J’observe le cadavre de Jan qui baigne dans son sang. Je ne comprends pas. Tout s’est passé si vite. On pense toujours que dix minutes, c’est rapide, mais on ne se rend pas compte à quel point, c’est long. La foule commence à se disperser. Moi, je reste paralysée. Ma cheffe se rapproche de moi. Je détourne les yeux lorsqu’elle se place face à moi pour continuer à voir le cadavre de mon ami. Je veux graver cette image dans mon esprit. Voilà ce qu’il peut m’arriver à tout moment. Me faire descendre sans aucune autre forme de procès que le désir d’une personne. « Peut-être par elle », pensé-je. J’ignore pourquoi je ne parviens plus à l’appeler par son prénom. Peut-être parce que je viens enfin de comprendre le sens de ses paroles le jour de notre rencontre. Je ne la connais pas. C’est vrai, la femme qui me fait face m’est complètement étrangère. L’Elena que je connais n’aurait jamais commis un acte pareil. Elle au moins s’inquiète pour les gens. Elle les aide. Elle a des sentiments, pas comme l’autre inconnue. La femme pose sa main sur mon bras et me parle. Elle lui ressemble tellement et puis je saisis que c’est elle. Je me dégage de son contact. Il me dégoûte. Une grimace apparait brièvement sur son visage.
- Allons dans mon bureau, me dit-elle avec sa douce voix.
Bien que ce soit la dernière chose que je désire faire, je la suis. Lorsque nous y sommes, je m’attends à ce qu’elle parle. C’est ce qu’elle fait en général, mais elle se tait. Elle se contente d’accrocher sa veste au porte-manteau. C’est finalement moi qui craque la première.
- Pourquoi ?
Ma supérieure est toujours murée dans le silence.
- Assassin ! hurlé-je.
Je la vois serrer les poings.
- Traite-moi de ce que tu veux, j’ai fait mon choix, déclare-t-elle d’un ton neutre.
- De tuer ?
- Non de te protéger.
- En exécutant Jan ?
Son regard s’assombrit davantage.
- Isis, que je le désire ou non, ton ami était mort.
Elle tente de nouveau une approche vers moi. Je recule.
- Tu aurais dû faire quelque chose, articulé-je maintenant au bord des larmes.
Ma supérieure serre les lèvres avant de répondre.
- Mes propos vont te paraitre froids, mais la seule chose que je pouvais lui offrir était une mort rapide presque sans douleur.
- Tu appelles ça un cadeau, m’insurgé-je.
- Non. Toutefois avec Tellin cela aurait été pire et… »
Elle se tait. Après de longues secondes qui semblent durer des minutes, elle lâche :
- Tu aurais subi le même sort, voire pire.
Elle se remet face à moi.
- Voilà pourquoi, je ne regretterais jamais mon choix. Tu peux me haïr, vouloir ma mort, jamais tu ne me feras changer d’avis et s’il le faut je recommencerai sans hésiter.
Je croise son regard. Il est froid et déterminé. Ce ne sont pas des paroles en l’air. Elle est prête à accomplir ce qu’elle vient d’annoncer. Mon cœur se serre. Je suis persuadée qu’il restera toujours une autre possibilité. Le visage de Liam se faufile dans mon esprit. Lui aurait-il une alternative ? Je dois encore lui donner ma réponse. N’ayant aucune réaction de ma part, ma supérieure part décrocher sa veste du porte-manteau et l’enfile.
- Je crois Isis qu’il vaut mieux aujourd’hui que tu demeures dans ta chambre.
Pour toute réponse, je hoche la tête. De toute façon, je ne veux plus la voir pour le moment. Je n’arriverais qu’à avoir du mépris envers elle. Elle ouvre la porte et nous sortons.
Le reste de ma journée s’est terminé de cette manière. J’ai patienté jusqu’à ce que ma cheffe rentre se coucher. Avant de retourner dans sa chambre, elle a frappé à ma porte. Je ne lui ai pas ouvert et lui ai simplement répondu par deux coups. Cela a suffi pour l’éloigner. Lorsque j’ai entendu l’eau de sa douche couler, je suis sortie. Je dois parler à quelqu’un. Je traverse la base le plus discrètement possible. Les couloirs sont pratiquement vides. J’ai bien conscience d’être complètement imprudente, mais c’est ma seule chance. Soudain à un tournant, je tombe nez à nez avec Hans. Il me faut un certain temps pour le reconnaitre. Depuis quand s’est-il coupé les cheveux ? Il a une mine horrible qui fait peine à voir.
- Isis, s’étonne-t-il. Que fais-tu ici ?
Il tourne la tête de droite à gauche comme s’il cherchait quelque chose puis s’enquit :
- Où est Elena ?
Je souris.
- Dans sa chambre.
Il fronce les sourcils.
- Elle sait que tu es sortie ?
- Non.
À quoi bon mentir, il ira de toute façon tout lui raconter même si j’ai l’impression qu’ils sont de nouveau en froid ces derniers temps.
- C’est juste que j’avais besoin de parler à Liam. Après ce qui s’est passé… »
Je fais semblant d’étouffer un sanglot. Pourvu qu’il morde à l’hameçon. Sa contrariété ne se disparait pas. Je crains qu’il ne soit pas dupe. Il finit par soupirer.
- Tu aurais dû prévenir Elena. La connaissant, elle va se faire un sang d’encre.
C’est bien le cadet de mes soucis, pensé-je. Je joins mes mains comme pour une prière.
- S’il te plait Hans. Ne lui dis rien. Je te promets de rentrer très vite.
Le colonel se mord la lèvre avant de repousser un soupir.
- Promis, mais je te ramène après dans ta chambre. Je serai plus tranquille. C’est la seule condition que je t’impose.
Je me fends de mon plus beau sourire et acquis énergiquement. Mentir, c’est à ça que je dois m’entrainer si je veux avoir une chance de survivre ici. Comme les membres de cette base, je vais jouer un rôle malsain dans un jeu tout aussi pernicieux. Hans désigne une porte.
- C’est ma chambre. Frappe deux coups pour me prévenir.
Il pointe ensuite une autre porte du doigt.
- Liam est juste à côté. Il est déjà rentré, m’informe-t-il.
L’instant d’après Hans a pénétré dans sa chambre, mais je peux encore sentir sa présence. Je frappe chez Liam. Il ouvre directement après. Avant qu’il ne puisse dire quoique ce soit, je le dépasse et me place au centre de la pièce. Il referme derrière moi. J’ai beaucoup pensé à lui aujourd’hui. Peut-être que je fais fausse route comme à chaque fois, que cet homme causera ma perte, mais si je ne fais rien, je suis de toute façon condamnée. À l’instant où Jan perdait la vie, j’ai distingué les dangers qui pourraient mettre fin à la mienne. Au moment où Elena a mis fin à la vie de Jan, j’ai fait mon choix. Je détruirais cet endroit et une seule personne peut me permettre d’accomplir mon désir. Je me retourne pour faire face à Liam.
- J’attends tes instructions, déclaré-je calmement.
Tu avais raison, Jan. Personne n’échappe à ce cycle infernal qu’est la vengeance. Je les ferai payer.
Bon courage pour la suite!