Le restaurant était un endroit à la fois intimiste et convivial. La salle tapissée de blanc offrait quelques recoins aux lumières plus tamisées pour les dîners en amoureux. Gastronomique sans être prétentieuse, à l’image d’un service présent mais non pesant, la cuisine mélangeait les habitudes et produits britanniques, à des saveurs plus exotiques. Le résultat était remarquable.
La soirée se déroula dans une atmosphère de charme et de séduction.
Le regard d’Éric exprimait l’incandescence qui rongeait peu à peu son impatience de me prendre à nouveau, ce qu’il eût volontiers fait à même la table, sur la nappe blanche, entre les verres de Chablis et les couverts argentés. Je n’avais aucun doute quant à ce que mes propres yeux renvoyaient de désir et, au moins par la pensée, nous nous rejoignîmes dans des ébats imaginaires dans lesquels mon corps basculait sur cette maudite table qui nous séparait, jupe retroussée jusqu’aux hanches, mon amant me pénétrant avec force, un coude dans son assiette, le pantalon enserrant encore ses chevilles, alors que la salle toute entière feignait l’indignation tout en matant la verge prometteuse du jeune homme, et les cuisses gracieuses de la jeune femme.
En façade de ces idées incendiaires, nous pûmes prendre le temps de discuter de lui, de son stage et des projets qu’il lui inspirait, de moi, de mon mémoire et des courses à venir avec Chloé, de Charlotte qui l’embrassait, et de nous.
Je sentais pourtant qu’il restait une petite gêne, évidemment liée à son incartade avec Inkeri. Convenant qu’il est toujours préférable de briser la glace que de laisser les non-dits s’installer, je déviai sur le sujet. Une infime partie de moi, davantage opportuniste, eut plus de mal à s’avouer qu’inclure la jolie finlandaise dans les conversations de ce moment intime représentait une sorte de réalisation virtuelle des fantasmes qui étaient les miens depuis deux semaines.
-Ça va, la cohabitation avec Inkeri ?
-Euh… à quel point de vue ?
-Détends-toi, je ne cherche pas à te piéger. Je me demandais juste si c’était tendu, ou si vous vous entendiez bien.
-Suite à… ?
-Oui, bien sûr, suite à ça.
-Non, ça va, on ne s’évite pas spécialement, comme au début, juste après que … enfin tu vois… et on ne cherche pas non plus à être ensemble, on est vraiment colocataires. On s’entend bien, ça va.
-C’est une fille très chouette.
-Oui…
-T’es tout coincé là, ça va, on est passé à autre chose, depuis, non ?
-Ouais mais t’avoueras que c’est bizarre d’en parler.
-Ben non. On a bien parlé en long en large et en travers de tes ex et des miens, non ?
-Oui, enfin là …
-Considérons qu’Inkeri est une de tes ex.
-Elle a cherché un autre appartement ; il reste une piste dont elle attend une réponse, mais ça m’étonnerait que ça marche.
-Je peux te poser une question plus crue, à son sujet ?
-Léa…
-Éric…
-Alors est-ce que moi aussi je peux te poser une question crue ?
-Vas-y !
-Quand tu es rentrée, ce soir-là… pendant cinq minutes j’ai cru que t’allais…
-La sauter ?
-Euh oui, quelque chose comme ça.
-Et … quelle est la question ? Pourquoi j’ai failli le faire, ou pourquoi finalement pas ?
-Je sais pas, en fait, quelle est la question. T’avais prémédité un truc, ou t’es juste rentrée et t’as eu une impulsion et tu l’as embrassée ?
-C’est un mélange des deux.
-…
-Je suis rentrée en ayant prémédité un truc : régler mes comptes. Ensuite j’ai improvisé.
-Donc heureusement que t’es hétéro. Ça a mis fin au règlement de compte.
-Tu penses que c’est ça ?
-J’ai dit une connerie ?
Du pouce et de l’index, je mimai à Éric l’expression « un petit peu » tout en lui adressant un grand sourire. Il était effectivement tombé à côté, mais c’était bien normal. Il ne connaissait ni l’existence de Lola, ni surtout le pan entier de ma personnalité que se retranchait derrière ce double imaginaire, depuis qu’il lui avait attribué conjointement un pseudo de masseuse érotique, et la responsabilité de tout ce qui ne faisait pas de moi une fille parfaite.
-Qu’est-ce que j’ai pas capté ?
-Que peut-être en l’embrassant, je n’ai pas ressenti l’effet escompté.
-Mais d’ailleurs, comment un baiser peut-il régler des comptes ? C’est pas un peu contradictoire ?
-Une femme te dira que ses congénères sont complexes, un homme te dira qu’elles sont contradictoires, et un misogyne qu’elles font chier avec leurs états d’âme à la con !
-Je vois que je ne suis pas misogyne.
-Ouf, hein ?
-Est-ce que … je dois entendre… que ça t’a fait quelque chose de l’embrasser ?
-Ça m’a forcément fait quelque chose.
-Tu m’as compris.
-Tu peux entendre ça, oui.
-Donc, si je te suis, ça t’a fait quelque chose qui n’était pas ce que tu pensais que ça te ferait.
-Et on dit que les femmes sont compliquées…
-Au lieu de décupler ta colère et de te venger, ça t’a excitée, donné envie de continuer et de te la faire.
Éric m’avait fixée droit dans les yeux, en lançant sa phrase qui illustrait ce sens de la synthèse que j’aimais chez lui, moi qui avais au contraire tendance à me disperser au-delà du raisonnable dans les méandres d’une pensée jamais au repos.
If it be your will
That I speak no more
And my voice be still
As it was before
Entendre résumées en quelques mots simples les tergiversations cérébrales de deux semaines, me remua plus que je ne l’aurais cru. Je me surpris à détourner le regard quelques secondes, sans doute par peur qu’il y perçoive l’amorce d’un trouble que je chassai de ma tête avant de remettre mes pupilles bleues dans les siennes. Jamais je n’avais à ce point regretté de ne pas fumer, afin d’avoir une cigarette à triturer pour me donner une contenance. N’ayant pas non plus de rail de cocaïne sous la main, je me contentai de jouer avec les miettes qui constellaient la nappe.
-C’est à peu près ça, oui.
-Et c’est pour ça que t’es partie en trombe ?
-Non. Je suis partie en trombe parce que je me comportais comme une conne et que je m’en suis rendu compte.
-Et ta question à toi, c’était quoi ?
-Euh… je suis plus très sûre de vouloir la poser.
-Trop tard ! Crache le morceau.
-Je me trompe, ou elle a de plus gros seins que moi ?
-Les siens sont quelque part entre toi, et des seins normaux.
-Salaud !
-Tu l’as bien cherché.
Je l’avais bien cherché, mais ce n’était pas la question que j’avais initialement eu envie de lui poser, avant qu’il ne mette la sienne en balance. J’avais eu envie de savoir s’il restait en lui une pointe de désir pour Inkeri, comme il en demeure souvent entre deux anciens amants. A bien y réfléchir, j’avais finalement eu raison de trouver à la va-vite une autre interrogation, aussi stupide fut-elle - évidemment que la finlandaise avait une plus forte poitrine que moi, ce qui n’était d’ailleurs pas difficile.
Pendant le dessert, Éric prit l’initiative de ré-évoquer le sujet. Fascinée par les abricots rôtis flambés au rhum, que des quenelles de crème glacée à la réglisse et au thym venaient adoucir merveilleusement, j’écoutai d’une oreille tout en donnant libre cours à ma gourmandise.
-Tu sais, pour en revenir une dernière fois à Inkeri…
-Oui ?
-Je vais pas te refaire le coup des excuses, tu as toi-même dit qu’on était passé à autre chose…
-C’est le cas, oui.
-Mais par contre, je voulais quand même te remercier. Je trouve que tu as été … comment dire… incroyablement classe !
-Ah oui ?
-Oui, pas mal de filles auraient piqué une crise, ce qui aurait été compréhensible, d’ailleurs.
-Peut-être que je l’ai piquée, mais pas en face de toi.
-Ce qui sous-entend justement une certaine dignité, non ?
-Ou alors de la pudeur. Mais peu importe, j’ai quand même tripoté Miss Finlande en lui roulant un patin, non ? T’appelles pas ça « piquer ma crise » ?
-Non, car tu l’as dit toi-même tout à l’heure, tu t’es arrêtée.
Éric se tut quelques instants. Sa phrase n’était pas terminée, mais la deuxième partie restait bloquée, figeant le bonhomme, une cuiller à la main, au-dessus de son assiette. Un sourire illumina son visage, dont la petite barbe courte que j’aimais tant sembla suivre tout le mouvement des zygomatiques vers le haut, et je compris que le moment des échanges solennels était terminé.
-Tu sais que pendant que tu faisais « ça » avec elle, je me suis demandé comment ça allait se terminer.
-Voyez-vous ça… le Éric coquin est de retour.
-Non, mais là tu m’as quand même scotché. Je m’étais attendu à tout sauf à ça.
Je mis mes coudes sur la table, respectant à la lettre les clichés sur la mauvaise tenue des Français mal élevés, et fixai mon petit ami. L’atmosphère se réchauffait à toute allure, un peu comme si nous avions passé un bloc de banquise au chalumeau.
-Et tu as espéré quelque chose ?
-En fait sur le moment, non. Parce qu’on n’avait pas encore pu discuter toi et moi, à ce moment-là, et que j’étais vraiment pas dans un état d’esprit …
-Sensuel.
-Voilà !
-Et après-coup ?
-Bah c’est la première fois que je voyais deux filles s’embrasser, hein !
-Et moi donc… et alors, quand tu y repenses, l’image te plait ?
-Je ne suis qu’un mec, tu sais…
J’éclatai de rire. Sous la réponse la plus convenue qui soit, Éric venait de trouver le moyen de me dire l’indicible. Oui, regarder sa petite-amie embrasser langoureusement la fille avec qui il venait de la tromper lui avait fourni une photographie mentale au pouvoir érotique infini.
Il me sembla qu’un couple qui réussit à se hisser à un tel stade d’ironie en se dévorant des yeux, peut survivre à tout.
Mon désir pour Éric bouillonnait à nouveau en moi.
Quand il commanda deux cafés, je l’aperçus faire un petit geste au serveur. Deux minutes plus tard, les spots qui entouraient et surplombaient notre table s’éteignirent, plongeant la salle entière dans un silence interloqué. Tout le monde crut à une panne d’électricité sauf Éric, bien évidemment, et moi, qui compris le lien avec l’aparté discret, mais pas assez, que j’avais surpris.
Les cafés arrivèrent, en compagnie de la patronne du restaurant qui apporta un assortiment de chocolats et deux flûtes de champagne, ainsi qu’une belle bougie composée de deux chiffres imbriqués l’un dans l’autre, un « 2 » et un « 3 », chacun surplombé d’une mèche allumée. Elle n’alla pas jusqu’à chanter, mais un vibrant « happy birthday », suivi de sa traduction personnalisée, au délicieux accent anglais : « bon anniversaire à Léa », fournit l’explication de la baisse de luminosité soudaine à une salle qui se mit à applaudir en me regardant.
Je haïs Éric trois secondes, puis le désir se mua en bouffée sexuelle à la limite du supportable, pour cet homme qui continuait de me surprendre jour après jour. Satisfait de lui, il m’observait me débattre avec cette soudaine popularité de quelques instants, à laquelle je l’invitai en me levant sous les encouragements enthousiastes de la salle, puis me penchai, et tant pis pour l’absence de soutien-gorge, pour lui donner le baiser qu’il méritait, alors que les clients du restaurant en étaient presque à faire la hola. Quelques sifflets fusèrent, puis ma langue retourna sagement dans ma bouche et je me rassis, suivie par l’assistance amusée, que ce petit couple français avait visiblement attendrie.
Inkeri aurait pu jaser sur les couleurs de mes joues. Elles avaient dû virer au pourpre.
Prise au dépourvu par les événements autant que par mes émotions, je remerciai d’un « thank you » sobre mais sincère la patronne et le serveur qui nous laissèrent finir notre soirée, et s’en allèrent rallumer les lumières.
-Tu me le paieras, ce coup-là.
Éric me tendit un petit paquet.
-Bon anniversaire Léa.
Cela commençait à faire beaucoup d’émotions. En plein contrecoup de ma minute de gloire, j’ouvris le cadeau et découvris une rose en feutrine, remarquablement imitée, les pétales rouges étant suivis d’une tige verte dans la même matière. Un peu surprise, je rassemblai ce qui me restait d’esprit.
-Elle est très jolie, merci.
Éric parut embarrassé.
-Mais non ! C’est pas le cadeau, ça, c’est juste le coffret, le cadeau est dedans, faut l’ouvrir !
Je vis alors la très fine fente sur la tranche de la rose et compris ma confusion. Je tenais dans mes mains un écrin à bijou en forme de rose, et j’avais pris ça pour mon cadeau d’anniversaire ! Mais quelle imbécile ! Je jetai un regard piteux à Éric, et le rire l’emporta sur le sentiment de honte.
-Putain je suis trop conne, excuse-moi.
Éric lutta en vain, mais on ne résiste pas à un fou-rire aussi communicatif et, après avoir diverti le restaurant entier avec une manifestation festive et un baiser tous seins en avant, nous nous fîmes à nouveau remarquer en nous tordant littéralement de rire devant un bijou toujours enfermé dans sa boîte. Il n’y avait que moi sur terre pour confondre les deux. Éric se cala dans sa chaise, le ventre pris de spasmes, les yeux fermés et cherchant son souffle, tandis qu’un peu pataude, je hoquetai de rire au-dessus des flûtes remplies de champagne rosé et des chocolats prometteurs, les yeux ruisselant de larmes qui s’étaient chargées tour à tour, pendant cette soirée intense, de désir, de reconnaissance, d’embarras, d’émotion, et qui se déversaient maintenant en convulsions hilares sur mes joues qui avaient dû renoncer à arborer une couleur identifiable.
-Oh la vache… Ah c’était génial !
-Ça va n’en rajoute pas, hein.
-Ah si, si. S’émerveiller devant une fausse rose en croyant que c’est mon cadeau, alors que le cadeau est dedans, ça, vraiment… ça va rester ! Sincèrement, merci, c’était parfait !
Éric rayonnait. Les gaffes les plus incroyables sont parfois les déclencheurs des plus belles preuves d’amour. Et c’était un fait. Éric sortait depuis six mois avec une fille capable de se prendre une poutre dans le crâne en faisant l’amour, et de confondre le contenant avec le contenu d’un paquet cadeau. Et ce n’étaient là que les moindres de mes possibilités…
Je fis pivoter le couvercle de l’écrin, et la moitié de la rose tourna sur elle-même. La boîte s’ouvrit. Elle renfermait un pendentif en or, caché sous la fleur. Il était en forme de petit diable souriant, parfaitement ciselé.
-Je me suis dit qu’avec ton piercing, ça ferait un chouette rappel. Quand je l’ai vu, ça m’a fait craquer.
La tige de la rose renfermait quant à elle le collier au bout duquel le diablotin était destiné à se suspendre. En or également, il était d’une maille très fine à l’image du pendentif, tout en sobriété.
-J’ai remarqué que tu as toujours tes bagues, enfin au moins celle que Charlotte t’a offerte, et très souvent un bracelet, des boucles d’oreilles… mais je crois que je ne t’ai jamais vue avec quelque chose autour du cou. Alors bon j’ai tenté, après peut-être que si tu n’en mets pas…
-Tais-toi !
-Hein ?
-Arrête tes précautions oratoires. J’adore.
-Ok.
Je passai le collier et réussis à le fermer moi-même après y avoir inséré le diable rieur.
Il prit place dans la naissance de mon décolleté, à l’endroit exact où, longtemps complexée par un 85A péniblement devenu 85B sur le tard, j’avais toujours été incapable d’attirer l’attention par un ornement, aussi mignon soit-il.
Mais le temps des complexes était révolu. Même s’il me coûtait de l’avouer, Lola et sa personnalité entière et indépendante, ainsi que ses activités érotiques qui m’avaient montré à quel point ce que j’avais longtemps pris pour un défaut pouvait se retourner en atout, n’était pas étrangère à cette nouvelle assurance.
Éric venait de m’offrir un bijou à l’effigie du piercing que je m’étais choisi, dans un écrin calqué quant à lui sur le tatouage que je m’étais fait dessiner sur la cheville. Visiblement conscient de la première coïncidence, l’était-il de la seconde ?
Se rendait-il compte qu’il déclarait ainsi sa flamme au personnage hybride que j’étais en train de devenir, mi-Léa mi-Lola, mi-fleur mi-démon, lui qui était tombé amoureux d’une jeune fille maigrichonne et mal dans sa peau, pleurant le souvenir de sa belle histoire d’amour évaporée, et pourvue de ce qu’il était arrivé à Mélanie d’appeler un « balai dans le cul » ?
Rarement un cadeau innocent aura eu tant de significations pour moi.
Il it be your will
That a voice be true
From this broken hill
I will sing to you
From this broken hill
All your praises they shall ring
If it be your will
To let me sing
Nous dégustâmes le champagne accompagné des chocolats, le tout très gentiment offert par la maison, et quand l’addition fut déposée sur notre table, elle s’accompagna de deux petits verres de whisky, eux-aussi offerts pour l’occasion. Ils suivirent donc le champagne rosé, qui avait lui-même succédé à la bouteille de Chablis, laquelle avait pris la suite de la « vodka and lime » que nous avions tenté pour l’apéritif.
Heureusement que le restaurant était situé à quelques rues du triplex…
Nous sortîmes peu après onze heures du soir et remontâmes vers Soho Square, au lieu de bifurquer directement vers notre lieu de résidence. Plus grand que le Golden Square, ce petit carré de verdure était tout aussi chaleureux et, en cette soirée estivale, de nombreux badauds, touristes et amoureux y laissaient filer le temps. Nous trouvâmes un banc et nous assîmes à côté de deux jeunes anglais, visiblement gays, qui restèrent impassibles malgré les baisers enflammés qu’Éric et moi échangeâmes. Je sentais le petit pendentif contre mon torse, juste à l’endroit où la poitrine s’incurve et où la peau cache les premières terminaisons nerveuses qui font de cette zone l’une des plus érogènes du corps féminin.
L’alcool aidant à nous désinhiber, je m’installai sur ses genoux et, tout en m’embrassant, Éric posa une main sur ma cuisse, juste en-dessous du voile qui composait la partie longue de ma jupe blanche. Des frissons parcoururent aussitôt mon corps et je sentis le désir affluer physiquement dans mes seins, dans mon sexe moite, dans mes pupilles dont je percevais presque la dilatation, dans mon haleine et le rythme avec lequel mon souffle l’expulsait de moi, comme une séance in vivo de travaux pratiques de biochimie sexuelle. A nouveau, je me sentais capable d’oublier le monde qui nous entourait, et de faire l’amour, alanguie sur ce banc, sous les arbres qui bruissaient dans la fraicheur nocturne d’un été londonien.
Nous ne quittâmes le square que vers minuit. Nous aurions pu y passer la nuit, mais les températures anglaises me contraignirent à y renoncer. Le dos nu et l’absence de veste n’arrangeait rien et je m’étais mise à frissonner.
Arrivée sur Braodwick Street, je dus renoncer à jouer les belles indifférentes et m’accroupis pour retirer mes sandales. Les talons hauts, d’accord. Les pavés, ça allait à peu près. Mais le tout après un dîner à ce point arrosé d’alcool, aucune formation en danse classique ne pouvait y préparer qui que ce soit. Plutôt que de me briser une cheville, je décidai de terminer le trajet pied nus, en tenant à la main les souliers qui avaient eu raison de moi. Je redescendis ainsi sous le mètre quatre-vingt-trois de mon barbu adoré qui me regarda me déchausser non sans une certaine forme de lubricité difficilement contenue.
-Ça te va bien, cette couleur, aux pieds…
-Le vernis ?
-Oui. C’est la même que le rouge à lèvres sombre que tu mets parfois, comme ce soir ?
-Oui, c’est le vernis assorti.
-Avec les sandales… c’était … enfin …
-Respire !
-Sexy…
-Mince, je ne m’en étais pas douté.
Nous arrivâmes enlacés en face de la façade de la petite cour intérieure et Éric fit tourner la clé pour y entrer. Il était minuit et demi. Les propriétaires étaient au théâtre avec des amis, et leur soirée n’était visiblement pas achevée. Inkeri était assise dans le canapé et regardait une chaîne finlandaise captée par je ne sais quel miracle sur le téléviseur de la grande pièce du bas. Elle portait un long tee-shirt de nuit à rayures horizontales rouges et blanches, à manches courtes, qui descendait jusqu’à ses chevilles. Même dans ce vêtement qui la couvrait, elle était sexy et craquante. Elle éteignit la télé et se leva pour venir vers nous.
-Vous avez une bonne soirée passée ?
-Trop bu, mais c’était excellent, oui.
-Oh Léa, le … euh…
Elle désigna le pendentif du doigt. Je la laissai trouver ses mots.
-The gold necklace is beautiful.
-Le collier.
-Col-li-er, tenta-t-elle d’articuler ?
-Oui. Et oui, je l’adore.
-Je ne pas avoir vu ça avant, mais si je sais qu’Éric a un bijou acheté à toi.
-Et bien le voilà.
Inkeri posa son index sur le petit diablotin. Elle fit le geste sans aucune arrière-pensée, voulant simplement effleurer la figurine et la retourner, pour en observer les subtilités du dessin. Mais mes frissons redoublèrent quand je la sentis tout contre ma peau, surtout à cet endroit de mon anatomie.
Les frissons n’étaient plus dus au froid.
-Je peux moi aussi mon cadeau offrir, ou demain ?
-Mais non, maintenant ! Demain je n’aurai plus vingt-trois ans, répondis-je dans une affirmation arithmétiquement hasardeuse.
-Je descends lui et attendez ici, ou vous montez ?
Nous suivîmes Inkeri dans les deux séries d’escaliers qui se hissaient jusque dans ses combles. Juste derrière elle dans le passage exigu, je remarquai ses fesses onduler sous le tissu bicolore, et me souvins du contact furtif, quand ma main s’était refermée dessus et avait constaté leur fermeté. Mes idées engourdies par les alcools se mélangèrent en moi, et toute l’ambiguïté du désir que je ressentais s’amplifia soudainement. J’aurais pu violer Éric à même ce banc, dans Soho Square, tant j’avais eu envie de lui. Et voilà qu’à nouveau, en face de cette blondinette dont le petit cul musclé saillait sous mes yeux, à portée de mes mains qui l’avaient déjà soutenu, les choses semblaient moins simples.
Mais simple, cela faisait deux semaines que plus rien ne l’était.
Quand Éric et moi débouchâmes sur le palier de son étage, dont la porte avait été laissée ouverte, ce qui créait un appel d’air rafraichissant grâce aux velux basculés, Inkeri était penchée sur sa table de nuit. Elle en sortit un petit paquet joliment ficelé et me le tendit.
-Joyeux anniversaire Léa.
-Merci beaucoup, Inkeri. C’est vraiment gentil.
Le paquet contenait une boîte à bijoux réalisée dans un élégant bois clair et brut, sur lequel une forêt enneigée était représentée dans un procédé vraisemblablement voisin de la pyrogravure. Le dessin était d’une grande finesse et le bois parfaitement poncé, lisse et doux au toucher. C’était de toute évidence du travail manuel. La boîte contenait plusieurs petits tiroirs compatibles avec la taille d’une bague, d’un piercing ou d’un pendentif, un coffre légèrement plus large pouvant accueillir bracelets, colliers ou boucles d’oreilles. Le couvercle pivotait, et en l’ouvrant, je me mis machinalement à sourire en repensant à l’écrin de tout à l’heure qui, lui aussi, s’ouvrait… Un petit miroir était collé sous le couvercle, surplombant un espace parfait pour conserver les fermoirs, les clous et autres éléments de fixation parfois surnuméraires, fragiles, minuscules et si faciles à égarer.
-Inkeri, c’est magnifique… je ne sais pas quoi dire.
-Un artisan chez moi fait du objet avec bois.
-Oui ça se voit que c’est artisanal.
-Il travaille avec pins rouges.
-Ce sont des arbres de chez toi ?
-From Lapland.
-Euh… Laponie ?
-Oui !
-Mais, tu l’as acheté comment ? Je veux dire, t’es pas retournée en Finlande exprès ?
-J’ai demandé à parents à moi et ils ont envoyé.
-Ça me touche énormément. Non seulement c’est très beau et ça me plait beaucoup, mais d’y avoir pensé pour moi… enfin je suis vraiment émue. Merci infiniment.
-Comme ça tu pouvoir mettre cadeau d’Éric dans ma boîte.
Cette dernière phrase eut tout à coup une résonnance beaucoup moins froide que les nuits de Taïga, et l’involontaire double interprétation me fit rire intérieurement, autant qu’elle accentua le trouble existant.
Je me dirigeai vers Inkeri pour la remercier et l’embrasser et, emportée par l’élan de l’émotion provoquée par ce cadeau si personnel, je la serrai un instant contre moi. Elle passa son bras autour de mon cou pendant que je déposai une trace légère rouge sombre sur l’arrière de sa joue, sous son oreille, à la naissance de la nuque. Sa main se posa sur mon dos nu pour accepter le free hug, et des fourmillements agacèrent délicieusement la surface de ma peau, comme si je venais de subir une séance d’acuponcture avec des milliards d’aiguilles microscopiques. Comme il y a deux semaines, je perçus la pression de ses deux seins, libres dans le vêtement de nuit, contre les miens, qui avaient réclamé les caresses d’Éric pendant toute la soirée, et qui se trouvaient là, confrontés à leurs semblables, uniquement séparés par deux fines barrières de tissus.
Ma tête tourna, sous l’effet de l’alcool résiduel, peut-être…
Je relâchai mon étreinte autour du magnifique corps scandinave et posai la boite à bijoux sur son bureau, à côté de son ordinateur. Quand je croisai ses yeux, ils me parurent changés. Le bleu translucide et envoûtant s’était assombri, comme si nous avions gagné en profondeur dans une séance de plongée sous-marine. Ma bouche s’assécha, ma peau se hérissa de chair de poule, et la sensation agréable du parquet massif sous mes pieds nus rayonna le long de mes jambes.
Je pivotai et aperçus Éric, dans l’embrasure de la porte ouverte. Il regardait le cadeau que m’avait fait Inkeri, mais son regard sombre avait quelque chose en commun avec celui de cette fille qui avait été au centre de nos discussions ce soir, quelque part dans les abysses d’un désir qui se démultipliait, s’enroulant autour de nos trois âmes, liant les sensations les unes aux autres, au point de s’apprêter à devenir hors de contrôle.
Mon désir se transforma en une crainte irréelle, de celles que l’on ne ressent que quelques fois dans sa vie. La dernière fois, pour moi, remontait à plus de huit ans.
C’était quelques instants avant de perdre ma virginité.
Il n’y eut alors plus de lutte entre Léa et Lola.
Les deux entités fusionnèrent pour le meilleur et pour le pire, et je me lançai enfin dans l’inconnu.
If it be your will
If there is a choice
Let the rivers fill
Let the hills rejoice
Let your mercy spill
On all these burning hearts in hell
If it be your will
To make us well