Arnitan :
La colline. Krieg. Un vent doux soufflait sur lui.
Ce n’était pas comme la dernière fois. Le village vivait. Les arbres, la faune étaient vivantes. La fumée des cheminées montait dans le ciel, les odeurs de nourriture se mêlaient à l’air marin.
— Alors ça y est… c’est la fin…
Il respira profondément. Pensa à Aelia. À sa famille. Longtemps, il avait voulu mourir, persuadé de ne pas mériter de vivre, convaincu que tout était de sa faute. Mais à présent que l’instant approchait, il ne voulait plus partir. Il avait encore tant à vivre.
L’Hirondelle avait rouvert son cœur. Ses sentiments pour elle avaient grandi bien plus qu’il ne l’aurait cru. L’odeur de pomme verte lui manquait.
Son regard se tourna vers Krieg. Une lumière d’espoir brilla dans ses yeux.
Si je suis là, alors… Pa… Gwenn…
Il dévala la pente et courut jusqu’au village, intact, comme s’il n’avait jamais été attaqué. Le marché bruissait, la boulangerie sentait le pain chaud, le forgeron martelait le fer. Et son cœur bondit quand il vit l’échoppe de son père ouverte.
Il s’arrêta, figé au milieu de la foule, les villageois passant à côté de lui comme s’il avait toujours été là. Pourtant, une tristesse pesait sur chaque visage.
Et soudain, il le vit. Atlan. Leurs regards se croisèrent, se lièrent.
Arnitan accourut, se jeta dans ses bras.
— Tan ? balbutia Atlan. Tu as tellement grandi.
— Je suis désolé, Pa. J’ai pas réussi…
— Non, non ! Tu ne peux pas… tu ne dois pas être là !
Atlan le repoussa légèrement, tremblant. Il n’avait pas changé, figé dans le souvenir. Ses yeux fixaient un point derrière son fils.
— Il n’y a que moi, Pa. Man, Cél, Piré et Patan vont bien, dit Arnitan, espérant que ce soit vrai.
Une lueur de joie passa dans le regard d’Atlan. Puis il secoua la tête.
— Tu n’as rien à te reprocher, Tan. Rien n’est de ta faute. C’est la mienne. Talharr nous est apparu le jour de ta naissance. C’est là qu’il t’a choisi. Nous l’avons gardé secret… J’ai voulu que ta vie reste la plus normale possible. Mais le monde en a décidé autrement.
Les mots frappèrent Arnitan comme un coup de massue. Sa gorge se serra, il recula de quelques pas.
— C’est pour ça que Céleste était étrange ? Que Man a refusé de m’expliquer pourquoi Brelan avait accepté de m’entraîner ?
Sa voix tremblait de colère.
— Tan… ne leur en veux pas. C’est moi qui leur ai demandé de se taire. J’espérais que ton destin ne se réaliserait pas. Que ce soit un autre qui porte ce fardeau…
Atlan s’approcha, les yeux humides.
— Je n'aurais pas du t'offrir cette dague...
Arnitan posa la main sur la garde de l’arme, sculptée d’une tête de loup. Celle qui avait libéré Dalar.
— C'est le deuxième plus beau cadeau qu'on m'ait fait. Sans elle je serais mort à plusieurs reprises.
Le premier, c'était le collier en forme de loup qu'il avait toujours au cou.
Ils restèrent quelques instants à se regarder, à se dire qu'ils s'aimaient.
Puis son flanc droit le fit grimacer, lui rappelant ce qu'il venait de laisser dans le monde des vivants.
Aelia… Je ne t’abandonnerai pas.
Il tourna les talons, sa voix brisée :
— Je dois partir. J’ai des promesses à tenir. Je te pardonne, Pa.
Le vent emporta la réponse d’Atlan. Arnitan ne pensait plus qu’à une chose : la tour de Krieg.
Un instant, il songea à passer par le port. Si son père était là, Gwenn aussi. Mais il savait que s’il la voyait, il s’écroulerait aussitôt. Il ne pouvait se le permettre. Maintenant, il savait qu’un autre monde accueillait les morts. Il y reviendrait, quoi qu’il arrive.
Je suis désolé, pensa-t-il, luttant contre le désir de la rejoindre.
Les révélations de son père résonnaient encore. J’y réfléchirai plus tard…
La tour disparut soudain sous ses yeux, laissant place à une cabane délabrée.
Cette fois, aucune peur. Seulement l’envie de vivre.
Il frappa à la porte. Pas de réponse.
Puis, une voix. Celle qu’il redoutait.
— Tan…
Non. Pas maintenant…
Il resta dos à elle, incapable d’affronter son regard. Il n’avait pas su la sauver.
— Tu ne devrais pas être là. Pas maintenant, dit Gwenn.
Son corps tremblait.
— Je sais que tu t’en veux, mais écoute-moi : tu n’y es pour rien. Je t’ai choisi, Hirondelle ou pas. J’ai affronté mon destin. Je suis heureuse. Jamais je ne pourrai oublier les moments que nous avons partagés.
Ses pas se rapprochaient de lui.
— Cette fille, Aelia… Elle t’aime. Et toi aussi, tu as ce sentiment. Je ne t’en veux pas. Je sais que tu m’aimes, que tu m’aimeras toujours. Alors vis. Vis pour moi. Vis pour nous.
Elle se posta devant lui, sa robe noire parsemée de rouge. Son front se posa sur le sien. Ses cheveux roux effleurèrent son visage. Ses yeux ambrés brillaient. Ses doigts jouaient avec le collier.
Tout semblait réel : la chaleur, le froid, le souffle.
— Ne t’en veux plus. Sauve la Terre de Talharr. Sois le Arnitan que je connais : gentil, humble, peureux, courageux. Tu as le plus grand cœur de tous. Aime.
Elle termina sur un baiser. Arnitan le lui rendit, ses mains serrées contre ses joues.
Il pensa à Aelia, et la culpabilité le transperça. Mais il était dans le monde des morts. Dans celui où Gwenn l’attendait.
Quand il retrouverait la jeune comtesse, il lui offrirait aussi son amour. Pas le même. Mais un amour qui grandissait chaque jour.
Pendant ce long baiser, il comprit que Gwenn avait raison. Il devait cesser de s’en vouloir. Redevenir celui qu’il était. Nous réussirons. Ce maudit dieu retournera dans l’ombre.
La porte de la cabane s’ouvrit brusquement. Un vent violent l’aspira à l’intérieur. Il cria, tendant les bras pour retenir Gwenn, son dernier regard fixé sur elle.
— Jamais je ne t’oublierai ! hurla-t-il.
— Je t’attendrai. Si tu as besoin de réconfort, appelle-moi. Crois-en Talharr. Protège nos familles. Dis à la mienne que je les aime. Que Nilenn prenne soin de Rif, dit-elle dans un sourire.
Puis elle disparut. La cabane l’engloutit dans un trou sombre.
Encore.
— Ce n’est pas fini, jeune Loup. Nous devons vaincre notre ennemi. J’ai cru que c’était mon frère… mais je me trompais. Mon père ne doit pas gagner. Je vous aiderai. Rejoignez-moi sur l’île de Zyrktos.
La voix de Talharr résonna dans l’obscurité, sombre et lumineuse.
Puis, après un silence :
— Je suis navré, jeune Loup. Mes choix ont coûté tant de vies. Tu es bien meilleur que moi. Toi et l’Hirondelle, vous sauverez ce monde.
Une lumière jaune déchira le noir.
Le fracas des armes, les cris d’agonie, et au-dessus :
— Tan ! Réveille-toi ! Ne nous laisse pas !
Les voix d’Aelia et de Céleste.
Il ouvrit les yeux, esquissa un sourire.
— Je… merci, souffla-t-il, avant de sombrer encore.
Il ne sentit pas qu’on l’emportait loin de la bataille. Mais il n’était plus le même.
Son sang vibrait d’une énergie nouvelle. Ses doutes avaient disparu.
Il protégerait sa famille. Celle de Gwenn aussi.
Fuir. Vivre. Retrouver Talharr. Vaincre Dalar.
La tâche était immense, mais il n’avait plus peur.
Pour Gwenn. Pour son père. Pour tous ceux qu’il aimait.
Le Loup ne fuirait plus.