Chapitre 63 : Elian – Trinôme

- Majesté ? lança Aerijin alors qu’Elian se préparait à enseigner à des fillettes.

Elian leva les yeux en soupirant. Elle avait demandé à n’être dérangée qu’en cas d’urgence.

- L’eoshen demande à te parler, indiqua Aerijin.

- Je prends bonne note de sa volonté. Je suis occupée, indiqua Elian avant de commencer sa leçon.

Ce malpoli daignait enfin venir s’entretenir avec elle. La reine avait dû attendre de nombreux jours. Elle n’était pas à sa disposition. C’était à lui de se rendre disponible et non l’inverse. Elle termina tranquillement sa leçon, prit un bain chaud avec Saelim, discuta avec les femmes aux palais de coton, passa un bon moment avec Amiraël, échangea avec Youhard et Theïlia. Enfin, elle se rendit sous la hutte principale de Dalak et indiqua à Aerijin de l’y amener l’eoshen. Ils arrivèrent rapidement.

- Que tes nuits soient sombres, Elian, reine des elfes, lança l’eoshen.

« Ça commence mal », grimaça Elian. « Il parle en premier. Il n’a vraiment aucune éducation ».

- Que tes nuits soient sombres…

Elian laissa volontairement le ton en suspens, indiquant clairement qu’elle attendait de lui qu’il se présente.

- Je suis conscient que notre première rencontre n’a pas été des plus agréables, indiqua-t-il.

« La seconde n’est guère mieux », gronda Elian déjà en colère. Dolandar posa une main sur son épaule, lui indiquant de se calmer mais Elian ne le souhaitait pas. Cet elfe lui sortait par les trous de nez.

- Je sais que tu souhaites entendre ma profession de foi, continua l’eoshen et Elian acquiesça.

Cela serait apprécié, en effet, sans aucun doute.

- J’aimerais d’abord t’expliquer, pour que tu comprennes pleinement les raisons de ma prudence.

Elian le transperça des yeux. Il semblait le seul à ne pas se rendre compte que son monologue alourdissait l’atmosphère.

- Les eoshen, constituaient, à L’Jor, la caste la plus haute, au-dessus des Tewagi, au-dessus des reproducteurs. Nous détenions la justice et avions le droit et la puissance nécessaire pour punir.

Elian l’écouta sans broncher. Les elfes noirs de L’Jor vantaient tous les merveilles de L’Jor et combien le désert leur manquait. Puis, ils vivaient à Adesis et doucement, ils reléguaient les regrets de leur vie passée aux oubliettes, les laissant devenir une douce nostalgie lointaine.

- Nous ne servions aucun roi. Nous ne pliions le genou devant personne. Nous servions le peuple, seulement le peuple, n’obéissant qu’à lui.

Elian écouta calmement. Elle cherchait un moyen de gouverner et écouter les modes de fonctionnement étrangers aidait à se forger une opinion.

- Cela évitait de donner trop de pouvoirs au roi. Il possédait déjà la force des Tewagi. Lui offrir la magie en plus devenait dangereux.

- Le roi et les Tewagi d’un côté, les magiciens de l’autre, comprit Dolandar. De quoi protéger le peuple d’un monarque trop tyrannique.

- Exactement, dit l’eoshen visiblement heureux d’être compris. Sauf que… Cela n’a pas exactement fonctionné comme prévu. Le mécanisme… s’est grippé.

- De quelle manière exactement ? interrogea Dolandar tandis qu’Elian restait toujours muette, l’impolitesse de l’elfe noir lui restant en travers de la gorge.

- Tout d’abord, de nombreux eoshen ont commencé à se sentir au-dessus des lois, choisissant celles qu’ils voulaient faire appliquer et d’ignorer les comportements illégaux qu’ils jugeaient admissibles.

- Les lois faites par ?

- Le roi, indiqua l’eoshen, mais le roi est la voix du peuple. De plus, le peuple se plaignait de l’inaction des eoshen.

- Pourquoi avoir agi de cette manière ? interrogea Dolandar.

- Par sentiment de supériorité, je dirais, admit l’eoshen, surprenant beaucoup Elian par ses mots. Ils se croyaient au dessus de tous et de toutes. Le pouvoir peut créer cela.

Elian nota qu’il se mettait en dehors du cercle des fautifs, refusant par là-même d’accepter une quelconque implication personnelle dans ce désastre.

- Ceci dit, si cela n’avait été que cela, je ne crois pas que Narhem Ibn Saïd aurait pu l’utiliser contre nous. Quelques lois non appliquées de ci de là ne dérangeaient pas tellement. Avec le temps, beaucoup de temps, peut-être… et encore…

Elian attendit la suite avec curiosité.

- Le problème venait du fondement même de l’autorité liant les eoshen.

- Comment ça ? interrogea Dolandar.

- Que se passe-t-il si une partie du peuple réclame des eoshen qu’ils agissent contre une autre partie du peuple ?

- Il suffit de suivre la majorité, je dirais, répondit Dolandar.

L’eoshen sourit, un sourire narquois, amer.

- Même si ce sont les femmes qui réclament quelque chose contre les hommes ? souffla l’eoshen, apparemment fier de sa réplique.

- Qu’est-ce que les femmes ont demandé ? s’enquit Dolandar, surpris.

Elian fusilla l’eoshen des yeux. Il n’allait tout de même pas oser rejeter la faute sur les femmes ?

- Depuis aussi longtemps qu’on s’en souvienne, les femmes ont vécu dans les palais de coton entourées des reproducteurs, vivant en harmonie, s’amusant, riant, dansant, amoureux partageant le plaisir charnel, les jeux, les bains, les repas.

C’était une définition des palais de coton très différente de ceux de Dalak, où les femmes vivaient seules.

- Le taux de fécondité des femmes a toujours été faible, amenant les eoshen à mettre au côté de chaque habitante des palais l’un d’eux en surveillance. Le rôle de l’eoshen était de suivre de près les grossesses et de soigner les mères lors des enfantements difficiles, permettant d’augmenter le nombre d’enfants par femme, même si la mort en couche restait inéluctable.

Elian hocha la tête. Cela, elle l’imaginait fort bien.

- Et puis, une femme a attiré l’attention de ses compagnes. En effet, à peine débarrassée de son rejeton précédent, elle retombait enceinte, adoptant ainsi un cycle de reproduction bien au-delà de la norme du moment.

L’information intéressait énormément Elian. Naturellement, les elfes des bois n’avaient cure de leur taux de fécondité. Avec plusieurs milliers de femmes, cela n’importait plus autant qu’avant. Les elfes noirs, en revanche, auraient bien besoin de comprendre.

- Cette femme était du genre timide, renfermée. Elle disparaissait souvent pour ne reparaître que des jours plus tard. Elle partageait peu avec ses compagnes, toujours discrète et isolée. Une enquête minutieuse a permis aux femmes de trouver la cause : amoureuse de son eoshen, elle ne couchait plus qu’avec lui.

Elian ricana. Il espérait sérieusement que les femmes lui seraient offertes. N’importe quoi !

- Les femmes ont pris note et ont demandé aux eoshen de monter des barreaux au sein des palais de coton, enfermant les reproducteurs dans une petite aile. À partir de ce jour, elles n’ont plus couché qu’avec les eoshen, à qui elles ont demandé de garder le silence.

Elian blêmit.

- Tu dois comprendre, Elian, le sacrifice qu’elles ont réalisé en agissant de cette manière. Les femmes de L’Jor choisissaient les membres de la caste des reproducteurs parmi les enfants. Aucun homme de l’extérieur n’entrait jamais. Les reproducteurs ne sortaient simplement jamais. Les femmes aimaient les hommes avec qui elles couchaient. Elles partageaient leur vie avec eux avec bonheur. S’en éloigner fut un véritable crève cœur. En dehors de la première, aucune autre femme n’aimait son eoshen. Devoir s’offrir à lui fut… un viol, tout simplement. Elles le faisaient par loyauté, par conscience, mais certainement pas par envie.

Elian frémit. Ce moment charnière avait dû être horrible.

- Pourquoi garder le silence ? interrogea Dolandar.

- Parce que les femmes ne voulaient pas que cela devienne la norme. Elle voulait juste tester. Leur compagne était peut-être juste super féconde, sans aucun rapport avec la nature de son partenaire.

Cela se tenait, admit Elian.

- Sauf que ça a marché, grimaça l’eoshen. Les femmes se sont subitement mises à augmenter leur taux de fécondité. Elles ont abandonné les hommes, les laissant mourir, seuls, dans leur aile, s’offrant sans joie aux eoshen pour que les elfes noirs survivent.

Le silence autour de la hutte principale était profond. Plusieurs femmes en rouge et noir écoutaient en tremblant.

- Je pense sincèrement que ça n’avait rien à voir avec la nature des partenaires, indiqua l’eoshen. La raison est autre mais elle m’échappe et si je l’ignore, logique que elles aussi. Narhem a découvert la supercherie et a utilisé cette information pour dresser les hommes contre nous. Nous servons le peuple, rappela l’eoshen. Que faire quand le peuple lutte contre lui-même ?

Elian eut soudain pitié de son interlocuteur. Ce moment n’avait pas dû être facile.

- Les eoshen présents dans les palais de coton ont vu les hommes franchir les portes après avoir tué les Tewagi les protégeant. Quelques femmes ont fui. Celles trop lentes ont été violées avant de mourir sous les coups des hommes avides de leurs corps. Les eoshen se sont trouvés désemparés. Ils étaient censés protéger les femmes, certes, mais les hommes aussi. Ils sont restés figés, incapables de décider. Ils se sont fait massacrer… tous…

Elian en conclut qu’il ne faisait pas partie des eoshen protégeant les femmes dans les palais de coton.

- Narhem Ibn Saïd a ordonné que l’intégralité des Tewagi partent à la recherche des femmes, ce qui, en y repensant, aurait été une excellente idée si elle avait été formulée par un vrai roi. Logique que tout le monde y ait cru. Sauf qu’à peine les soldats disparus, tous les esclaves présents à L’Jor, tous, sans exception, se sont soulevés en même temps. Ça aurait dû être impossible. Cela demande une coordination incroyable ! Et pourtant… Sans ses protecteurs, le peuple s’est fait massacrer. Les eoshen sur le terrain ont succombé sous le nombre. Les esclaves se sont emparés de nos champs, de nos fermes, de nos maisons, de nos ports, de nos moulins.

L’eoshen fit une pause. Son visage n’exprimait qu’un intense souffrance.

- Je suis le seul eoshen a avoir survécu, annonça-t-il, glaçant Elian d’effroi.

Le seul ? Pas étonnant qu’il se montre aussi prudent. Seul survivant de sa caste, il tenait à n’avancer qu’avec méthode et discernement.

- Je ne pouvais me battre contre autant d’humains au risque de mourir comme les autres. J’ai fui, emmenant avec moi tous les enfants récupérés dans les palais de coton, et les experts que j’ai obligé de mes pouvoirs à se rendre dans les terres arides du nord.

Les experts frémirent, ouvrant de grands yeux ahuris.

- De ce fait, Elian, tu avais raison de trouver ça louche, que les trente-trois survivants soient étrangement tous experts dans des domaines différents.

Cette conversation, elle l’avait eue à Dalak avec Dolandar, les deux suzerain d’Adesis étant seuls à ce moment-là. Cela prouvait qu’il était là depuis longtemps, caché, à écouter, à prendre la température, à espionner. Toute colère envers lui disparut. Elle avait devant lui un homme terrorisé prenant un risque énorme en se dévoilant de la sorte. Il n’attendait probablement pas le pardon, juste l’acceptation.

- Je suis heureuse qu’autant de savoirs aient pu être préservés afin de permettre aujourd’hui la renaissance du peuple elfe noir, indiqua Elian qui parlait pour la première fois.

L’elfe noir hocha la tête sans montrer le moindre sentiment alors que la reine acceptait enfin de lui adresser la parole.

- Qu’est-il arrivé aux enfants ? interrogea Dolandar attentif à la narration.

- Les plus jeunes sont morts durant le trajet. Les autres sont devenus mes apprentis. Ils sont tous eoshen aujourd’hui.

Elian comprit son erreur. Il n’avait pas peur pour lui-même. C’était un père craignant pour ses enfants, le loup protégeant ses louveteaux, le lion rugissant faisant rempart pour ses lionceaux.

- Où sont-ils ? gronda Dolandar en regardant autour de lui.

- À l’abri, dit Elian d’une voix douce et compatissante et l’elfe noir se permit de lui envoyer un petit sourire. Que souhaites-tu ?

L’eoshen dut percevoir le ton amical et bienveillant de la reine car il s’adoucit également.

- Trouver ma place, une où je n’ai pas à choisir entre les hommes et les femmes, les elfes des bois et les elfes noirs, où mes pouvoirs ne risquent pas de se retrouver entre les mains d’un dirigeant despotique.

Elian hocha la tête. Elle comprenait parfaitement.

- Dans l’éventualité où vous receviez ce que vous demandez, intervint Dolandar, que pouvez-vous nous offrir exactement ?

L’eoshen leva un œil amusé sur l’elfe blond. Si la négociation débutait, c’était que l’échange était en bonne voie.

- Tout d’abord, une protection contre la magie. Vos relations avec les msumbis sont neutres, pour le moment. L’avenir dira comment elles évolueront. Espérons que cela se passe bien. Toujours est-il qu’avoir un rempart contre les kwanzas peut peser dans les négociations suivantes.

- Ils sont plusieurs centaines et vous ? demanda Elian.

- Une vingtaine, lui apprit l’eoshen.

- Ils ont l’avantage, en conclut Elian.

- Non, assura l’eoshen. Bintou est dans une mauvaise position. Elle est sur le fil et peut basculer à chaque instant.

Elian leva un sourcil interrogateur.

- Pour le moment, les kwanzas s’opposent au peuple, les empêchant de tuer tel animal, seul survivant d’une espèce sauvegardée seulement par magie, ou de couper tel arbre, ou de s’installer dans telle plaine fleurie.

- D’ailleurs, comment la magie est-elle gérée à M'Sumbiji ?

- La Mtawala siège au conseil aux côtés des anciens. Pour les affaires courantes, elle est écoutée mais chacun sait que sa voix n’a aucun poids. Concernant la magie, les anciens peuvent donner leur avis…

- Mais leur voix n’a aucun poids, termina Elian à sa place et l’eoshen acquiesça d’un léger mouvement de tête.

Il voulait donc reproduire à Adesis la manière de procéder de Bintou.

- Tu sembles proche de Bintou, fit remarquer Elian.

L’eoshen eut un sourire narquois.

- Bintou et moi nous connaissons depuis très longtemps. Ce que notre relation deviendra…

Il ne termina pas sa phrase, restant silencieux et lointain à la place.

- Tu l’aimes ? demanda Elian.

L’eoshen hocha gravement la tête.

- Bon courage, lança Elian en souriant.

L’eoshen soupira.

- Nous protéger des kwanzas, donc, continua Dolandar en recentrant le sujet.

- Protéger Adesis de tous les magiciens, ceux de M'Sumbiji mais pas seulement. Il y en a aussi à Falathon, Eoxit et en Trolie, des communautés secrètes vivant cachées.

- En quoi cela nous regarde-t-il ? gronda Dolandar.

- Ces sorciers, non formés, risquent à tout moment de mal utiliser la magie, amenant la nature à se défendre.

- Créant de nouvelles terres sombres ? s’étrangla Elian.

- La nature peut réagir de bien d’autres manières. Elle pourrait faire monter la mer, inondant tout le continent. Elle peut aussi recouvrir le sol de lave ou répandre une épidémie aussi brutale que mortelle.

- Tu veux dire que les terres sombres n’étaient qu’un gentil avertissement ? s’étouffa Elian.

- C’est ce que je crois, oui, confirma l’eoshen.

- Pourquoi devriez-vous rechercher seuls ces sorciers ? critiqua Dolandar.

- J’espère bien ne pas le faire seul. Cela fera partie des négociations à venir entre Bintou et moi.

Elian hocha la tête. Cela avait du sens.

- Que comptez-vous faire des sorciers ? interrogea la reine.

- C’est une excellente question, souffla l’eoshen. Les tuer ou les former, telle est la question. J’avoue ne pas encore être déterminé sur ce point.

- Tu souhaites que cette décision soit la tienne, comprit Elian.

- Votre avis m’intéresse, indiqua-t-il et Elian sourit.

Son opinion qui ne ferait pas force de loi. Quoi qu’elle dise, il comptait bien décider au final.

- Tu nous protèges des kwanzas et tu veux aller t’occuper des sorciers, résuma Dolandar.

- Les sorciers aussi peuvent être dangereux, répliqua l’eoshen. Mieux vaut être protégés contre.

- Pardonne-moi si ma remarque est agressive mais je n’ai aucune idée de ce qu’un eoshen peut faire, ou un sorcier, ou un kwanza d’ailleurs. C’est… vague, admit Elian.

- Tu veux une démonstration ? proposa l’eoshen et Elian frémit. Pas contre toi, rassure-toi. Même si je le voulais, je ne peux pas. Tu es une excellente magicienne. Je ne m’y frotterai pas.

- Je ne suis pas une magicienne ! le contra Elian en grimaçant.

- Tous les elfes des bois ont un don pour la magie, cela me dépasse. Je serais très intéressé de savoir comment vous faites pour arriver à tel niveau !

- Il n’y a pas de magicien chez les elfes des bois, insista Elian.

L’eoshen sourit.

- Permets-moi une comparaison un peu simpliste. Imagine deux pays voisins. Dans l’un, tout le monde naît aveugle. Dans l’autre, tout le monde naît voyant. Du point de vue des uns, les autres sont des mages. Du point de vue des autres, c’est tout à fait normal. Ce qui paraît surnaturel aux uns ne l’est pas forcément aux autres. Vous êtes capables de communiquer avec les plantes et les animaux. Vous êtes capables de vivre des générations. Vous pouvez vous passer de manger, de boire, de dormir.

- C’est juste comme ça, indiqua Elian. C’est la façon d’être des elfes.

- Vous l’enseignez à vos petits. Il y a peut-être de l’inné mais c’est en grande partie de l’acquis.

- J’ai été élevée chez des humains et je pouvais me passer de dormir, de boire et de manger.

- Tu as reçu une éducation elfique quand tu étais petite même si tu ne t’en es pas rendue compte, la contra Dolandar.

Elian l’admit volontiers.

- Donc, tes pouvoirs sont sans effet sur moi ou sur un quelconque elfe des bois ? comprit Elian.

- Je n’essayerai pas d’appliquer mes pouvoirs directement sur toi. En revanche, je peux utiliser mon don pour entendre à longue distance et donc, t’écouter à ton insu.

Elian fit signe qu’elle comprenait. L’eoshen se tourna vers Kry’yl, se déplaça vers elle sous le regard de toute la communauté et lui demanda :

- Tu veux bien être le sujet de ma démonstration ? Je te promets qu’il n’y aura aucun contact physique ni aucune douleur.

Kry’yl se tourna vers Elian.

- Tu es libre d’accepter ou de refuser, précisa Elian.

- Soit, siffla Kry’yl.

L’eoshen s’inclina avant de reprendre sa place devant Elian, à quelques pas sous l’immense toit recouvrant la place centrale.

- Premier essai : sans mes pouvoirs, dit l’eoshen à Elian.

Il se tourna vers Kry’yl et lança :

- Tu veux bien venir t’agenouiller devant moi et m’offrir ta badine ?

Kry’yl gronda tandis que la foule hoquetait de surprise.

- Certainement pas ! s’exclama l’elfe noire choquée.

- Maintenant, avec mes pouvoirs, dit l’eoshen et Elian était certaine de ne pas apprécier.

- À genoux et offre-moi ta badine, ordonna l’eoshen d’une voix ferme mais douce, presque caressante.

Il n’y eut aucune hésitation, aucune colère, aucun tremblement, pas le moindre temps de latence. Il fut obéi immédiatement et cela parut naturel, volontaire. Rien ne laissa paraître que Kry’yl put être opposée à cet acte. Elle s’agenouilla avec grâce devant l’eoshen, décrocha sa badine et la lui tendit avec humilité. Elian grimaça tout en ne pouvant nier que la démonstration avait de la classe. Toute la foule était ahurie.

- Merci, Kry’yl, dit l’eoshen avant de se reculer d’un pas, sans prendre la badine offerte.

Kry’yl sembla comme sortir d’un rêve. Elle secoua un peu la tête, puis se rendant compte de sa situation, se releva, le regard brûlant de rage.

- C’est très impressionnant, lança Dolandar.

- Sois remerciée pour ta participation, Kry’yl, assura Elian et l’elfe noire retourna à sa place, dans la foule et ses compagnes lui prirent la main tandis que sa mâchoire tremblait de fureur.

- Les sorciers de Falathon, d’Eoxit et de Trolie peuvent-ils faire cela ? interrogea Dolandar.

- C’est possible, indiqua l’eoshen et tous frémirent.

- Mais tu ne peux pas me faire ça, à moi, rappela Elian. Le pourraient-ils ?

- Ta magie me dépasse, avoua l’eoshen. Cela ne signifie pas que quelqu’un d’autre ne pourra pas la contrer. Je ne prétends pas être une référence en la matière. Je suis incapable d’appréhender la façon dont vous maniez la magie . Les kwanzas l’utilisent d’une troisième manière. Il n’est pas impossible que les sorciers aient trouvé encore une autre approche qui vous rende vulnérables. J’espère pouvoir étudier cela de près et avec prudence. J’aimerais pouvoir obtenir de toi ce que j’ai arraché à Kry’yl, non pas pour l’acte en lui-même, mais pour la compréhension purement théorique qui me permettrait, si je l’acquerrais, de vous protéger encore plus efficacement.

Elian et Dolandar hochèrent la tête.

- Je peux vous proposer autre chose, continua l’eoshen. Je suis capable de discuter avec Bintou. Je veux dire, là tout de suite, maintenant, et ce alors qu’elle se trouve très, très loin d’ici. Je peux faire de même avec n’importe lequel de mes apprentis. Je sais que vous disposez d’un moyen de communication rapide mais il nécessite des relais, c’est exact ?

- En effet, confirma Elian.

- De ce fait, si tu envoies ton maître nilmocelva ou ton maître herboriste à M’Sumbiji, tu ne peux pas communiquer avec eux. De même, tes équipes de sauveteurs sont sourdes et muettes. Si un eoshen les accompagne, tu pourras rester en contact permanent.

- C’est très intéressant, admit Elian.

- Je peux également soigner des blessures graves comme ressouder une main coupée mais sur ce point, j’ignore si le wiha a les mêmes capacités ou pas.

- Je ne crois pas qu’un tel accident se soit produit, lança Elian en regardant autour d’elle pour ne recevoir que des négations. De ce fait, je ne sais pas.

L’eoshen hocha la tête.

- Tu peux apporter autre chose, continua Elian sans laisser l’eoshen poursuivre.

Il plissa les yeux. Il réfléchissait intensément tandis qu’il était clair qu’Elian allait lui demander quelque chose.

- J’en ai assez de devoir écrire en ruyem. Il paraît que tu sais lire et écrire l’amhric.

L’eoshen cligna plusieurs fois des yeux, clairement totalement pris de court par la requête. Il soupira.

- Cela te pose un problème de nous l’enseigner ? demanda Elian.

- Non, assura-t-il. C’est juste que d’habitude, je me contente de déverser le savoir directement dans l’esprit du receveur. Avec toi, ça ne sera pas possible. Je vais devoir faire ça à l’ancienne.

Elian ricana tandis que l’eoshen soupirait de plus belle.

- Nous pouvons également aider dans le soin aux terres sombres, indiqua l’eoshen.

- La magie a crée cette monstruosité, tu es certain… commença Elian mais l’eoshen lui coupa la parole.

- La magie mal utilisée. Mes eoshen et moi connaissons les limites. C’est la raison principale pour laquelle il est essentiel que notre caste reste libre. Un eoshen doit pouvoir refuser de réaliser un acte magique sans se justifier. Il peut ne pas en être capable, ne plus disposer d’assez de shen ou ne surtout pas devoir le faire parce que les lois le lui interdisent. Si les eoshen sont tenus d’obéir, alors c’est la catastrophe assurée. Ainsi, nous pouvons aider à l’épandage du wiha.

- Comment ? interrogea Dolandar, suspicieux.

L’eoshen ferma les yeux et quelques instants plus tard, une nappe de brouillard apparut, portée par un vent invisible. Elle se stabilisa au-dessus de Dolandar et soudain, il plut sur le protecteur. Il avala précautionneusement une goutte d’eau pour annoncer :

- C’est du wiha.

La foule siffla d’admiration.

- Cela ne pourra pas être fait partout, précisa l’eoshen. À certains endroits, à certains moments, sous certaines conditions, nous refuserons de faire pleuvoir.

- Et tu ne précises pas parce que c’est compliqué à expliquer et que ça fait partie du long apprentissage reçu par les apprentis eoshen, supposa Elian.

L’eoshen acquiesça.

- Nous servions de juge à L’Jor. Cependant, si j’ai bien compris, la méthode elfique en vogue à Adesis a rendu inutile ce genre d’actions.

Elian ricana. Les elfes noirs s’y mettaient de plus en plus, au plus grand bonheur de toute la communauté. La foule rit.

- J’aimerais m’entretenir seule à seule avec Dolandar, annonça Elian. Nous allons nous isoler dans cette hutte.

Ce disant, elle désigna une petite maison voisine.

- Même si tes pouvoirs te le permettent… commença Elian.

- Je n’écouterai pas, promit l’eoshen.

Elian hocha la tête, satisfaite, avant de s’éloigner, Dolandar sur les talons.

- Ses demandes sont justes et entendables, commença Dolandar. Il argumente bien. Ses propos sont censés et cohérents. Il semble sincère.

- Si nous acceptons, l’ambiance sera électrique entre nous. Je ne peux pas le voir en peinture.

Dolandar ricana.

- Moi non plus, admit-il. Cependant, tu sembles mieux accepter son impolitesse. Tu n’as même pas relevé quand il t’a coupé la parole.

Elian grimaça. Elle n’avait pas apprécié mais ne lui en avait pas voulu non plus. Elle devait l’admettre : au fond, elle l’avait déjà accepté à ses côtés.

- Ses pouvoirs sont terrifiants, murmura Dolandar.

- Je préfère autant l’avoir avec moi que contre moi, confirma Elian et Dolandar acquiesça. Tu y crois, toi, à cette histoire que nous serions des magiciens ?

- Je suis d’accord avec lui, avoua Dolandar. C’est tellement naturel à nos yeux que nous ne le voyons même plus mais quand Theorlingas « chante » pour exciter Kry’yl et l’amener à s’offrir…

- Il ne fait que la détendre, le défendit Elian. J’adore quand il me le fait !

- La différence est que tu sais qu’il le fait, rappela Dolandar. De ce fait, tu peux choisir de l’écouter ou non. Ce n’est pas le cas de Kry’yl.

Elian ne pouvait nier que son père avait raison.

- C’est de la magie, continua Dolandar. Une forme différente car je ne crois pas un seul d’entre nous capable de faire pleuvoir du wiha, mais communiquer avec les animaux et les plantes reste surnaturel.

Elian bouda. Elle n’appréciait devoir admettre que l’eoshen avait raison.

- Au fait, tu as hoché subrepticement la tête quand il a annoncé penser que la nature d’eoshen des partenaires sexuels des femmes n’était pas à l’origine du regain de fécondité, comme si tu partageais son avis. As-tu enfin trouvé la raison ?

- Je pense le savoir sauf que mes hypothèses ont peut-être une exception.

- Peut-être ?

- Je n’en suis pas certaine. Ceci dit, tu peux peut-être me soulager de cette incertitude.

- Ah bon ? s’étonna Dolandar.

- Ariane aurait-elle, par hasard, évoqué, même de loin et sans rentrer dans les détails, la conception de Beïlan ?

Dolandar fronça les sourcils. Il était le confident de la précédente reine. Il détestait qu’on vienne le voir à ce sujet. Il comptait bien respecter son serment de confidentialité, même après la mort d’Ariane.

- Khala a-t-il réussi à assurer ? Je veux dire… C’était un Tewagi… de L’Jor qui plus est. Il était donc puceau et pas du tout informé. La première fois avec Saelim n’a pas été merveilleuse. Non pas que ça ait été désagréable, non, mais pas fantastique non plus.

- Khala a assuré, annonça Dolandar. Ariane s’en souvenait avec énormément de plaisir. Elle s’en voulait tellement… de s’être offerte à lui alors qu’elle se refusait à son peuple. L’exotisme dans ce cadre si différent…

- Cadre différent ? répéta Elian, surprise.

- Ils se sont rencontrés à Tur-Anion.

- Quoi ? s’étrangla Elian. Mais… Comment…

Narhem, comprit Elian. Elle savait qu’il était à l’origine de la chose mais ne le pensait pas impliqué à ce point.

- Narhem lui a donné des leçons, supposa Elian. Cela confirme mon hypothèse.

- Comment ça ? interrogea Dolandar.

- Si j’ai correctement recoupé toutes les informations, deux conditions doivent être remplies pour qu’une femme elfe tombe enceinte. En réalité, c’est plutôt simple.

Dolandar fronça les sourcils. Il détestait cette manière qu’Elian avait de tout savoir et d’avoir toujours raison.

- Premièrement, elle doit avoir du plaisir lors de l’acte intime. Cela explique pourquoi les elfes prisonnières à Eoxit n’enfantent pas aux mains de leurs propriétaires.

- Parce qu’ils ne cherchent pas à les satisfaire. Ils les utilisent et c’est tout.

Elian confirma.

- Et la deuxième condition : il doit y avoir peu d’elfes autour d’elles, comme si elles s’adaptaient à la surface disponible. Irin étant trop petite, la fécondité a diminué. Aux palais de coton à L’Jor, les femmes étaient recluses dans un petit lieu plein de monde.

- La disparition des reproducteurs les a isolées, faisant remonter la fécondité.

- Et je pense que c’est la même chose pour le sexe des enfants, indiqua Elian. Les femmes mettent au monde peu de filles parce qu’elles sont entourées de femmes. Pour compenser, il faut faire naître des hommes.

- Il suffit que les femmes cessent de vivre entres elles pour que l’égalité à la naissance revienne ? s’étrangla Dolandar.

- Je le crois, oui. Faire sortir les elfes noires des palais de coton va être compliqué et amener les femmes elfes des bois à s’éloigner les unes des autres ne sera pas plus facile.

Dolandar acquiesça.

- On va y aller en douceur, précisa Elian. Chaque chose en son temps. Pour le moment, l’eoshen, là dehors. Nous acceptons sa demande ? Il gouverne avec nous ?

- Nous acceptons, confirma Dolandar.

- Sortons annoncer notre décision, proposa Elian et Dolandar accepta d’un geste.

Les deux suzerains d’Adesis retrouvèrent leur place devant l’eoshen sur la place centrale couverte de Dalak. Elian fixa l’eoshen dans les yeux, avant de simplement l’inviter, d’un geste, à venir se placer à sa droite. La foule retint son souffle tandis que l’eoshen prenait officiellement son titre.

- Par contre, ça ne va pas être possible, précisa Elian dès qu’il fut près d’elle.

- Quoi donc ? demanda-t-il.

- D’avoir quelqu’un d’aussi mal habillé et mal armé à mes côtés. Tu vas mettre des vêtements elfiques – taillés et colorés selon tes préférences – et des armes neuves réalisées par Youhard. Cela n’est pas discutable.

- Oui, Majesté, répondit-il en souriant. Je vais aller voir Youhard. Ça tombe bien, j’ai une demande à lui formuler.

- Ah ? Une arme ?

- Non. Un cadeau pour une amie… dont j’espère bien profiter, ceci dit.

Elian sourit. Le cadeau était pour Bintou, cela lui sembla évident. Elle fut soudain curieuse de savoir ce dont il s’agissait. Elle ne le demanda cependant pas, laissant son jardin intime à son nouveau compagnon.

La foule s’éclaircit, chacun vaquant à ses occupations, discutant abondamment avec ses voisins. Elian observa les passants : hommes, femmes, enfants, blonds, noirs, jeunes, vieux, vêtus de vert, de rouge ou de noir. De manière surprenante, la sauce prenait. Adesis se construisait pierre après pierre sur des fondations qu’Elian estima solides.

- Tu crois qu’il y en a d’autres ? demanda Elian à Dolandar tandis que l’eoshen se dirigeait droit sur Youhard.

- Quoi donc ?

- Des elfes perdus. Je ne parle pas des esclaves des eoxans, nous irons les sauver. Je veux dire… entre la réserve elfique, les experts elfes noirs et les eoshen, nous avons fait le tour ou bien il y en a ailleurs ?

- L’avenir le dira, répondit Dolandar en souriant.

Elian se sentit apaisée, calme, confiante. Les elfes renaissaient de leurs cendres.

Ils représentaient un peuple, avec une terre, un gouvernement, un lien, une communauté, des règles communes, une souveraineté.

Les pays voisins recevraient bientôt leur visite. Les elfes seraient entendus avec respect et considération. Des accords commerciaux naîtraient, peut-être même un jour, de libre circulation.

À la tête d’une armée forte aux compétences multiples, les elfes pourraient se défendre, faire valoir leurs droits et faire entendre leur voix.

Les terres sombres diminueraient, agrandissant Adesis, offrant aux elfes des bois le territoire idéal pour ces êtres fondamentalement libres et nomades.

Elian sourit. Elle pouvait souffler et voir l’avenir sereinement.

Reine, elle l’était enfin pleinement.

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