Jardin d'Émeraude, Palais de la Mer Éternelle - Cité d'Ys
Elara fixait Ivinus, qui était assis face à elle, un cristal de la taille d’un œuf d’oie posé sur la table. Une lumière douce pulsait en son cœur et il scintillait même à la lumière du soleil qui baignait le Jardin d'Émeraude.
— Vous savez ce que ça signifie, Ivinus, dit Elara, l’air sérieux.
— Comment avez-vous trouvé ça ?
— Ce n’est pas ce qui importe, mais sachez que les autres ont été presque tous récupérés dans le territoire. C’est terminé… Je pense que vous en avez assez fait.
— Oui. Mon clan va être anéanti.
— Pas nécessairement…
— Ne soyez pas cruelle, jeune humaine. Ce n’est pas la première fois que des familles s’opposent au régime en cours, je connais la Loi.
— Est-ce que vous êtes réellement contre les humains ou même l’ouverture du royaume ? Léa a peut-être été kidnappée, mais elle n’a pas été tuée, on voulait juste « l’éloigner » peut-être parce qu’elle avait vu quelque chose qu’elle n’aurait pas dû.
Ivinus desserra ses mains formées d’écorce et son expression se détendit, si l’on pouvait dire cela, vu la rugosité de sa peau.
— Je ne déteste pas les humains, nous sommes à une autre époque, vous en êtes la preuve. Mais je ne suis pas favorable à l’ouverture du royaume, vous le savez déjà.
— Est-ce qu’il y a une raison à cela ?
Ivinus reprit son jeu du silence et Elara changea de stratégie.
— Je ne vous demande pas de trahir vos convictions ou ceux avec qui vous avez fomenté ce plan. Mais si nos idées ne sont pas totalement en désaccord, nous pourrions peut-être discuter de ces problèmes si graves que vous en venez à prendre des décisions aussi drastiques.
— La mort de ces pauvres malheureux n’était pas mon intention, mais tout ne se passe pas comme on l’imagine, certains sacrifices sont parfois nécessaires.
— Je pense que la réflexion commune peut parfois limiter les risques que cela dégénère, en gardant des incidents sous contrôle. J’aimerais…
À ce moment, un hoper arriva en volant et s’immisça dans la conversation, reprenant forme humaine : Duîr Drindod.
— Ivinus, vous paierez vous et les traîtres qui ont provoqué ces atrocités dans Brocéliande.
Elara vit le visage d’Ivinus se fermer et Duîr s’apprêta à reprendre la parole. Sentant qu’il envenimait la situation, elle le prit doucement par le bras pour le stopper.
— Duîr, je ne sais pas ce que vous faites ici, au palais, mais laissez-moi gérer cela. La violence n’a que trop duré, si personne ne fait le premier pas, la situation va s’enliser.
— Lui et son clan ont provoqué le massacre de la Clairière aux Fées, l’incident à Moravraz ou encore la Faille Marine, est-ce que tu cautionnes tout ça, Elara ?
— Bien sûr que non et Ivinus non plus. Il y aura un jugement pour ça…
— Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux faire alors ?
— Je veux renforcer et stabiliser Brocéliande, pas massacrer des familles entières en priant que cela ne se reproduise pas. C’était mon but en créant une coalition. Qu’elle soit pour le soutien de la Reine ou juste pour le futur de Brocéliande, ça n’a pas d’importance.
— Que proposez-vous, Elara ? dit enfin Ivinus après avoir observé en silence.
— Je continue à croire à une possibilité de dialogue entre tous, même ceux qui sont en désaccord avec le régime actuel. Je propose de travailler sur les termes d’une ouverture partielle du royaume ainsi qu’un traité pour permettre l’intégration des humains.
— Je vais y réfléchir, Elara Drindod.
— Merci.
Elle et Duîr laissèrent Ivinus sous surveillance dans le jardin et retournèrent dans le couloir, emportant le cristal avec eux. Une fois suffisamment loin et à l’abri des regards, Elara se tourna vers Duîr pour l’enlacer chaleureusement.
— Merci Duîr d’avoir bien voulu jouer la comédie pour moi.
— C’est un plaisir d’aider ma nièce. Lorsque Sikaes m’a envoyé un message de ta part, j’ai trouvé ton plan audacieux.
— Je pense que l’image que vous transmettez en tant qu’ancien conseiller ne peut être falsifiée, ça n’aurait pas eu le même impact avec Lirion.
— Où est-il actuellement ? Je pensais qu’il ne te lâchait pas d’une semelle.
— Il est chargé de coordonner la cérémonie de Lamas au domaine familial. Il doit me rejoindre plus tard pour que nous nous y rendions ensemble.
Ils continuèrent à marcher jusqu’à l’aile ouest du Palais.
— Duîr, ça ne vous manque pas l’ambiance ici, les intrigues ?
— J’aime garder un pied au Palais, mais je suis très heureux que les nouvelles générations s’occupent de régler les problèmes à ma place. Puis Tân ne supportait plus que je m’absente sans arrêt.
Elara se mit à rire et ils se séparèrent quand elle atteignit le laboratoire d’Aeronwy. Elle n’y était plus à cette heure, mais une cargaison importante s’y trouvait. Elle reposa délicatement le précieux cristal qu’elle portait dans un sac de lin solide, repensant à sa dangerosité. D’après Megumi Kokonoe, les cristaux permettaient d’accumuler la puissance magique présente en Brocéliande. Elle, qui employait des techniques raffinées du même type pour alimenter les portails, savait bien que sous cette forme, ils pouvaient se montrer plus instables. Mais seuls les spécialistes savaient reconnaître leurs vertus ; sans un œil aguerri, ils ressemblaient juste à de beaux cristaux ovoïdes.
La Reine Dahut comptait s’occuper de tout ça après la cérémonie, lorsque tous les chercheurs seraient de nouveau disponibles. En attendant, ils avaient jugé que la sécurité du laboratoire gardé par les Teirionnours suffisait pour la nuit.
Elara mangea un biscuit qu’Aeronwy gardait en cas de nuits blanches et fila à son prochain rendez-vous. Au fur et à mesure qu’elle s’approchait des quartiers des invités, le nombre de Brocéliandins augmentait et l’agitation se ressentait. Un peu grâce à la fête qui suivrait la cérémonie de Lamas et aussi parce que la grosse période de travail allait s’achever. La plupart partaient avec beaucoup d’avance pour profiter de l’ambiance festive au domaine Drindod dès l’après-midi. Quand elle frappa à la porte de la suite où logeaient Morgane et Bryn, la jeune femme lui ouvrit, portant déjà une tenue pour l’occasion.
— Bonjour Elara, entrez ! Nous allons bientôt partir, les Lannluch sont apparemment pris d’assaut.
— Je ne vous dérangerai pas longtemps, dit Elara en s’installant sur le seul fauteuil qui n’était pas couvert de vêtements ou de matériel professionnel. Vous allez directement à la cérémonie ?
— Non, nous avons encore une grosse partie du travail de rapatriement à organiser, répondit Bryn qui poussa des vêtements pour s’aménager une place sur le canapé.
— J’ai eu l’occasion de lire la proposition transmise au conseil à ce propos. « Qui aurait cru que ce plan serait pondu par un petit bout de femme de sa veine, elle a un sacré sang-froid. »
— Nous avons hâte que ce soit terminé, Morgane a vraiment besoin de repos.
— Je comprends… « Lirion me dit la même chose. »
— Tout est prêt ! Je regrette que nous n’ayons pas pu parler à notre arrivée à Brocéliande, s’exclama Morgane en s’asseyant sur les genoux de son compagnon ravi qui rabattit un bras à travers son ventre.
— J’aimerais avoir votre position sur de potentiels échanges entre Avalorn et Brocéliande, demanda sérieusement Elara.
— Nous ne sommes pas vraiment des émissaires… Mais je dirais que si la situation nous donne satisfaction, nous pourrions ouvrir un tunnel de discussion, répondit Morgane avec un demi-sourire.
— Vous ne tenez pas rigueur au Royaume de ce qu’il s’est passé à Moravraz ?
Le Ceffyl Dwr crispa son bras et Morgane, par un geste imperceptible, le calma.
— Votre Reine n’est pas si innocente et juste que vous le croyez, dit-elle en riant.
— Je ne parlerai pas de nos affaires internes…
— C’est de bonne guerre, je ne lui en veux pas. Après tout, la manipulation est un art quand on fait de la politique et cela fait plusieurs siècles qu’elle règne, il me semble. Elle pourrait se vanter de sa réussite.
— C’est ce genre de remarque qui me rappelle que vous êtes journaliste, répondit Elara.
— Est-ce que vous avez d’autres questions ? demanda la jolie blonde avec un sourire poli et professionnel.
— Non. Nous aurons l’occasion de nous croiser ce soir, dans des circonstances plus agréables.
— Avec plaisir, vous me raconterez comment vous êtes arrivée ici, je n’ai pas l’impression que vous soyez là par accident comme les autres.
— En effet, rit Elara. Nous en parlerons… peut-être.
Elle se leva pour clore la discussion, elle avait quelques heures pour travailler avant le retour de Lirion qui ne manquerait pas de lui enlever ses papiers des mains. Elle rit en pensant à lui alors qu’elle empilait des livres qu’elle devait rapporter à la grande bibliothèque d’Alenvel. Un peu de ménage ne ferait pas de mal dans sa salle de repos. Il faudrait plutôt qu’elle s’aménage un vrai bureau, de préférence dans l’aile ouest pour éviter les allers-retours avec le laboratoire d’Aeronwy.
Elle sentait qu’Ivinus coopérerait et son excitation monta d’un cran. Certes la situation avait été dramatique, mais tout allait s’arranger, les émissaires du Japon étaient repartis le matin, les portails étaient tous prêts, tout était sous contrôle. Après avoir organisé son bureau pour son travail des prochains jours et placé ses livres au sol près de la porte, elle passa une dernière fois au laboratoire pour comptabiliser les cristaux qui avaient été rapportés. Elle avait hâte de découvrir à quoi ces cristaux pourraient bien servir, s’ils avaient été à l’origine de ces déformations de l’espace et ces altérations, quelles pourraient être leurs applications.
Elle rit intérieurement en imaginant la tête déconfite de Lirion quand elle lui parlerait de ses recherches à venir, jusqu’à ce qu’elle aperçoive les corps des gardes Terrionnours au sol. Elara se précipita pour voir leur état, mais ils semblaient endormis, le laboratoire était ouvert et elle courut vers le bureau où étaient stockés les cristaux. Ils n’étaient plus alignés soigneusement, mais un gros trou ornait le centre de la table, trois ou quatre cristaux avaient été volés. Elle sentit une odeur étrange qui la fit éternuer, elle se retourna et aperçut une fée qui essayait de s’enfuir discrètement.
— Stop ! Arrête-toi, tu ne peux pas prendre ça, c’est très dangereux.
La fée ignora Elara et s’enfuit en volant le plus vite qu’elle put, portant dans ses bras un cristal qui faisait presque la moitié de sa taille. Elle la poursuivit et se mit à crier :
— Arrêtez-la !!
La fée la fixa un instant et se sentant acculée, elle se tourna vers Elara, les yeux brillants de larmes, puis lâcha le cristal en le lançant dans sa direction. Elara se recula vivement, protégeant son visage et son ventre alors que le cristal éclatait sur le sol, provoquant une détonation qui la souffla à plusieurs mètres en arrière. Le couloir était totalement enfumé et des particules brillantes vacillaient dans l’air ambiant.
Elara sentit que sa jambe avait été touchée à cause d'une douleur fulgurante. Regardant avec appréhension, elle vit qu’aucun sang ne coulait et elle se remit doucement debout, s’appuyant principalement sur l’autre jambe pour aller sur le lieu de l’impact. En s’approchant, elle vit la fée au sol, les ailes et cheveux brûlés. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, on aurait dit une parodie grotesque de Barbie qui aurait fini dans les mains d’un enfant cruel. Elle la prit dans les mains, se demandant pourquoi elle en était arrivée là.
— Ne bouge pas, on va trouver de quoi te soigner, chuchota Elara, le visage brouillé de larmes.
— Je voulais juste… sauver notre magie, répondit la fée en toussant.
— Mais pourquoi ? On allait arranger les choses, ces cristaux sont très dangereux.
— On nous a dit que les portails allaient détruire Brocéliande, on devait faire quelque chose, reprit-elle en toussant de plus belle.
— Chut, ne parle plus, on va trouver de l’aide. (se mettant à crier) Il y a quelqu’un ? Aidez-nous.
Elara marcha en boitant jusqu’au couloir suivant qui n’avait pas été touché par l’explosion et vit l’Ankou se rapprocher d’elle, glissant sur le sol.
— S’il vous plaît, elle a besoin d’aide.
Il se pencha sur la silhouette de la fée, la saisit doucement dans ses mains et leva les yeux vers elle après l’avoir observée un instant.
— Elle est déjà morte.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous racontez, elle peut encore être sauvée, il doit y avoir un druide ou des remèdes quelque part…
— Non, elle est déjà morte, mais vous, vous vivrez.
Alors qu’elle baissait les yeux vers la fée, elle s’aperçut qu’elle avait disparu et que seul un bout de tissu brûlé restait dans les mains de l’Ankou. Elle ravala un sanglot, ne comprenant pas ce qui s’était passé, mais se souvenant des paroles de la fée. Les cristaux, eux, avaient bien disparu.
— Il faut aller sur le site de la cérémonie, un drame va se dérouler et il risque d’y avoir beaucoup de morts, est-ce que je peux compter sur vous ?
Il la fixa un instant puis hocha la tête et s’en alla comme un spectre. La nausée la prit, la douleur à sa jambe était trop forte et l’adrénaline commençait à retomber. Elle fit quelques pas et pensa à Lirion, il devait venir la retrouver bientôt, il allait arriver… Elle sentit ses jambes céder alors que son Hoper la rattrapait in extremis.
— Ça va aller, ma chérie.
— Non, ça ne va pas aller, répondit-elle, le visage baigné de larmes.
Il la porta délicatement, s’éloignant de la zone sinistrée.