir un arc sur les terres sombres, rappela Elian.
- Pas assez pour une dague et je ne dispose pas du matériel et du temps pour réaliser un alliage. C’est pur ou rien, précisa Youhard.
Elian, d’un geste sec, fit sortir la lame d’assassin de son bras d’archer droit.
- Il y en a assez pour ça ? interrogea-t-elle tandis que Youhard observait le mécanisme en souriant.
- Joli… Je ne connais pas…
- Elle a tué le précédent chef des Tewagi avec ça, indiqua Saelim, un expert de L’Jor. Je viens te prévenir que la ligne de surveillance au fleuve est prête, Majesté.
- Très bien, merci Saelim dont je ne suis pas la reine, dit Elian tout en retirant son bras d’archer pour le donner à Youhard.
Le forgeron s’en saisit.
- Je te l’apporterai sur la frontière nord, annonça-t-il.
Elian se sentait nue sans son bras d’archer mais elle hocha la tête avant de prendre la route. Au nord, elle continua à s’entraîner en attendant Narhem. Dans les arbres, une foule elfique grandissait. Tout Adesis s’approchait, désireux de voir le combat de ses propres yeux.
Youhard apparut un soir, faisant soupirer d’aise Elian. Le solstice d’été était passé. Narhem devait fulminer et arriverait bientôt, à n’en pas douter.
- Ne te blesse pas avec, prévint Youhard tandis qu’Elian testait la lame qui lui répondait à merveille.
- J’ai déjà connu… et surmonté, répliqua Elian.
- C’était un alliage, rappela Saelim. Ne te blesse pas avec ça.
Elian hocha la tête. Elle le remercia puis prit un moment pour se détendre, Ceïlan l’y aidant volontiers. Elian sentait la pression, la peur, l’angoisse augmenter. Theorlingas, via le lien symbiotique, lui permettait de surmonter ses émotions négatives pour rester concentrée sur l’essentiel. Elle voulait que Narhem vienne, pour mettre fin à cette attente insupportable.
« Il vient de passer le fleuve ». Le son sourd, vibrant, puissant la percuta de plein fouet. Elle se tourna plein nord puis quitta Adesis. Des centaines d’elfes la suivirent, se faisant méchamment mordre par les terres sombres, acceptant la douleur pour supporter leur reine.
Lorsque Narhem fut en vue, il arrêta de marcher pour se laisser atteindre. Elian s’arrêta à une dizaine de pieds devant lui tandis que les elfes, de toutes origines, créaient un cercle afin d’empêcher le lâche de fuir une seconde fois.
De là, aucun arbre n’était visible, seulement les terres sombres partout à l’horizon. Elian était satisfaite. Elle l’avait amené sur son terrain, dans un élément qu’elle maîtrisait désormais. Elle tenait enfin la carte maîtresse. Elle dirigeait. Il subissait. Cela changeait.
- Nous avons un duel à terminer, indiqua Elian.
Narhem secoua la tête. Comptait-il vraiment refuser le combat ? C’était hors de question. Elian n’avait pas le choix. Elle allait devoir le forcer à se battre, quitte à le mettre très en colère.
- Serais-tu un lâche, cul à orc ? gronda-t-elle.
La dénomination eut l’effet escompté. Narhem devint instantanément rouge de colère. Il dégaina et attaqua, prenant Elian par surprise. Elle ne s’attendait pas à une réaction aussi rapide et violente.
Aucune possibilité d’esquiver, c’était trop tard. Elle leva ses armes pour parer. La puissance de son adversaire fut telle qu’elle en perdit ses armes qui tombèrent au sol dans un tintement aigu.
Narhem ne lui accorda aucun répit. Il frappa son ventre du plat de son épée puis abattit la garde de sa dague sur son visage.
Elian s’écroula sans avoir réussi à porter le moindre coup à son adversaire. Ses organes internes avaient explosé sous l’impact. Son ventre se remplissait de liquide. Elle cracha du sang et quelques morceaux de dents tandis que sa vue se brouillait.
Plusieurs coups de pied dans son ventre suivirent puis il s’accroupit devant elle avant de l’attraper par les cheveux.
- Tu fais chier, Elian. Je n’ai jamais eu envie de faire ça, dit Narhem.
Elian attrapa le bras du démon de sa main droite et alors que Narhem armait sa dague pour l’égorger, Elian chercha à tâtons la couture, faille de la chemise elfique. La lame d’assassin sortit, déchirant les fils, piquant la peau du démon qui se figea.
Elian ne put profiter du spectacle. Sa tête retomba sur le sol au moment où il la lâcha. Ne pas perdre connaissance. Sur les terres sombres, la mort suivrait sans attendre. Si Elian mourait, la succession au trône d’Adesis déchirerait les elfes. L’union tout juste naissante exploserait en mille morceaux.
À tâtons, Elian chercha son outre de wiha et la porta difficilement à sa bouche. La première gorgée guérit en partie sa bouche, permettant à la seconde d’atteindre l’estomac, d’où l’effet se diffusa vers les organes internes. La douleur lancinante demeura lorsque l’outre fut vide.
Avec difficulté, elle se redressa, ne parvenant qu’au prix d’un effort ahurissant à se maintenir à quatre pattes. Elle vomit puis essuya ses yeux couverts de sang. Elle constata que Narhem se tenait tout près d’elle, à genoux, il hoquetait, les yeux exorbités, silencieux.
Elian attrapa la dague de Narhem à tâtons sous sa main gauche puis s’avança, chaque pas enclenchant des douleurs un peu partout dans l’abdomen. Avec peine, elle fit passer la lame dans sa main droite, chuchota « Pour Lorendel » puis transperça le torse offert en plein cœur.
Elian retira la lame et sourit subrepticement en constatant la présence du liquide rouge goûtant sur le sol noir. Narhem hoqueta une dernière fois avant de s’écrouler.
Le silence autour des deux protagonistes était total. Elian sentit la perte de conscience arriver. Elle ne devait pas. Cela signifierait sa mort. Elle lutta âprement pour rester éveillée.
Ha’Hada s’approcha. Il s’accroupit devant le corps de Narhem et Elian le vit enfoncer dans une narine une longue et fine aiguille en métal. Il appuya d’un coup sec. Elian frémit. Cet acte devait faire atrocement mal. Le corps resta immobile. Ha’Hada se leva et annonça d’une voix claire :
- Il est mort.
Le noir se fit. Elian venait de perdre la vue. Des bruits de pas près d’elle lui prouvèrent qu’elle était toujours consciente mais la mort ne tarderait pas.
- Bois, mon amour, dit la douce voix de Ceïlan à ses côtés.
Elian avala le liquide clair et revigorant et en quelques instants, sa vue revint et elle put se lever avec l’aide de son frère. Tout son corps la faisait souffrir mais le wiha lui avait donné l’énergie nécessaire pour voir tous les elfes noirs un genou à terre, les yeux baissés devant celle qui venait enfin de devenir, officiellement et légalement, leur reine, légitimant ce qu’ils désiraient tous depuis si longtemps.
Elian enregistra l’information mais ne sourit pas. Tuer Narhem ne lui avait apporté ni joie, ni peine. Il ne s’agissait que d’un acte nécessaire. La justice pour son fils venait d’être faite. Elle méritait enfin son titre de reine des elfes noirs. L’ordre venait d’être rétabli. Ce n’était ni joyeux, ni triste, juste normal.
D’un même geste, tous les elfes noirs se relevèrent et la foule se dispersa en direction d’Adesis. Ceïlan soutint Elian afin de la ramener en douceur vers les arbres. Le premier pas sur les terres soignées fut un total soulagement pour Elian qui reprit immédiatement des couleurs.
Dolandar l’attendait, le visage grave.
- Tu étais prête ? gronda le protecteur.
- Il est mort, répliqua Elian.
Il la fusilla des yeux.
- Je suis vivante, insista Elian.
Il garda le regard sévère.
- Papa ! chouina Elian, comme une gamine prise en faute.
- Merci, Elian, dit Dolandar, en restant grave. Tu as réussi l’impossible. Tu nous as libérés. Nous te serons à jamais redevables.
- Commence déjà par lui faire porter du tamaï, lança Ceïlan.
Dolandar sourit et lança l’appel via le canal sourd. Elian se tourna vers son frère et plongea son regard dans le sien. Ils s’embrassèrent et Elian, enfin libérée de sa dépression, apprécia intensément.
J'aime bien le coup de "Narhem voulait que je lui forge ses armes et il m'en restait un petit peu"
Bintou était, de ce fait, bien vu des eoxans, chef des protectrices => bien vue
cheffe des protectrices parce que les protectrices sont toutes des femmes ou parce que le féminin l'emporte sur le masculin ?
Elian se sentait nu => nue
Merci pour les coquilles.