Chapitre 67 : Le jardin des morts

Par Kieren

La rivière juste en bas de chez nous était située entre deux falaises, le courant avait creusé la montagne pendant des siècles, mais étonnement le fond était constitué de galets gigantesques. De sorte qu'en descendant le courant, moi et les gosses, nous sautions de pierre en pierre en évitant de glisser et de se viander assez misérablement. En été, c'est à dire présentement maintenant, le niveau de l'eau n'est pas très élevé à cause de la chaleur. En hiver il s'agit d'un véritable torrent glacé, impossible d'y mettre les pieds.

Les gosses m'accompagnaient en sautant parfois dans l'eau, la Gamine attrapait du bois flotté et le lançait le plus loin possible, tandis que son frère regardait les poissons et les libellules. Moi j'avançais en cueillant des fleurs. Et puis, lors d'un virage, je vis la faille dans la falaise.

« On y est les enfants. On va rentrer là dedans. »

« Dans la faille ? » demanda la Gamine. « On pourra passer au moins ? »

« Je ne sais pas ? Est ce que tu as un gros cul ? »

« Non. »

« Et bien c'est parfait ! Je passe devant et vous me suivez. » Et nous rentrâmes en file indienne.

Le passage était étroit et humide, de la boue recouvrait le sol et de la mousse tapissait les parois. De petites grenouilles sautaient sur nos jambes, et le Gamin en ramassaient quelques unes, puisqu'il était le seul suffisamment petit pour se baisser. Certaines atterrirent dans les cheveux de sa sœur, mais celle-ci ne s'en offusqua pas. La marche dura quelques minutes. Du brouillard commença à apparaître et je sus que nous étions arrivés.

Le passage s'élargit et nous arrivâmes dans un espace ouvert mais complètement cloisonné par la brume. Nous avions de la place pour bouger mais notre vision était considérablement handicapée. La température avait chuté de quelques degrés, le sol était entièrement constitué de fougères et de mousses.

Et puis, nous vîmes un chat sortir du brouillard. Il était complètement blanc, de même que ses yeux. Il vînt nous renifler, et il se frotta contre ma jambe, alors je le caressai.

Puis il disparût.

« Vous le connaissez Vieux Gamin ? »

« Oui en effet, il m'a déjà accueilli une ou deux fois, et il ne me craint pas, même si je dois sentir le chien mouillé. Mais ce n'est pas le seul félin ici. Venez, explorons un peu cet endroit. Avancez toujours droit devant vous, et si vous vous perdez, suivez les chats. »

« Il y en a combien ici ? »

« Beaucoup Gamine, beaucoup. »

Et on en croisa des chats, des dizaines, de toutes les couleurs : des gris, des rouquins, des tigrés, des noirs, des chartreux, des persans, des siamois, même des sphinx. Certains nous ignoraient, d'autres venaient jouer avec nous, mais la plupart nous observaient de loin, perchés sur les tombes ; parce que, des tombes, il n'y avait que de ça.

Elles apparaissaient timidement de loin, comme des fantômes. La majorité était en pierre, parsemée de mousse et de lichen, mais il nous arrivait d'en trouver en bois, avec une croix qui avait recommencée à pousser, et qui formait de jeunes arbustes ou même des arbres, dont la cime se perdait dans le brouillard. D'autres portaient des photos, parfois très anciennes, mais elles n'étaient pas attaquées par l'humidité. Sur certaines poussaient des fleurs, il y avait des roses, du muguet, des tulipes, beaucoup de chrysanthème.

« Mon frère demande qui sont ces humains ? » me dit la Gamine dans mon dos.

« Je n'en ai aucune idée. Certains villageois y sont enterrés mais peu de personne y vont. L'accès est trop étroit pour faire passer les cercueils, et il n'existe qu'un seul accès : celui que nous venons de prendre. »

« C'est impossible ! Nous marchons maintenant depuis 10 minutes, et on ne voit même pas le bout ! Cet endroit est immense. On peut forcément y accéder autre part. »

« Et non Gamine. Ce cimetière n'existe pas autre part. Il n'apparaît qu'en passant par la faille que nous venons d'emprunter, c'est pour ça que je vous dis de marcher en ligne droite : parce qu'il n'y a qu'une issue. Mais les chats nous guident si nous nous perdons, alors ce n'est pas très grave. »

« C'est vous qui l'avez découvert ? »

« Non, pas du tout. C'est Riton qui m'a montré cet endroit ; lui, il était trop gros pour passer, alors il m'a demandé si je pouvais y aller pour lui raconter à quoi ça ressemblait à l'intérieur. »

« Je le dis bien qu'il est trop gros... » marmonna la Gamine.

« Il est surtout massif. Il arrive à renverser ses taureaux par leurs cornes. Je ne veux absolument pas me prendre une beigne de sa part, je le sentirais méchamment passer. »

« Il aurait des raisons de vous en vouloir ? »

« Pas que je sache. Je ne lui ai jamais voler sa nourriture... »


 

Nous continuâmes notre marche et je laissai les gosses s'extasier. Je ne pensais pas que des enfants pourraient trouver cet endroit féerique. Pourtant ce fut ce que la Gamine me dit lorsque nous croisâmes un îlot, entouré d'un lac limpide, relié à la terre part un petit pont de pierre, avec un mausolée qui trônait majestueusement en son centre.

La porte était ouverte, alors nous y avons jeté un coup d’œil. Il était vide, mis à part l'escalier en colimaçon qui s'enfonçait dans les profondeurs de la Terre. Il y faisait sombre, et même avec ma lampe torche, nous ne pouvions voir le fond. Le Gamin y jeta un caillou, mais nous n'entendîmes jamais la pierre heurter quoi que ce soit.

À l'unanimité, nous décidions de ne pas entamer la descente, et de laisser les morts en paix.

Nous prîmes quant même notre quatre-heures les pieds dans l'eau. Chacun sorti son sandwich de son sac à dos et nous mangeâmes. J'appris aux enfants à faire des ricochets. La Gamine était très douée, son frère un peu moins. Les chats vinrent nous piquer quelques bouts d'œuf au plat, mais ils firent la sieste sur nos genoux, alors ils furent pardonnés.

Sur le chemin du retour, la Gamine nous fit remarquer :

« Ce ne sont pas les mêmes tombes que nous avons croisé à l'aller ; vous êtes sûr que nous faisons bien demi-tour ? »

« Sûr et certain, et ne t'étonnes pas de ça, elles changent de place dès que tu as le dos tourné. Par exemple, le mausolée c'est la première fois que je le vois, c'était une belle surprise. Et puis les chats vont dans cette direction, alors bon... »

Le Gamin se mit à ma hauteur et tira sur mon pantalon, puis il pointa les fleurs que je portais à la main.

« Tu veux savoir pour qui j'apporte ces fleurs ? » Il hocha la tête. « À personne en particulier. J'en prends toujours avec moi pour décorer cet endroit. Tu vois les roses trémières là, dans ces urnes ? C'est moi qui les ai planté dans la cendre, et elles ont poussé. Toutes les fleurs que j'apporte finissent par pousser ici, même si j'en coupe les racines. Alors quand je viens, je colore un peu la nécropole. Les chats m'en sont reconnaissant, alors je continue. »

« Ils mangent quoi ces chats au fait ? »

« Je ne sais pas. Des fois je me demande s'ils ne mangent pas les morts quand nous ne sommes pas là. Mais c'est glauque. »

« Pas du tout ! » s'offusqua la Gamine. « C'est la cycle de la vie. Quelque chose meurt pour que quelque chose vive. »

« Non, je parlais pour les chats : imaginez qu'ils mangent de la viande en putréfaction. Croyez vous que ce soit bien pour leur régime ? »

« Je ne sais pas Vieux Gamin, en tout cas ils ont le poil doux. Le cadavre leur va à ravir. »

Elle réussit à me faire pouffer cette petite sotte.


 

Alors que je plantais ce que j'avais cueilli à l'aller, un chat noir se percha sur la tombe. Je le connaissais, et cela ne me fit pas plaisir. Ce matou avait un caractère de chiotte, et il me faisait peur. Je n'avais pas peur de grand chose, mais lui, je sais pas, il avait le regard mauvais, et puis, je l'ai déjà vu attaquer un autre chat. Lors de la bataille, il lui arracha la tête. Et il la mangea. Alors nous étions mis d'accord : je le laissais tranquille et il me laissait tranquille.

Mais cette fois ci, le Gamin voulu le caresser. Évidemment la bestiole se foutu en rogne et le griffa au visage, juste en dessous des yeux. Il siffla et sa queue se transforma en fumée noire, puis il disparût dans le brouillard. Le Gamin, sous le choc, éclata en sanglot. Sa sœur, quand elle vit cela, s'emporta et poursuivit la bête en suivant la fumée noire. Évidemment, elle sortit du chemin.

« Et merde. » Je pris le Gamin, le mis sur mes épaules et courus après la fillette. Elle hurlait de rage, alors même si je ne la voyais pas je la pistais à son cri.

Au bout de 45 rangées sur la gauche et 13 sur la droite, nous retrouvâmes les deux monstres entrain de se battre. La Gamine avait des traces de griffures partout sur les bras et la face, tandis que le chat avait des trous dans sa fourrure. Ce dernier ne se laissait jamais attraper, il disparaissait dans une boule de fumée noire, comme une seiche disparaît dans son brouillard d'encre, et réapparaissait autre part, de préférence dans le dos de la Gamine. Cette dernière était enragée et pestait de ne pas pouvoir tordre le cou de cette saloperie.

« Gamine ! Ça suffit ! » hurlai-je à plein poumon. Cela les stoppa tous les deux, le chat mordit une dernière fois la fillette à la main et disparût derrière une tombe. Je déposai le Gamin à terre et prit la tête de sa sœur dans mes mains.

« Est ce que tu as la moindre idée de ce que tu viens de faire ? »

« Je viens de punir une sale bête qui vient de blesser mon frère ! »

« Je répète une ultime fois ma question. Est-ce-que. Tu as. La MOINDRE. Idée. De ce que tu viens de faire ? » crachai-je entre mes dents, en ponctuant chaque mot par des coups de doigts sur son front.

« Rien d'une quelconque espèce d'importance, le Vieux ! »

« Tu en es sûre ? Je veux dire, est-ce-que tu sais où on est là ? Parce que moi, pas du tout. Nous ne sommes pas, chez nous ! Nous sommes des putains d'invités dans un lieu où habitent des imagos, comme ce chat. »

« Vous avez peur le Vieux ? » demanda incrédule et avec une pointe de défi la sale gosse.

« Oui jeune fille. Je crève de trouille là, parce que je ne connais pas les règles qui régissent cet endroit. Maintenant dépêchons-nous de barrer avant qu'il ne nous arrive des emmerdes. »

« Pas de problème l'Ancêtre, il suffit de revenir sur nos pas. Et avant que vous ne me preniez pour une bille, j'ai noté notre chemin : on fait 13 tombes dans cette direction, puis 45 en prenant à gauche. Et si ce n'est pas ça... »

« On suit les chats. Parfait, tu n'auras droit qu'à une engueulade au lieu de deux. Maintenant on prend le Gamin et on file. Gamin, où es-tu ? »

Il était devant la tombe derrière laquelle la créature avait disparue. Sur cette tombe, il y avait des poupées en porcelaine, un tas de poupée. Elles avaient toutes la même taille, mais la physionomie, les cheveux, la couleur des yeux et les habits étaient différents. Mais ça, ce n'était pas grave. Au delà de l'aspect flippant de trouver des poupées dans un cimetière ; toutes, et je dis bien ''toutes'', fixaient le Gamin des yeux et le pointaient du doigt. Et lorsqu'il remit son sac à dos sur ses épaules et qu'il se dirigea vers nous en marche arrière, les jouets continuaient de le suivre du doigt.

« Voilà ! Maintenant je flippe vraiment. On y va maintenant ? » demandai-je à la Gamine. Celle-ci ne dit rien et hocha la tête.

Je pris le Gamin avec moi et nous courûmes vers la sortie. Les chats que l'on croisait, autrefois amicaux, nous crachaient maintenant dessus, puis s'enfuyaient à notre approche. Plusieurs fois je doutai de ma mémoire et crus que nous étions perdus, alors je poussai un soupir de soulagement lorsque la faille apparu devant nous. Nous nous engouffrâmes à l'intérieur, laissant derrière nous le miaulement assourdissant que faisaient les gardiens des tombes.

Une fois sorti, je souris au soleil.

« Vous avez oublié de planter vos fleurs Vieux Gamin. » plaisanta la Gamine.

Je les lui fis bouffer sur place.

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