Cela fait maintenant deux mois que j’ai quitté Bigfork pour rejoindre la côte Pacifique, mon but étant de me rapprocher des miens ou de ce qu'il en restait. Les trains et les avions cloués dans le néant, je n'ai pas eu d'autre choix que de partir en voiture à la vitesse d'une limace. J'avais fait le plein et rempli trois jerricans de réserve, tout en sachant pertinemment que je n'irais pas bien loin.
De fait, l’US 90 étant devenue impraticable à partir de Missoula, j’ai dû laisser la Chevrolet au milieu d’un flot de voitures abandonnées. Et j’ai continué à pied, harnaché d'un sac à dos. Ce sac de super héros était un Osprey Atmos AG 65. Il m'avait été offert la veille de mon départ par Ambrose Barthelme, un vieux survivaliste bouffé par les varices qui n'avait plus les jambes ni le courage de crapahuter. Il me l'avait garni de tout ce qu'il fallait pour dormir, me chauffer et me défendre. Je devais porter environ huit livres et, bien qu'équilibré au gramme près, les sangles d'épaules me brulèrent les muscles trapèze, à en grimacer, sur les cent premiers miles. Mais j'ai tenu bon. Ma liberté retrouvée m'a donné des ailes.
Aujourd’hui, 9 novembre, c'est avec des larmes d'épuisement que je suis enfin parvenu aux abords de ma destination.
Demain, en début de matinée, je pense atteindre le comté de Marin, puis mes pas fileront vers Sausalito, cette ville que j'ai tant aimé et que j'avais cessé d'aimer parce qu'on n'y faisait plus l'amour sur les plages au crépuscule. C'est là qu'un beau jour, à l'âge de seize ans, j'avais fugué pour aller à la rencontre du "Peuple superbe". Un ami du même âge m'avait dit qu'il avait été déniaisé par une pulpeuse brune de trente ans sur l'heure de midi, et par une autre le soir même qui l'avait initié au Kamasutra sous les étoiles. J'avais juste un peigne et une brosse à dents dans la poche, mais je voulais en être et rien n'aurait pu m'en empêcher.
Entre les années soixante et soixante-dix, des "Enfants fleurs" étaient nés, avaient poussé ici dans une farandole d'allégresse. Ils vivaient sur des péniches rafistolées, colorées, excentriques, faisant de Sausalito une ville flottante unique que tous les assembleurs de nuées du monde rêvaient de rallier. Ils portaient de magnifiques tuniques indiennes, avaient de longs cheveux pour ne pas ressembler aux militaires du Vietnam. Ils lisaient de la poésie didactique et satirique, se berçaient de musique féconde de mirages, en faisant presque toujours l'amour avec le premier venu. Leur quête de nouvelles perceptions sensorielles et d'états de conscience modifiés, les amenaient parfois jusqu'aux franges divines d'horizons versicolores. Leur hédonisme irrépressible se résumait par ce slogan : "Vivre sans temps mort et jouir sans entraves". Rompant avec le matérialisme et le consumérisme des sociétés industrielles, ils rejetaient avec force sourire le capitalisme, les valeurs associées au travail, à la réussite professionnelle et le primat des biens technologiques au détriment des biens naturels. Leur monde n'était sans doute pas le plus parfait, mais leur esprit visionnaire et fraternel avait fait d'une abstraction une réalité tangible. Comme au regard d'un démiurge, grâce à eux, l'utopie s'était mise à vivre et à remuer sous ses longs voiles. Dans ce haut lieu de la contre-culture, ils avaient montré la voie possible d'un bonheur de l'Instant, pour tous. Malheureusement, cet Instant n'avait duré qu'une fraction de seconde à l'échelle du cosmos. Les "Enfants fleurs" grandirent, leurs dents se décalcifièrent et leur descente de LSD les rabattit violemment à terre, dissipant leurs rêves sacrés pour les uns dans le dégoût, pour les autres dans la spéculation. Le Dieu Dollar sifflant la fin de la récréation, la cité fleurie finit par s'embourgeoiser et les loyers de Sausalito grimpèrent rapidement. Bon nombre de ces hippies devenus yuppies firent fortune dans la Silicon Valley et se métamorphosèrent en bourgeois-bohème, troquant leur libertarisme psychédélique en libertarianisme technologique. Quant à moi, j'avais repris la route et continué à faire l'amour aux quatre vents. Tout autant, malgré le temps passé et mes vertiges existentiels, les fleurs de Sausalito n'avaient jamais fané dans mes cheveux.
En chemin depuis Bigfork, je ne m'étais fait aucune illusion. Les ogives étant tombées tout près, je pressentais que je n'y retrouverais pas ma sœur Janet, ni Elihu mon beau-frère, ni Alicia et Zack, ma nièce et mon neveu. J'ai pourtant arpenté d'un bout à l'autre la supposée Buckelue Street jusqu'à la nuit tombée, dans l'espoir de retrouver une photographie ou, que sais-je, un objet dérisoire qui leur aurait appartenu. En vain.
Sausalito avait été pulvérisé. Ni le capitalisme, ni les enfants du New Age n'avaient triomphé.
Aussitôt, ma sentimentalité fit place à la componction devant le spectacle de désolation qui m'entourait. Bien qu'à présent rompu à ces visions effroyables, une fois de plus je fus saisi par l'ampleur du désastre : sur un diamètre d'environ un mile, la colline où résidait ma sœur Janet était entièrement pelée. Il n'y subsistait plus un brin d'herbe, plus une fleur, plus un grouillement d'insectes. Du centre-ville, il ne restait qu'une immense tache blafarde, polie comme la paume de la main. Les traces mêmes des maisons et des bâtiments en dur avaient disparu, leurs fondations semblaient pilées. Par endroits, les décombres étaient si menus que j'avais l'impression de fouler le gravier ponce d'un sol lunaire. D'éparses crevasses grises s'échappaient encore des fumées malodorantes qui laissaient flotter dans l'air une âcre odeur de fer, de plastique et de corps brûlés.
Le bitume ayant fondu et comme je n'avais aucun repère pour situer leur dernière demeure, j'ai dû choisir un emplacement hasardeux pour me recueillir. Mains jointes, tête baissée, j'ai pris l'attitude solennelle de l'endeuillé. Mais mon cœur était sec. Désespérément sec. Dénué du moindre sentiment, j'ai laissé parler le silence. Je ne me sentais pas d'adresser une prière au ciel pour que mes proches reposent en paix. Cela faisait longtemps que je ne croyais plus au mensonge de la paix, et moins encore au salut de l'âme. J'étais devenu cet éhonté qui pouvait juste pardonner aux hommes, non parce qu'ils méritaient mon pardon, mais parce que je méritais cette paix qu'ils m'avait laissée en s'entretuant.
"Cette ville que j'ai tant aimÉE".
Je continue...
Une déambulation au fil des souvenirs et des illusions perdues, la conclusion est très émouvante.
Cependant il me semble que ce chapitre est moins abouti que les précédents, surtout le paragraphe "entre les années soixante et soixante-dix". Là, je perds un peu ton personnage, même si je le retrouve à la fin du paragraphe. Il faut dire qu'il y a tant à dire... Peut-être plus qu'une analyse générale, traiter le sujet au travers des yeux de ton personnage, cela aurait plus de poids.
De manière générale j'ai noté l'emploi de nombreux possessifs , il me semble qu'ils ne sont pas tous nécessaires (ma Chevrolet/la Chevrolet ; mon sac à dos/ d'un sac à dos ; mes sangles d'épaules / les sangles ; Ma liberté /la liberté ;ses plages au crépuscule / les plages ; Un ami de mon âge / du même âge ...)
quelques remarques diverses :
- Mais j'avais tenu bon : j'ai ?
- cette ville que j'avais tant aimé et que j'avais cessé d'aimer parce qu'on n'y faisait plus l'amour sur ses plages au crépuscule : il me semble que tu peux supprimer le premier "que j'avais". Et ou mais ?
- Un ami de mon âge m'avait dit qu'il avait été déniaisé : le "m'avait dit que" alourdit, je pense que tu peux le supprimer car cette information n'est pas essentielle.
- les assembleurs de nuées : l'image n'est pas très claire
- Ils se lisaient de la poésie : ils lisaient ?
- qu'une seconde à l'échelle du cosmos : et même une fraction de seconde !
- de LSD les rabattirent violemment à terre : les rabattit
-Tout autant, malgré le temps passé et mes vertiges existentiels, les fleurs de Sausalito n'avaient jamais fané dans mes cheveux : très joli !
- Ce fut en vain : juste 'En vain" il me semble que c'est plus fort
A très bientôt
Bien à toi !
C'est beaucoup mieux !
Encore merci !
Par contre, là, je n'ai pas trop compris...
Pourrais-tu préciser comment tu l'envisages ?
par exemple :
Entre les années soixante et soixante-dix, des "Enfants fleurs" étaient nés, avaient poussé ici dans une farandole d'allégresse. Je vivais alors sur une de ces péniches rafistolées, colorées, excentriques, qui faisaient de Sausalito une ville flottante unique que tous les assembleurs de nuées du monde rêvaient de rallier. Je portais tuniques indiennes et cheveux longs pour ne pas ressembler aux militaires du Vietnam. Je lisais de la poésie didactique et satirique, me berçait de musique féconde de mirages, faisant presque toujours l'amour avec la première venue. Ma quête de nouvelles perceptions sensorielles et d'états de conscience modifiés, m’amenait parfois jusqu'aux franges divines d'horizons versicolores. Mon hédonisme irrépressible se résumait à ce slogan : "Vivre sans temps mort et jouir sans entraves" etc
Après il faut que cela colle avec la temporalité des évènements. C'est vrai que dans ce cas, ton personnage prend un sacré coup de vieux... Du coup - je réfléchis en même temps- ça ne colle pas.
En fait j'essaie de donner un âge à ton personnage, c'est assez difficile. Il ne peut avoir vécu les années soixante / soixante-dix. S'il avait 20 ans à cette époque, il en aurait 70 ou 80 aujourd'hui. Il a une sœur et des neveux donc, il est beaucoup plus jeune (40/50 ?). Tu vas dire que je pinaille mais lui donner un âge est important car cela permet de valider toutes ses expériences et réflexions. Du coup il faut peut-être bien préciser que son analyse est le fruit d'un constat d'échec qui a conduit à une trahison des aspirations profondes des générations suivantes.
Bon je me fais des nœuds, j'espère que tu arriveras à y comprendre quelque chose (MDR)