- J’ai continué à gérer ma zone et tout se passait très bien. La vie était douce. J’avais très peu de problèmes à régler. Quasiment jamais de crimes ou de disputes. Mon nombre d’interventions frisait le néant, racontait le shale.
- L’air marin calme les gens ? proposa Bintou.
- Alors que je soignais un contremaître dans une mine, j’ai capté un échange entre le shale sur place et un de mes voisins. Je ne cherchais pas spécialement à le faire. J’étais juste très en phase avec le shen, ouvert et j’entendais tout. Et puis, il a mal choisi son emplacement. J’étais pile sur la ligne.
Bintou connaissait bien le principe. Un lien privé pouvait être attrapé pour peu qu’on se trouve au bon endroit, d’où l’importance de toujours prêter attention aux échanges ainsi réalisés.
- Le shale de la zone voisine de la mienne se plaignait de ma droiture.
- Comment pouvait-il t’en vouloir d’être honnête ?
- Comme je me montrais intraitable et intransigeant, ce qui, je l’ai appris à ce moment-là, n’était pas le cas de mes collègues, les criminels ou les elfes noirs un peu sanguins quittaient ma zone tandis que les honnêtes gens, lassés de ne pas être défendus, venaient vers la mienne.
- Rendant ta zone toujours plus calme et la leur animée, comprit Bintou.
- J’étais horrifié d’apprendre que des honnêtes gens appelaient à l’aide en vain. Tous ne connaissaient pas mon existence. De ce fait, les elfes noirs de l’ouest de L’Jor avaient une bien piètre considération des eoshen.
- À raison, maugréa Bintou.
- Par la suite, régulièrement et puisque je m’ennuyais, j’étendais mon écoute à l’extérieur de ma zone pour intervenir dans celle de mes voisins afin d’y soutenir les demandeurs.
- Ça n’a pas dû leur plaire, grimaça Bintou qui imaginait sans peine la réaction des shale.
-Ils n’ont rien dit, indiqua-t-il. Ils m’ont laissé faire tout en cessant de me parler.
- Tu t’es retrouvé encore plus seul qu’avant, comprit-elle.
Il hocha la tête.
- C’est comme ça qu’un jour, j’ai entendu des grondements répétés : des passants entendaient chaque jour depuis… un bon moment… du ruyem être prononcé en pleine rue. Cela les insupportait carrément. Ils n’appelaient même plus l’eoshen. Ils se contentaient d’en discuter dans les tavernes et sur le sable autour des combats de larves, grondant, pestant, criant. Certains troubadours chantonnaient même des mélodies se moquant de l’inaction des eoshen.
Bintou fronça les sourcils.
- En temps que Tewagi, je ne l’aurais pas supporté. J’aurais défendu les miens. Mais là, honnêtement, je n’en avais plus rien à faire de la dignité des eoshen. Ils récoltaient ce qu’ils semaient. Je voulais juste bien faire mon travail. Ma conscience personnelle avait pris le dessus. Voir ces gens aller jusqu’à éviter la route principale du village juste pour ne pas entendre ces sons désagréables m’insupportait. C’était mon travail que de rendre justice et il y avait négligence. L’endroit n’était pas dans une zone voisine de la mienne mais au-delà. Le shale en charge n’a pas du tout apprécié. Il a essayé de me faire changer d’avis. J’ai dû m’opposer fermement, insister et tenir ma position pour qu’il lâche enfin en crachant un « Perds ton temps si tu veux. Des esclaves, il y en a trop pour tous les contrôler de toute façon ». J’étais bien d’accord. Il aurait été bien mieux pour tout le monde qu’il n’y en ait plus du tout mais les souverains refusaient d’y mettre un terme. Peut-être que si les shale m’avaient soutenu, il en aurait été autrement.
Bintou se renfrogna. Il avait vraiment été seul contre tous. Sa vie était pourrie.
- Je suis allé à l’endroit du mécontentement. J’ai trouvé le marchand incompétent. Il m’a soutenu que l’esclave ne lui appartenait pas, qu’il ne l’avait pas acheté, qu’il n’en voulait pas, que le ramasseur s’était barré sans reprendre son bien et que par conséquent, il n’était pas responsable de son éducation. Je lui ai répliqué que s’il vivait sous son toit, il devait être garant de la bonne application des lois le concernant. Il m’a craché au visage qu’un autre eoshen était passé plusieurs fois devant sa boutique sans rien trouver à redire. Comment lutter contre une telle réplique ?
Bintou ricana. Difficile de se faire respecter dans de telles conditions.
- J’ai insisté, ne lâchant rien. « Cet esclave est à toi. La responsabilité t’incombe ». Putain, je ne m’attendais pas à sa réplique.
- Je te la donne. T’as qu’à l’éduquer toi-même, supposa Bintou et il hocha la tête. Et c’est ce que tu as fait.
- Je possédais quelque chose. C’était interdit, rappela-t-il.
- Dépersonnalisé, tu ne l’as jamais été. Tu étais le seul eoshen à être entré adulte au foyer et à en être ressorti trois ans après totalement formé, le seul à pouvoir soigner une blessure au métal noir, le seul à savoir utiliser une lame. Un peu plus ou un peu moins…
- Un peu plus, et ils seraient intervenus, la contra-t-il. Ils ont grincé des dents. Me voir t’apprendre l’amhric mais surtout, tenter de te vendre – ou de te donner – à tout le monde les rassurait… pas le fait que ta présence me ralentissait.
- Je t’ai empêché de remplir correctement ta mission ? s’étrangla Bintou.
- Non, la rassura-t-il. J’ai juste choisi de ne plus me rendre dans la zone commune.
- Zone commune ?
- Toutes les zones ont des parties communes, où les deux eoshen peuvent intervenir. Cela permet qu’une extrémité ne soit pas délaissée quand on est à l’autre. Mes voisins ont dû se charger de toute la zone frontalière parce que j’ai préféré te ménager. Tu aurais sûrement pu suivre le rythme, mais cela aurait considérablement augmenté ton temps d’apprentissage et je voulais me débarrasser de toi au plus vite.
Bintou grimaça.
- Ils me demandaient tous les jours quand je cesserai enfin de posséder, bravant ainsi l’interdit. Ils ne me contactaient que pour gronder, m’indiquer leur désaccord.
Bintou le découvrait. Il avait subi la vindicte populaire tandis qu’elle vivait des moments merveilleux en sa compagnie.
- Le pire est arrivé. La probabilité que cela se produise au moment où tu te trouvais avec moi était mince et pourtant… un contremaître s’est blessé. J’ai dû le rejoindre. Tu m’as ralenti, cela, je ne peux pas le nier. Sans toi, je serais arrivé la veille, peut-être même plus tôt. En même temps, tu étais mon excellente raison de ne pas me presser.
Bintou avait servi de bouc émissaire à son renâclement à lui.
- Je n’aimais déjà pas l’esclavage avant, mais ce que tu as fait ce jour-là a tout changé. Tu ne me devais rien. Tu aurais pu choisir de me laisser mourir en essayant de le soigner et ça se serait produit sans ton intervention. Tu ne t’es pas contentée de m’apporter du soutien physique sous forme de nourriture et d’eau, tu t’es dressée contre le shale présent dans la pièce. Tu t’es opposée à lui, en restant courtoise parce que le respect s’imposait mais ton mépris était transparent. J’étais seul contre tous depuis tellement longtemps. J’avais oublié ce que ça faisait que d’avoir un allié. Ça m’a redonné confiance en moi.
Bintou en eut les larmes aux yeux. Elle s’était contentée d’être empathique. Il l’avait aidée, elle lui rendait la pareille. Elle n’imaginait pas être à l’origine d’un tel tsunami dans l’esprit de son maître.
- Ma projection en a clairement été de meilleure qualité. Tu as sauvé sa vie et la mienne doublement.
Bintou en tremblait.
- Une fois la guérison effective, nous sommes partis et le shale n’a pas hésité une seule seconde à me faire des reproches en face, et ce alors même que je venais de réaliser le miracle dont il était incapable. Il proposait de te tuer. Mon seul allié depuis des générations ? Inimaginable ! Hors de question ! Tu entravais mes mouvements ? Soit. Je trouvais une autre solution, la seule à disposition en fait, afin de te garder près de moi. Pardonne-moi, Bintou. J’ai été tellement égoïste. Je n’ai pensé qu’à moi, à ne pas laisser s’en aller ce peu d’âme qui m’était enfin rendu, ce peu d’affection, de regard, d’attention. Je n’avais absolument pas saisi à ce moment-là la nature de tes sentiments envers moi.
- Tu étais dans mon esprit tout le temps pourtant, le contra-t-elle.
- L’amour est un sentiment quasiment inconnu à L’Jor. Je l’ai découvert en devenant eoshen en apprenant que parfois, l’un des soutiens et une femme dans les palais de coton demandaient l’exclusivité et l’obtenaient. Cela restait marginal et surtout, je n’y avais jamais été confronté. De ce fait, je ne pouvais pas le reconnaître.
Bintou hocha la tête et trembla, comprenant que Bassma avait raison : ses sentiments n’étaient pas partagés. Elle en eut envie de pleurer mais parvint à se retenir.
- Je suis rentré dans ma zone, j’ai repris mes marques, j’ai réglé deux ou trois problèmes, soigné quelques malades. Il s’était passé… une lune, peut-être plus mais pas deux, c’est certain, quand j’ai décidé de vérifier que tout allait bien pour toi. J’ai écouté tes pensées…
Il grimaça. Bintou n’en comprit pas bien la raison.
- Je suis tombé au mauvais moment, admit-il. En fait, il n’y avait probablement pas pire moment.
- Ah bon ? s’étonna Bintou qui ne voyait pas bien à quoi il faisait référence.
Il fallait dire que les évènements remontaient à sacrément longtemps.
- Je me suis pris de plein fouet une douleur dans l’entrejambe, par surprise en plus ! J’en ai hurlé tout seul dans ma clairière.
Bintou grimaça. Il avait dû arriver en pleine leçon avec l’eoshen sadique qui lui avait appris à cesser de se répandre.
- Cette douleur, je l’aurais reconnue entre mille… et cette voix… J’ai immédiatement coupé tout lien avec toi, ne parvenant pas à calmer ma respiration haletante et mon cœur battant la chamade. J’ignorais même qu’il se trouvait au foyer, même s’il était évident qu’après une erreur pareille, il a été viré des palais de coton.
Bintou comprit enfin de qui il parlait : l’eoshen l’ayant torturé dans sa jeunesse. Elle comprit soudain la raison pour laquelle il était relégué en haut d’une tour loin des autres, à devoir fermer l’esprit des apprentis, tâche ingrate obligeant à subir leurs pensées brouillonnes et brutales.
- Tu ne l’y avais jamais croisé ? s’étonna Bintou.
- Dans les trois petites années passées là-bas, non, admit-il. Peut-être n’y était-il pas. Je ne sais pas quand il était revenu exactement.
Bintou revit ses leçons sous un autre angle. Cet eoshen était un putain de sadique, un connard de premier ordre. Elle comprit qu’elle avait eu de la chance. Il avait été plutôt sympa avec elle.
- De ce fait, je n’ai pas osé reprendre contact avec ton esprit pendant un très long moment. Je veux dire, habituellement, cela prend au moins un an, peut-être deux pour cesser de se répandre. Je ne pouvais pas savoir que tu allais en fait réussir quelques instants plus tard. En tout cas, je comprendrais que tu m’en veuilles.
- Que je t’en veuilles ? De quoi ? s’étonna Bintou.
- Je savais très bien de quoi il était capable et je t’ai laissée entre ses mains. Au lieu de te protéger, j’ai fui, comme un lâche, pour aller pleurer au fond d’un trou. Rétrospectivement, c’était ahurissant ! En face à face, il ne faisait pas le poids face à moi. Et pourtant, j’ai mis des jours à m’en remettre…
- Ça devait se produire souvent, non ? Qu’un apprenti se retrouve face à son bourreau ?
- Pas tellement, non, précisa-t-il. Déjà, les enfants réagissaient vite au shen. Or, les premiers jours, l’eoshen se contente de faire voler des trucs ou d’allumer des bougies, de faire un joli spectacle de magie en somme. De ce fait, les apprentis eoshen ont plutôt un bon souvenir de ce moment. Si jamais le gamin est un peu long à la détente, peu importe puisque l’eoshen restera aux palais de coton pour ne jamais revenir au foyer.
- Les rencontres entre bourreau et victime sont exceptionnelles, comprit Bintou et il confirma d’un geste.
- Quand j’ai repris contact avec toi, tu étais… à Ketema, dans l’arrière boutique de Yarhi, à distiller sur l’alambic. J’étais vert de rage.
Bintou se l’imaginait sans peine. Elle se mordit la lèvre inférieure de gêne.
- Contre toi, d’abord, parce que tu avais beau te répéter que l’idée y était, non, elle n’y était pas. Je t’avais dit de rester au foyer, pas d’aller te promener au village.
Bintou baissa les yeux telle une enfant grondée.
- Mais surtout et cette rage-là a occulté l’autre, contre les eoshen sédentaires qui te laissaient sortir. Je n’en revenais pas. C’était tellement inconcevable ! Leur propre fichue loi les oblige à rester au foyer enfermés toute leur vie et parce qu’ils en ont marre de voir ta gueule, ils te permettent de bafouer une de leurs règles les plus fondamentales ? Je n’en revenais pas. J’avais prévu de revenir et de remettre les choses au clair. Un shale croisé en chemin m’en a dissuadé. Il m’a fait comprendre que ma venue ne changerait rien. Ils diraient « oui, oui » devant moi et reprendraient comme avant après mon départ. Je lui ai fait remarquer que seul contre tous, j’avais effectivement peu de chance mais que si on s’y mettait à plusieurs…
- Il a refusé de te suivre.
- Il s’en foutait encore plus que les eoshen sédentaires, confirma-t-il. À croire que ces lois ne servaient à rien ! Apparemment, j’avais été retiré de ma vie de Tewagi pour que dalle. Tu sais, d’une certaine manière, ça m’a rassuré le jour où j’ai appris que tu étais responsable de la disparition d’une bonne partie du monde connu. Savoir que ma souffrance n’avait pas été vaine m’a aidé.
Bintou ricana. Conséquence non prévue d’une destruction massive.
- J’ai refusé de l’écouter, indiqua-t-il. Je ne pouvais pas accepter un tel déshonneur. J’ai juste accepté de passer un peu de temps avec mon collègue, temps dont j’ai profité pour écouter tes pensées, te suivre plus précisément et je n’ai pu que reconnaître l’évidence : tu étais heureuse à Ketema. Au foyer, tu souffrais atrocement, assez pour te blesser physiquement toi-même.
Bintou se crispa aux mentions de ces moments d’intense souffrance.
- À Ketema, tu rayonnais, tu souriais et puis, tu n’utilisais pas le shen alors… je me suis dit… pourquoi pas, après tout. Je suis retourné dans ma zone, refusant d’écouter mes tripes qui me hurlaient de m’interposer, de tenir bon, de te faire retourner au foyer, de les forcer à t’y retenir, quitte à ce que tu en souffres. Je ne pouvais pas. Tu n’avais pas demandé à être là. Être responsable de la souffrance d’une innocente me révulsait. La lutte interne a été violente.
Bintou comprenait le terrible dilemme que le shale avait vécu.
- Et puis, un jour, un shale m’a interpelé, moi, personnellement. Ça ne se produisait… jamais en fait.
- Que voulait-il ?
- Les herboristes du foyer n’avaient pas su lui répondre et comme j’étais expert en ce domaine, il voulait mon avis. Il est allé jusqu’à me rejoindre dans ma zone, chose extraordinaire. Il m’a donné un produit, me demandant son effet exact. Franchement, j’étais étonné que les herboristes du foyer n’aient pas su lui répondre. C’était un somnifère.
- Mon somnifère ? s’étrangla Bintou. Quel était son problème avec mon produit ?
- Son problème était qu’il s’était senti immensément bien après avoir respiré ton produit et qu’il avait très envie que ça recommence. Donc, il était allé trouver son copain de la zone voisine pour retenter l’expérience. En vain. Au réveil, pas de sensation de bien-être.
Bintou ricana. Le bien-être venait de ce qu’elle avait profité de son sommeil pour défaire un nœud et non du sommeil en lui-même.
- Il cherchait à comprendre, continua-t-il. Mon expertise lui a fait saisir, sans l’ombre d’un doute, que le produit n’y était pour rien. Ne restait qu’une seule cause possible : toi, qui était restée près de lui alors qu’il dormait, impuissant, proie facile. Je t’ai défendue, disant que c’était impossible, que tu n’aurais jamais osé, que tu ne pouvais pas…
Bintou se mordit la lèvre inférieure. Il avait mis son honneur en jeu pour elle.
- Quand il s’est avéré que tu étais bien responsable et qu’il m’a demandé l’autorisation de te punir…
- Tu as accepté, gémit Bintou.
- J’étais tellement déçu… de toi… mais de moi aussi. Étrangement, soudainement, tu venais de passer de « On s’en fout qu’elle aille au village » à « Putain, c’est une menace, il faut l’enfermer ».
Bintou ouvrit de grands yeux ahuris.
- Tu venais de t’en prendre à un shale ! s’exclama-t-il.
- Pour lui faire du bien ! se défendit-elle.
- Tu as osé toucher à un shale, insista-t-il. Tu as eu un effet sur lui, positif certes, mais qui sait ce dont tu étais capable ? Il fallait investiguer.
- D’où mon retour forcé au foyer et les interrogatoires, comprit Bintou.
- Nous étions terrorisés et je m’inclus dans le lot. Ce que tu faisais, aucun de nous n’en avait jamais entendu parler. Nous étions incapable de l’appréhender et tes premières explications nous ont tendus encore davantage : assemblage, fil, nœud, ancrage ? Nous n’avions pas la moindre idée de ce dont tu parlais. Pour des experts en shen, c’était déconcertant.
- Je le conçois aisément.
- Tu imagines bien qu’à partir de ce moment-là, je ne te quittais plus des yeux. J’ai fouillé ton esprit intensément et totalement. Ce que j’ai découvert m’a beaucoup déplu. D’abord, tu avais utilisé le shen à Ketema, pour déplacer l’alambic de Yarhi, mais aussi pour réveiller mon collègue shale ce qui, apparemment, n’avait choqué personne… à part moi.
Bintou se mordit la lèvre inférieure.
- Mais bon, personne ne t’ayant interdit de le faire, à la limite… Tu avais juste mon interdiction de te rendre au village mais je n’allais pas te punir vu que j’avais moi-même décidé de laisser tomber. En revanche, que tu comptes dans ta langue natale à voix haute ? Ça m’est resté en travers de la gorge.
Bintou sourit à ce souvenir.
- J’ai fait promettre au shale sur place de te punir dès que les interrogatoires seraient terminés. Il a accepté et en attendant, un appel à volontaire a été passé au foyer… un seul s’est proposé… et il a fallu que ce soit lui.
Bintou grimaça. Son tourmenteur le professeur sadique avait été le premier de ses clients à obtenir un massage.
- Et puis voilà qu’en un claquement de doigts, tu parviens à le faire entrer en méditation profonde. Tu leur as mis une violente gifle sans le savoir ce jour-là. Il y eut des phrases du genre « Tel maître, telle esclave » et ça n’était pas une bonne nouvelle pour toi. Tu commençais sérieusement à les agacer, presque autant que moi.
Bintou fit la moue. Ça n’était pas bon, en effet.
- Le shale devant reprendre la route après que tu aies amélioré son assemblage, il a essayé de tenir sa promesse…
Bintou bouda au souvenir de ce moment.
- Et tu as osé refuser la punition, me demandant de venir te la donner moi-même. Honnêtement, Bintou, je n’avais toujours pas compris et j’en suis tellement désolé. Je pensais sincèrement que tu te montrais insolente et pas que tu recherchais simplement ma présence.
Bintou cligna plusieurs fois des yeux.
- Tu préférais être punie de mes mains, soit. J’ai commencé le long voyage, empli d’une colère que chaque pas faisait grandir. C’est tout en courant que je t’ai vue montrer son moi intérieur à cet apprenti dont j’apprenais seulement l’existence. En lui, j’ai immédiatement vu un espoir shale.
- Sylenn, murmura Bintou.
- J’ai contacté mes collègues shale et ils m’ont confirmé connaître Sylenn, avoir réalisé la même estimation que moi et suivre de loin son évolution, ne s’impliquant pas trop, sentant la défaite imminente. Je n’en revenais pas de leur inaction. Au lieu d’aller l’aider, lui offrir leur soutien, tout tenter pour lui montrer le chemin, ils restaient plantés là à attendre qu’il meure.
Il en était encore en colère malgré les années.
- Ce dont ils ont été incapables, tu l’as fait. Cela t’a presque coûté la vie, continua-t-il. J’ai augmenté ma vitesse de course, puisant au plus profond pour parcourir le peu de distance qui me restait. Je n’ai jamais traversé L’Jor aussi vite.
Un sourire rapide parcourut les lèvres de Bintou.
- Je t’ai entendue accepter d’aider son frère et en lui, j’ai immédiatement vu un échec. Il n’irait jamais loin, ne s’élèverait jamais. Son frère était un géant et lui une fourmi. Tu t’apprêtais à mourir pour lui. Il n’en était pas question. J’ai demandé aux eoshen sédentaires de venir t’aider. Ils ont tous refusé, trop heureux d’avoir la chance de te voir mourir en direct.
Bintou frémit. Ces salopards la détestaient vraiment du fond de leur cœur.
- Tu as réussi à montrer son moi intérieur à Syphry.
- Et j’en suis morte, se souvint Bintou.
- Je suis arrivé juste à temps, rappela-t-il. Quand tu as ouvert les yeux pour les poser sur moi, je m’attendais à de la peur. Après tout, tu savais que je venais te punir. Au lieu de ça, j’ai eu droit à un immense sourire, à un bonheur intense, à un plaisir incommensurable. J’étais toujours dans tes pensées et cette fois, même avec des œillères, impossible de ne pas comprendre. Toute ma rage a disparu d’un coup pour se transformer en une formidable tristesse. Ils nous haïssaient déjà assez, l’un comme l’autre, pour ne pas en rajouter. Coucher avec toi n’était de fait pas interdit. Tu n’étais pas une elfe noire alors peu importait. Mais faire ça…
- Serait les blesser profondément, eux qui ne pouvaient que le vivre par l’esprit.
- Plus que l’acte physique, les sentiments les rendraient encore plus hargneux. Ils me mépriseraient davantage mais je m’en remettrais. Je craignais en fait bien plus ce qu’ils te feraient subir.
- C’est pour ça que tu m’as punie devant eux, comprit-elle soudain.
- Bien sûr, il fallait qu’ils le voient, qu’ils soient témoins de mon intransigeance, qu’ils constatent ma neutralité. Tes sentiments pour moi n’étaient rien tant qu’ils n’étaient pas partagés. Au contraire, ils te faisaient souffrir. De quoi les ravir pleinement ! Rassurés, ils t’ont foutu la paix, se satisfaisant de te voir souffrir de mes refus.
Bintou sentit un goût amer dans sa bouche. Ces salopards suivaient ses gestes et appréciaient sa douleur. Pire que tout. Ses déclarations confirmaient ses doutes : ses sentiments n’étaient pas partagés. Il ne l’aimait pas. Amour non réciproque. La déception fut terrible.
- Quand j’ai annoncé ma volonté de rester sur place, les shale ont gueulé mais bon, j’avais l’habitude alors, dit-il en haussant les épaules. Je tenais à guider Sylenn. Il devait se détacher de son frère. Je voulais m’en assurer, le garder dans le droit chemin, l’accompagner en douceur.
- Tu as réussi, fit-elle remarquer.
- En effet, répondit-il d’un ton triste que Bintou ne s’expliquait pas. Sylenn est devenu eoshen et pas son frère, qui n’a atteint ce rang que plusieurs validations plus tard, bien après mon départ.
Bintou hocha la tête. Syphry avait en effet fini par y arriver.
- Je suis resté pour former Sylenn. C’est la pure vérité. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de rester dans cette prison puante. En revanche, ce qui s’est passé pendant cette année, rien ne m’y avait préparé. Je crois que l’étincelle a jailli dans mon cœur pendant notre premier entraînement mais honnêtement, c’est diffus. Il y a tellement de bons souvenirs. Comment savoir lequel exactement a fait naître la flamme ?
Bintou sentit son ventre se serrer. Disait-il vraiment ce qu’elle comprenait ?
- Ce jour-là, dans la salle des guépards, j’ai pendant le temps de l’entraînement, cessé d’être ton maître. Tu n’étais plus mon esclave. J’ai même cessé d’être un eoshen. J’étais Tewagi et tu étais protectrice.
Elle sourit. Ce n’était pas faux.
- Je me suis senti bien, tout simplement, reconnu, écouté. J’ai retrouvé mon bonheur d’avant, avant toutes ces conneries, avant eux.
Bintou en eut les larmes aux yeux.
- Évidemment, je n’ai rien vu, rien compris. Ce n’était que le début et mon esprit s’y serait refusé de toute façon. Je n’étais pas prêt. J’ai juste apprécié les moments : les massages mais également quand tu as envoyé promener ce salopard en lui refusant le massage qu’il te demandait, l’obligeant à te donner des leçons en échange d’un dénouement.
Bintou rit en comprenant qu’il parlait du professeur sadique.
- La validation de ton pont de projection devant un maître de cérémonie atterré, continua-t-il. Un beau moment aussi. Ton cours d’archerie.
Bintou sentit la nostalgie dans son cœur et sut qu’il faisait écho à celui de son interlocuteur.
- Sylenn avait été validé. Ma raison pour rester au foyer disparaissait. Je suis reparti, inconscient des sentiments qui bouillaient en moi. Je ne les rejetais pas vraiment. Je ne me rendais même pas compte de leur présence.
Bintou cligna plusieurs fois des yeux. Elle crevait d’envie de lui sauter dessus, de l’embrasser, de le caresser, de l’enlacer, de lui hurler qu’elle l’aimait.
- Je suis reparti. Tu m’as supplié de t’emmener avec moi. Ils se sont délecter de ta souffrance devant mon refus, qui les a rassurés sur mes intentions. J’ai repris ma vie dans ma zone. Tu m’as contactée pour me demander de te partager les belles choses autour de moi, m’obligeant à ouvrir les yeux, à redécouvrir l’univers m’entourant. Cela te permettait de ne pas te faire de mal. Je me donnais cette excuse-là pour le faire, sans jamais accepter que mes sentiments guidaient mes pas vers les plus beaux endroits de L’Jor uniquement pour toi.
Bintou se retenait de plus en plus difficilement. Cette déclaration était violente à entendre. Elle incendiait son cœur.
- L’alerte a retenti. Le foyer était en danger. Un groupe d’esclaves humains venait de se rebeller, à Ketema. Tous les eoshen sédentaires avaient uni leurs forces pour fermer les lourdes portes du foyer avant d’appeler les shale à l’aide. Même à l’autre bout du pays, impossible d’y échapper. Mes pensées se sont immédiatement envolées… vers toi.
Il n’avait pas cherché à savoir comment les autres eoshen allaient. Seule elle avait compté.
- J’ai ressenti la lame tranchant la gorge, hoqueta-t-il, acier froid déchirant tout sur son passage.
Cette blessure, Bintou n’en avait eu que faire. Au contact avec son moi intérieur, elle s’était soignée aussi vite que la lame avançait.
- J’ai vu leur réaction, les armes levées et j’ai su, avec une certitude totale, que tu allais mourir. Je ne pouvais rien faire. J’étais impuissant. Rien ne te sauverait. Tu étais morte. Soudain, ce fut le néant. Je perdis le contact. Plus rien. Je venais de perdre l’accès au shen.
Bintou ricana. Le grand maître incapable de gérer ses émotions ? Il pouvait se moquer d’elle. Il ne valait guère mieux.
- Je ne comprenais pas ce qui se passait, admit-il. Je me refusais toujours à l’admettre. J’ai traversé L’Jor à pleine vitesse. En arrivant à Ketema, la situation était très mauvaise. Pour que tu comprennes : habituellement, les esclaves, conscients de leur mauvaise situation, restaient groupés, la force dans le nombre.
- C’est plutôt intelligent.
- En théorie, oui, mais face à des shale, le nombre importe peu. De ce fait, ramener les esclaves est d’habitude très facile vu qu’ils sont tous au même endroit. Là, c’était le chaos. Ils avaient fui dans toutes les directions.
- À cause de moi, comprit Bintou. La terreur de la magie leur a fait rompre toute formation.
- Exactement. Quand je suis arrivé, mes talents de Tewagi se sont avérés très efficaces. Mes collègues me désignaient un esclave et je le ramenais au camp. Cela a tout de même pris énormément de temps pour tous les rattraper. Quand ça a été fini, je n’avais toujours pas retrouvé mon accès au shen, si bien que c’est dans le regard de mon collègue shale que j’ai compris qu’il y avait un problème.
- Un problème ?
- Il avait blêmi. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Quand je lui ai demandé ce qui se passait, il m’a répondu « Ils ont exécuté Sylenn… pour haute trahison. »
- Quoi ? s’étrangla Bintou.
- Il t’a dit de t’enfuir. L’occasion était trop belle. Les sédentaires ont immédiatement saisi la perche tendue. Ils ont accusé Sylenn de trahison avant de le tuer.
Bintou s’en figea de stupeur. Sylenn était mort à cause d’elle ? Parce qu’il l’avait aidée ?
- Ces connards se permettaient de bafouer la loi tous les jours, rappela-t-il amer. J’ai crié au shale de faire quelque chose. Il m’a dit que c’était inutile. C’était fait et de toute façon, les sédentaires avaient tout pouvoir au foyer. Sylenn n’était pas encore shale. Il vivait au foyer, sous leur autorité.
- Ils ont tué un espoir shale… juste par jalousie ? siffla Bintou et il hocha la tête en retour.
- Je me suis éloigné, choqué. Je n’en revenais pas. Et soudain, je me suis demandé « À quoi bon ? ». Je n’avais plus accès au shen et alors ? Cela ne valait-il pas mieux ? J’étais bien plus heureux avant alors pourquoi le rechercher ?
Bintou sourit. Il avait surmonté cette pensée vu son pouvoir actuel.
- Je me suis plongé au fond de mes souvenirs pour n’y découvrir que la terrible vérité : le shen avait toujours été là. Il faisait partie de moi. Je ne serais jamais devenu expert Tewagi sans lui. Non, il fallait qu’il revienne. Il me manquait. Je me sentais nu, faible, fragile sans lui.
Bintou connaissait bien la sensation pour l’avoir régulièrement vécue. Elle perdait souvent l’accès au shen avant.
- Comment le retrouver ? Aller demander de l’aide était inimaginable. S’ils apprenaient que je ne pouvais plus contacter le shen, ils en profiteraient pour me tuer.
Quelle pitié qu’un membre d’une communauté n’ose pas appeler à l’aide par peur de se faire lyncher. Bintou en fut tellement triste pour lui.
- J’allais devoir trouver la solution tout seul, continua-t-il. J’ai remonté le fil de mes pensées pour retrouver le moment exact où il m’avait quitté, décortiquant méthodiquement chaque émotion et j’ai dû l’admettre : cette esclave humaine, dont je n’avais jamais voulue, mais qui avait illuminé ma vie : je l’aime.
Bintou se sentit frappée en plein cœur. Ses sentiments étaient réciproques mais il s’en était rendu compte trop tard. Elle était partie.
- À peine avais-je accepté cela que le shen revenait et je retrouvais L’Jor… inchangé. Incroyable ! Les shale géraient leurs zones. Les sédentaires vivaient leur routine, pas émus le moins du monde par le suicide de Syphry.
Bintou n’en revint pas. Le jumeau s’était donné la mort suite à l’exécution de son frère.
- J’avais une telle sensation de vide, de néant, d’inutilité. Je contemplais les rouages précis et bien huilés d’une horloge… au cadran sans aiguille.
- Aucun shale n’est parti à ma poursuite ? demanda Bintou.
- Tu ne méritais vraiment pas cette attention, cracha-t-il. Tu as sous-estimé leur désintérêt vis à vis de toi. Ils s’en foutaient… complètement. Un manipulateur du shen non formé se promenait en toute liberté et… ils étaient contents… d’en être débarrassés. Quand j’ai retrouvé mon accès au shen, tu avais déjà quitté L’Jor. Tu n’étais plus de leur responsabilité, estimaient-ils. Ils souriaient, heureux que la nuisance soit partie. Je n’en revenais pas. Soit cette loi n’avait aucun fondement et dans ce cas, pourquoi restaient-ils enfermés au foyer ? Soit elle était aussi essentielle et fondamentale qu’on me l’avait dit et il fallait remuer ciel et terre pour te retrouver !
Bintou fit la moue. Tout cela manquait clairement de cohérence.
- Je ne comprenais rien. Le monde devenait un terrain de jeu dont on aurait omis de m’expliquer les règles. Les joueurs agissaient sans que cela ne prenne le moindre sens. Je ne savais plus comment m’inclure dans cette partie incompréhensible. Il fallait remettre de l’ordre. Je ne pouvais pas accepter ce chaos. Il me terrorisait.
Bintou comprenait fort bien ce sentiment.
- Je suis parti vers le sud, bien décidé à te mettre la main dessus, quoi qu’il en coûte.
Bintou frémit. Il était parti à sa recherche ?
- Quand je suis arrivé à la frontière, les eoshen – tous, les sédentaires et les shale – m’ont contacté pour m’annoncer une vérité simple : si je quittais L’Jor, j’avais intérêt à ne pas revenir. Ma place était ici et nulle part ailleurs. Si je partais, je pouvais dire adieu à ce pays. Ils auraient préféré m’empêcher de partir, précisa-t-il. Ils n’en avaient juste pas les moyens. Leur menace était creuse. J’ai passé la frontière.
Bintou frissonna. Elle l’avait eu sur les talons.
- Je ne connaissais rien à ce monde, très différent du mien. J’ai mis un peu de temps à te rattraper, admit-il. Pas énormément non plus. Tu as eu quelques jours d’avance sur moi.
Bintou se mordit la lèvre inférieure.
- Je voulais remettre de l’ordre, rappela-t-il, attacher des aiguilles à cette fichue horloge, redonner du sens à ce bazar. J’étais à côté de toi. Tu soignais une vieille… quelconque… avec des plantes, sous le regard d’un shaman très intéressé à qui tu expliquais ce que tu faisais. Tu n’utilisais même pas le shen.
Il était là. Elle n’en revenait pas. Il avait toujours été là, à côté d’elle. Elle n’avait jamais été seule.
- Putain, mais tu fais comment pour être invisible ? gronda-t-elle et il sourit.
- Plus tard, la leçon, si tu veux bien.
Elle acquiesça en soupirant.
- Je t’ai suivie un long moment, attendant le moment où tu me donnerais enfin la raison nécessaire pour te tuer. Tu avais la puissance ultime, seule magicienne dans un monde en étant dépourvu. Tu aurais pu dominer, prendre le pouvoir, contrôler M’Sumbiji. Au lieu de cela, tu as soigné des éleveurs, des tanneurs, des gens de rien, entrant même dans un village en pleine épidémie pour en faire sortir un maximum de gens.
Bintou sourit. Le pouvoir, elle n’en voulait pas. Elle n’en avait jamais voulu.
- Tu m’as montré la voie, annonça-t-il, et j’ai eu tellement honte. Tu étais tout simplement en train de créer ta propre horloge. Au lieu de te plaindre que le monde ne tournait pas rond, tu agissais, créant selon tes propres valeurs. Je suis parti. Je suis retourné à L’Jor. Je regrette profondément cette décision.
- Ils t’ont mal accueilli, supposa-t-elle.
- Je ne regrette pas d’être rentré chez moi. Je regrette de l’avoir fait sans remettre de l’ordre.
- Tu veux dire sans me tuer ? gronda-t-elle.
- Sans remettre de l’ordre, répéta-t-il. Te tuer ou terminer ta formation. Ta mort n’était tout de même pas la seule option. Regarde ! Ça m’a pris quoi ? Une journée à peine pour t’apporter ce qui te manquait. Je ne l’ai pas fait uniquement parce que j’étais aveuglé par ma rage et mon envie de me démarquer. Dans mon opposition aux eoshen, je n’ai pas su trier le bon grain de l’ivraie. J’ai tout rejeté en bloc, y compris les lois fondamentales. Je me suis dit qu’ils avaient tort et que tu t’en sortirais très bien. Après tout, tu ne faisais rien de mal.
Bintou s’adoucit à ces propos.
- J’ai des milliards de morts sur la conscience, humains, animaux, plantes. Tout ça est de ma faute.
- Non, c’est de la mienne, maugréa Bintou. Tu m’avais ordonné de ne pas utiliser le shen en dehors du foyer et j’ai choisi de ne pas t’écouter. Si je l’avais fait, rien de tout cela ne serait arrivé. Tu as fait ta part.
- J’ai eu à de multiples occasions la possibilité d’intervenir, de modifier le chemin et j’ai choisi de ne pas le faire, par peur, par égoïsme, par sentiment de supériorité, par opposition. J’ai pêché par orgueil et voilà le résultat.
- J’ai choisi d’enseigner la magie alors même que je me savais incomplètement formée. La faute est de mon côté. Je porte l’entière responsabilité de l’apparition de la corruption.
- Comment te blâmer pour ce que tu ignorais, pour une information que nul n’a accepté de te transmettre ? Moi, je savais, je possédais la connaissance et je n’ai rien fait.
Il y eut un immense silence. Argumenter ne servait à rien. Aucun des deux ne céderait. Ils se sentaient responsables et nul discours ne pourrait leur ôter ce poids.
- Que s’est-il passé à ton retour à L’Jor ? interrogea Bintou, avide de passer à autre chose.
- Quand j’ai passé la frontière, ils m’ont annoncé mon bannissement. Je ne faisais plus partie de leur caste, ni d’aucune autre. De ce fait, techniquement, je suis pas un eoshen.
Bintou ricana. Cette blague était très bonne. S’il n’était pas un eoshen, alors personne ne l’était.
- Ça implique quoi, un bannissement de caste ? s’enquit Bintou qui n’en avait jamais entendu parler.
- Je ne peux plus demander le soutien des membres de ma caste. Je n’avais plus accès au foyer ni à l’aide des autres shale.
- Ça changeait quoi exactement par rapport à avant ? interrogea Bintou.
Il eut un sourire narquois en retour.
- Je suis retourné dans ma zone et nul ne s’y est opposé. J’ai juste eu droit au silence. Le shale sur place s’est effacé pour me céder la place. Sur ce territoire, j’ai décidé de créer ma propre horloge, y faisant régner ma loi et personne ne s’est interposé : ni les shale, ni les eoshen du foyer, ni les Tewagi, ni ce roi-là ou ses successeurs.
- Tu as fait sécession et personne ne t’en a empêché ? s’étonna Bintou. Tes lois changeaient beaucoup de choses ?
- J’ai interdit les combats de larves, indiqua-t-il, privant l’est de L’Jor de tout esclave. Les marchands en place sont partis vers l’ouest. Le camp d’entraînement des Tewagi s’est déplacé pour rejoindre celui d’Abeba, où un immense centre a été crée, le plus grand qu’on ait jamais vu. Là-bas, des milliers d’esclaves se battaient chaque jour et mourraient sous les applaudissements.
Bintou grimaça. Son objectif n’était pas de déplacer le problème mais de le régler. Ses actes n’avaient pas servi à grand-chose.
- Je m’en suis désintéressé. Tout cela ne me regardait plus. Je voulais prendre soin de ma zone et qu’ils aillent se faire foutre. L’exode entre zones ne fut pas massif. De fait, l’absence des humains qui ne sortaient jamais des camps ne touchait guère la population.
- Ils n’avaient plus accès aux combats de larves, fit remarquer Bintou.
- Ils ont trouvé autre chose en remplacement : des combats de coqs, de chiens ou de coyotes, des duels amicaux, des concours de pêche ou de pets. On trouve toujours de quoi s’occuper.
Bintou rit.
- J’ai vécu comme ça, en dehors du temps, dans un monde idéalisé, fermant les yeux à ce qui m’entourait, dans un déni puissant. Je me sentais puissant. Je n’étais rien. Qu’un imbécile regardant l’univers par le trou de la serrure. Ils ont essayé de me ramener à la réalité. Un jour, un shale est venu me trouver. Il ne m’a pas contacté par l’esprit non ! Il est venu me voir physiquement.
- Quel honneur ! ironisa Bintou. Que voulait-il ?
- M’annoncer que le nouveau roi avait interdit l’usage d’esclaves humains dans les mines de métal noir.
- Excellente nouvelle, lança Bintou.
- C’est ce que je lui ai répondu. Il m’a contré en m’annonçant que c’était pire car désormais, les elfes noirs et les orcs allaient devoir se charger du sale travail et que par conséquent, les blessures allaient être plus nombreuses. Il venait en fait me demander de me rendre dans les mines pour y soigner les blessés.
- Ben ils ont peur de rien ! s’exclama Bintou. N’ont-ils vraiment aucun honneur ? On ne bannit pas un membre de sa communauté pour venir lui réclamer une faveur ensuite !
- Je l’ai envoyé promener, annonça-t-il et Bintou acquiesça. Je n’aurais pas dû.
Bintou fronça les sourcils. Elle aurait agi de la même manière. Où était le problème ?
- Il a essayé de me convaincre. Il a insisté, tentant de me prendre par les sentiments en me parlant du nombre considérable de morts que cela ferait parmi les elfes noirs mais également des problèmes de logistique engendrés par la décision. En effet, des milliers d’esclaves humains en provenance des mines devaient être convoyés vers les camps de larves. Enfin, les marchands d’esclaves devaient être redéployés.
- En quoi cela te concernait-il ?
- C’est ce que je lui ai répondu. Je n’aurais pas dû, répéta-t-il.
- Je ne comprends pas.
- Je me suis désintéressé de mon propre pays, voilà le problème, annonça-t-il gravement. J’ai entendu cette information sans chercher à la comprendre. Pourquoi le roi a-t-il pris cette décision ? Pourquoi interdire les esclaves dans les mines mais laisser les combats de larves perdurer ? Pourquoi ne pas fermer les mines de métal noir au lieu d’y envoyer mourir des elfes noirs et des orcs ?
Bintou reconnut qu’il y avait là matière à réflexion.
- Au lieu de me poser les bonnes questions, j’ai repris ma petite vie tranquille loin de toutes ces préoccupations, qui, je le pensais, ne me concernaient pas. Grave erreur…
Bintou fronça les sourcils. Que s’était-il passé ?
- L’appel d’alerte, je l’ai bien reçu. Difficile de rater une telle explosion. Ça hurlait de partout. Le canal était submergé. Les shale subissaient des attaques. Le foyer dut fermer ses portes en urgence. Dans ma zone, tout était calme mais les cris des gens s’étendaient doucement. Quelle que soit la source du mal, elle arriverait à un moment ou à un autre. J’ai remonté le courant.
- Tu es allé vers les hurlements ? s’étonna Bintou qui n’était pas certaine de ne pas avoir fait l’inverse dans la même situation.
- Invisible, je ne risquais pas grand-chose. J’ai pu observer la situation calmement. La population se faisait massacrer… par des esclaves humains entraînés et armés.
- Ils se sont rebellés, comprit Bintou.
- Mais à grande échelle, tous ensemble, au même moment, dans tout le pays. Cela dénote une organisation, un commandement, une mise en commun. Cela aurait dû être impossible pour ces esclaves disséminés un peu partout dans le pays ignorant tout du monde les entourant. La désorientation était la base du ramassage, empêchant toute fuite par manque de repère.
Bintou se souvint du sac sur la tête, de la longue marche. Ceci dit, avec une bonne connaissance des étoiles et du soleil, se repérer n’avait rien de bien compliqué.
- Partout, le peuple se faisait massacrer. J’ai remonté plus loin, plus haut, comprenant qu’Abeba et son immense camp de larves était la source la plus active. Les autres esclaves se faisaient rattraper, certes doucement, par des shale seuls, difficulté ardue. Ceux en provenance d’Abeba exterminaient quiconque se trouvait devant eux… shale y compris. Trois étaient déjà tombés face à eux.
- Comment est-ce possible ? s’étonna Bintou. Même dix hommes entraînés ne valent rien face à la magie !
- Sauf que les shale se refusaient à utiliser le shen de manière ostensible et surtout pas pour tuer. De plus, aucun d’eux ne savait se battre… ou très mal.
- Et les Tewagi ? Ils ne défendaient pas les leurs ?
- Ils brillaient par leur absence, indiqua-t-il. Plus un dans tout le pays.
- Où étaient-ils ?
- Sur ma route pour Abeba se trouvait Adama, indiqua le shale, ignorant ainsi la question de Bintou.
- Où se trouvaient les palais de coton, se souvint Bintou. Il y avait forcément des Tewagi et des eoshen en nombre là.
- Les palais étaient vides de vie… mais remplis de cadavres. Tous les eoshen avaient été massacrés… par des gens du peuple contre lesquels les Tewagi s’étaient dressés… en vain.
- Comment peux-tu le savoir ?
- La disposition des corps, expliqua-t-il. Les traces de sang. Les positions des blessures. Dans cet enfer, j’ai trouvé les cadavres de deux femmes.
- Quoi ? s’exclama Bintou. Oh ! Le nouveau roi, c’était Narhem Ibn Saïd ! comprit-elle enfin et il hocha gravement la tête.
Ça oui, il aurait mieux faire de se renseigner un peu, rien que sur l’origine du nouveau roi. Il était humain. Cela expliquait sa volonté de retirer les esclaves des mines. Il n’avait gardé les combats de larves qu’afin d’armer les siens. C’était très malin.
- Toutes les autres avaient disparu, indiqua-t-il. Tout venait de s’écrouler. Plus d’idéal, plus de paradis, l’horloge toute entière venait de voler en éclat. Autour de moi, le monde devenait cendres. Les humains égorgeaient avec une précision et une rage hors du commun. Ils tuaient tous les elfes noirs, sans discernement, sans compassion, tout le monde y passait. J’ai compris qu’ils ne se contenteraient pas d’une simple rébellion avant de retourner chez eux. Non. Ils nous volaient notre terre, notre pays, nos champs, nos bêtes. Ils massacraient pour prendre, pas pour fuir et une certitude me saisit : ils y parviendraient. En l’absence des Tewagi et alors que les shale se faisaient massacrer, le peuple perdait toute protection.
Bintou en fut saisi d’effroi. Elle savait bien sûr ce qui s’était passé, l’ayant obtenu dans l’esprit de Narhem mais il avait quitté L’Jor depuis longtemps au moment de ces évènements. Les entendre depuis quelqu’un les ayant vécu de l’intérieur changeait tout.
- J’ai entendu l’appel au secours des sédentaires du foyer. Les esclaves venaient de passer les portes. Les eoshen se sont fait massacrer et le foyer est devenu cendres.
- Ils ont… détruit… bafouilla Bintou, incapable de finir sa phrase.
Elle ne portait pas les eoshen dans son cœur mais l’image du massacre la révulsa tout de même. Ils avaient dû être des proies bien faciles.
- Je ne savais pas bien quoi faire, admit-il. Plusieurs options s’offraient à moi. J’ai cherché à rassembler mes pensées, à calmer mes nerfs afin de penser sereinement. Un bruit à quelques pas de moi m’a déconcentré. Je me croyais seul dans les palais de coton. Quelqu’un avait survécu. Ami ou ennemi ?
Bintou frissonna. Qui avait-il rencontré dans cet abattoir ?
cela aurait considérablement augmenter ton temps d’apprentissage => augmenté
Merci pour la coquille.
Les trois premiers chapitres sont assez rapides, mais ça je crois que c'est normal pour ton style d'écriture.
J'aime toujours autant les périodes un peu poétiques sur les assemblages, les huiles de massage et les jumeaux Sylenn et Syphry.
Sur la formation des kwanzas et l'expérimentation, je n'ai rien de plus à dire que ce que j'ai déjà dit précédemment. Cette partie passe mieux toute seule, étant donné qu'elle est très déconnectée des arcs de Narhem et Elian.
La découverte du remède contre les terres sombres est assez rapide. Au début les kwanzas paniquent, ils passent pas mal de temps à essayer des trucs qui ne marchent pas et je trouve ça assez bien fait. Mais lorsque les deux filles (dont, oh surprise, j'ai oublié les noms) se mettent à projeter dans l'eau, aussitôt Bintou décide que la projection est la solution et met en place un gigantesque plan de sauvetage. D'un côté on peut comprendre, c'est la première piste et il est urgent de contrer les Terres Sombres, mais d'un autre côté c'est assez précipité de baser tous leurs espoirs sur la projection sans tenter de trouver d'autres solutions.
La partie au milieu des Terres Sombres, avec notamment la venue de Narhem et d'Elgarath, passe beaucoup moins bien quand on lit l'arc seul. Il y a très peu à raconter et à décrire, donc tu passes peu de temps à parler des terres sombres, donc on ne réalise pas vraiment la durée phénoménale qu'ils ont passé à projeter dans l'eau.
La fin, avec la venue d'Elian, prend une tout autre signification quand on lit Bintou seule. Elian arrive vraiment comme une magicienne superpuissante en méditation hyperprofonde active qui arrive à lutter contre les terres sombres
Et la fin détonne un peu. Avoir le point de vue d'Anamerh quand on est habitué à suivre en parallèle Elian, Narhem et Bintou n'est pas dérangeant. Par contre quand on n'a que Bintou, ça fait une grande rupture avec un récit au départ uni, et c'est très rapide comparé aux nombreux et longs chapitres de Bintou.
Mais j'ai quand même deux questions/remarques vis-à-vis de cet énergumène. Premièrement, comment a-t-il appris les règles du shen (notamment les restrictions concernant la nature) s'il n'a pas suivi les cours ? Deuxièmement, comment a-t-il compris que Bintou attendait qu'il lui donne le signe que le temps des règles de L'Jor était révolu, si Bintou ne lui a pas dit à haute voix et qu'il ne lit pas dans ses pensées ? Le fait qu'il lui ai donné son prénom pile au bon moment, c'est quand même un peu gros pour être une coïncidence.
Merci beaucoup pour ton retour sur cet arc narratif seul.
En effet, l’introduction rapide est mon style. J’aime quand il y a de l’action dès le départ et que les choses avancent vite, quitte à ralentir après ou revenir sur les événements (je fais souvent les deux, d’ailleurs).
Je suis ravie de savoir que la présence de Bintou au foyer passe même en une seule lecture. J’avais peur que le lecteur s’ennuie en fait.
C’est vrai que Bintou fonce sur la solution sans en chercher une autre. Je pourrais rajouter quelques mots sur d’autres groupes qui partent en quête d’une autre option, en vain.
La venue de Narhem et Elgarath sont pourtant les seuls événements qui rompent avec la monotonie mais j’entends, ça passe moins bien. J’espère que le lecteur comprend à ce moment à quel point Bintou est déconnectée du monde extérieur, à quel point les kwanzas sont en prison. Ils ne comprennent rien à ce qui se passe dehors et j’avais espéré que le fait que le lecteur non plus augmente encore l’impression. Raté.
C’est difficile de faire ressentir un temps aussi long, dépassant largement la durée de vie d’un être humain classique. Je pourrais passer par les naturalistes et expliquer que les douzièmes générations de lions leur a posé problème, qu’une erreur a failli faire disparaître les gazelles après vingt-sept générations ou un truc comme ça. Je vais y réfléchir. Merci beaucoup.
C’est vrai que du coup, le changement de point de vue peut surprendre (même si on ne change pas de point de vue. On reste dans la tête de Bintou. Anamerh se contente de raconter. Il pourrait tout aussi bien mentir).
Pour répondre à tes questions :
Les règles concernant les restrictions de la nature font partie du questionnaire écrit dont Anamerh a téléchargé directement les réponses dans l’esprit du maître de cérémonie.
Parce qu’il n’a pas besoin de lire ses pensées pour lire en elle. Mon mari fait la même chose. Il la connaît. Il la décrypte. Ça s’appelle l’amour. J’essaye d’être un peu romantique, apparemment sans succès ;)
Mille mercis pour ce retour, le premier du genre !