Chapitre 8

Jahangir était revenu chez lui furieux après son éprouvant voyage à Coloratur. Impressionné par la puissance d’Ynobod et sa capacité à le repérer lorsqu’il s’approchait de trop près, il n’osait plus s’aventurer sur Odysseus malgré la forte envie qui le taraudait. Prisonnier volontaire dans sa demeure surprotégée à Astarax, il tournait en rond entre ses murs comme un lion en cage. Il ne recevait aucune information de Marjolin, il ne savait rien de ce qui se passait à Coloratur. Sa colère ne cessait de monter, ne se calmait jamais. Il écumait de rage et sa hargne l'empêchait de dormir. Même s’il savait qu’il avait besoin de réfléchir pour établir un plan, il en était incapable tant ses capacités étaient anihilées par la haine inassouvie qui l’habitait.    

 

Parfois, il était pris d’une envie impérieuse de trouver une solution et se précipitait dans son laboratoire au sous-sol. Il dévalait l’escalier tournant comme un fou, au risque de glisser et de tomber la tête la première. Il allait et venait entre les paillasses, la verrerie et les instruments. S’arrêtant brusquement lorsqu’il pensait avoir trouvé une piste, il fouillait laborieusement dans ses grimoires et ses carnets de notes à la recherche d’une formule qui réponde ou qui serait voisine de son idée. Mais il ne trouvait rien qui le satisfasse. Au bout d’un moment de vaine exploration, il était épuisé, vidé. Il remontait dans sa cuisine en traînant les pieds, la tête baissée, les dents serrées et son ressentiment encore augmenté. Quand il se voyait aussi minable, il était content que personne ne le vît car il se faisait même honte à lui-même. Il savait qu’il devait se ressaisir, mais il n’arrivait pas à apaiser son courroux. 

 

Il était en proie à son agitation habituelle lorsque quelqu’un frappa à sa porte. Sa première réaction fut de sursauter de frayeur, puis il se raisonna. Ynobod ne pouvait pas venir ainsi jusque chez lui, c’était impossible, inimaginable. Il traversa la grande salle et longea le couloir pour voir qui était là. Par le judas, il aperçut dehors la silhouette bossue d’Esmine déguisée en vieille femme. 

 

-- C’est toi Esmine ? demanda-t-il à travers le panneau de bois.

-- Bien sûr que c’est moi, répondit-elle, qui veux-tu qui vienne te voir, cloîtré dans ton manoir et complètement paranoïaque ?

 

Jahangir tira les verrous et entrouvrit le battant. Esmine poussa la porte et, bousculant le sorcier, pénétra dans la maison et se rua vers la cuisine. Il la suivit à grandes enjambées.

 

-- Que t’arrive-t-il Jahangir ? On ne te voit plus jamais sortir de chez toi. De quoi as-tu peur ? Tu ne craignais personne avant !   

-- Je n’ai pas peur, siffla méchamment Jahangir entre ses dents noires. Je passe simplement mes jours à chercher comment anéantir Ynobod. C’est un travail harassant. Je n’ai pas le temps de folâtrer comme toi. Que viens-tu faire ici ? Je n’ai pas de temps à te consacrer pour bavarder de choses et d’autres. J’espère simplement que tu m’apportes des nouvelles. Que devient Marjolin ? 

-- Nous n’avons pas de nouvelles de Marjolin, répondit Esmine. Mais des changements incroyables sont en train de se produire.

-- Que veux-tu dire ? fit Jahangir, de quoi parles-tu ? 

 

Jahangir était inquiet. Que mijotait Ynobod ? Il était devenu son pire ennemi, bien pire que Lamar, qui n’était qu’un vieux grincheux. Ynobod semblait tout oser et tout réussir. Il avait dû mettre des siècles à préparer son offensive, et il attaquait maintenant de tous côtés sans répit. Jahangir n’osait pas montrer la peur viscérale que provoquait en lui son ancienne créature et, pour la combattre, se montrait arrogant et agressif. Il ne trompait personne, surtout pas Esmine et ses soeurs.

 

-- Le climat est en train de varier sur la planète, et ça change tout autour de nous. expliqua Esmine calmement. Le niveau de la mer est monté. Les vents brûlants du désert ont cessé. La température extérieure est plutôt modérée, variable. Des nuages venant de la mer commencent à déferler avec un vent doux chargé d’humidité, et il pleut. La végétation qui était morte renaît par endroit. Les paysages se couvrent d’un soupçon d’herbe verte et des fleurs commencent à pousser.

-- Quelle est cette diablerie ? rugit Jahangir. Comment est la plage ?

-- La plage n’existe plus ! ironisa-t-elle.

-- Oh ! fit Jahangir en serrant les poings, l’image même de la déception. Ynobod va trop loin, je vais l’anéantir.

-- Au lieu de te fâcher sans agir, réfléchis plutôt, répliqua Esmine. Tu passes ton temps à t'apitoyer sur ton sort.

-- Tout le monde me méprise, se disait Jahangir avec amertume tandis qu’Esmine lui parlait. Je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Ynobod m’a réduit à l’état de larve apeurée.

-- Et moi qui te prenais pour le magicien le plus puissant du monde ! J’admirais ton pouvoir et tes exploits, et je rêvais de te rencontrer. Désormais, je te vois te plaindre sans cesse sans jamais faire bouger les choses, poursuivait Esmine dont le ton ne cessait de se durcir. A chaque instant qui passe, tu baisses un peu plus dans mon estime.

-- Elle va finir par se mettre en colère contre moi, pensa Jahangir,  désarçonné.

-- Je suis bien déçue, avoua Esmine, j’espérais que tu nous aiderais à délivrer le monde du fléau d’Ynobod, et je ne vois qu’un misérable rat qui se cache dans sa tanière.

-- Tu ne connais rien de ma vie, dit Jahangir en relevant la tête et en regardant Esmine droit dans les yeux, et tu me juges sans savoir. Que préconises-tu ?

-- Enfin tu sembles réagir ! s'exclama-t-elle, il a fallu que je te bouscule pour que tu sortes de ta torpeur ! Eh bien je commencerais par cette question : comment faisais-tu avant quand tu voulais conquérir l’univers ? Tu levais une armée gigantesque pour envahir les territoires et vaincre les peuples pour les asservir. 

-- C’est exact, acquiesça Jahangir. Mais aujourd’hui, je n’ai plus aucun moyen, je suis reclus ici dans ma demeure.

-- Certes, rétorqua Esmine, mais ce n’est pas ça qui doit t’arrêter. Tu combattais avec des troupes que tu avais créées, composées de scarabées bleus, d’araignées … Tu dois fabriquer de nouveaux soldats. Dans les pyramides rouges sur Odysseus, tu trouveras des scarabées. 

-- Ce n’est pas avec une poignée de scarabées que je pourrais monter une armée, protesta Jahangir. Il en faudrait des millions pour se battre contre Ynobod. Même si je peux les faire enfler grâce à un sort de grossissement que je maîtrise assez bien, je ne sais pas les dupliquer pour en faire de nouveaux. Il faut du temps pour cela. Et une usine.

 

En disant cela, Jahangir fixait Esmine de ses yeux cruels. Une pensée saugrenue avait surgi dans son cerveau encore confus.

 

-- Il me vient une idée. Toi, Esmine, tu connais le sort de clonage, dit-il.

-- Qu’est-ce que tu insinues ? demanda la sorcière avec un tremblement dans la voix.

-- Tu me prends pour un imbécile ? s’écria Jahangir, croyais-tu me tromper avec ta mascarade  ? Deux soeurs ? De qui te moques-tu ? Je sais bien que tu es seule et que tu as le pouvoir de te répliquer en plusieurs personnes quand tu le veux. Je voudrais que tu m’apprennes ce pouvoir, je pourrais l’utiliser pour composer mon armée.

-- En effet, répondit Esmine, tu as raison, il n’y a que moi. Toi seul l’a compris depuis le temps que j’utilise ce sort de duplication. Hum … tu n’es pas si diminué que tu veux le faire croire. Tu remontes un peu dans mon estime.

-- Je suis content de l’apprendre, siffla Jahangir, mais continue.

-- Cependant je suis bien incapable de le transmettre, avoua-t-elle.

-- Pourquoi ? demanda Jahangir.

-- C’est un sortilège très ancien, expliqua Esmine. Lors de ma conception, j’ai reçu uniquement le pouvoir de le lancer à volonté, sans en connaître la formule. Je pense être la dernière magicienne a en avoir été dotée. La formule a semble-t-il été perdue. En conséquence, je ne peux l’enseigner à personne. Le sort s’éteindra avec moi et disparaitra. Et je ne sais même pas si je suis encore capable de l’incanter pour dédoubler d’autres êtres vivants que moi-même.  

-- Tout ceci est ennuyeux, murmura Jahangir, contrarié. En es-tu bien sûre ?

-- Certaine, affirma Esmine qui mentait comme elle respirait.

-- Si nous suivons ton idée, reprit Jahangir qui ne la crut pas un instant, nous devons constituer une armée de scarabées bleus directement dans le sanctuaire où se trouvent les pyramides rouges. Cet endroit isolé serait notre usine et notre terrain d’entraînement. Mais pour démarrer cette opération, il faut traverser l’océan pour aller sur Odysseus, et aujourd’hui, je ne vois pas comment faire. Il n’y a plus de bateaux qui font la navette entre Astarax ou Athaba et Odysseus. 

 

Esmine regardait Jahangir avec stupeur. Ce sorcier était vraiment déconcertant. Il paraissait toujours irascible, prêt à s’enflammer au moindre prétexte. Mais lorsqu’elle lui donnait ses idées pour faire avancer les choses, systématiquement il trouvait une contrainte presque insurmontable pour ne pas les réaliser. Pire, il n’avait jamais aucune solution pour résoudre les problèmes et ne proposait rien. 

 

– Et si nous réussissions à arriver là-bas pour mener à bien les préparatifs de guerre, poursuivait Jahangir inconscient du mépris grandissant de son interlocutrice, j’aurais besoin que tu viennes avec moi pour cloner les futurs soldats, puisque tu es la seule à pouvoir le faire. Remarque, ça m’arrangerait car je pense que c’est beaucoup de travail ! 

 

– Et en plus, c’est un gros paresseux, pensa Esmine dépitée.

– Pour finir, continuait Jahangir, nous n’avons aucun moyen pour communiquer avec Coloratur maintenant que cet oiseau de malheur a disparu. Dans un sens, il vaut mieux car il n’a jamais été de mon côté. C’est un indépendant, il ne fait que ce qu’il veut et il est incontrôlable. Mais il n’empêche que les communications sont coupées entre Odysseus et Astarax.

– Oui, c’est très gênant, murmura Esmine.

 

La sorcière n’était pas franche ni sans ressources. Pour protéger son indépendance, elle n’avait pas voulu avouer à Jahangir qu’elle échangeait avec ses cousines Primrose et Alberine par télépathie, depuis que leur messager avait mystérieusement disparu. Tant qu’Eostrix avait transporté les courriers, les communications écrites avaient été de bonne qualité, précises et fiables. Désormais, celles par transmissions de pensées étaient floues, mal interprétables, et leur compréhension s’en trouvait réduite. Néanmoins, grâce à cet arrangement, Esmine avait un minimum de visibilité sur ce qui était en train de se passer à Coloratur.

 

Elle savait que le château avait été reconstruit et la ville réduite à néant par Ynobod, que le niveau de la mer était remonté de façon spectaculaire et que le port avait à nouveau une faible activité. Comme à Astarax, le climat avait changé car les vents du désert s’étaient calmés, la pluie tombait en abondance et la végétation commençait à pousser un peu partout. Esmine avait aussi des nouvelles surprenantes de Marjolin, dont le comportement aurait attisé la colère du magicien s’il avait été au courant. La créature aux lunettes bleues de Jahangir était fascinée par une jeune fille qui réparait des instruments de musique. Contrairement à sa mission, Marjolin ne semblait pas se préoccuper des manifestations d’Ynobod. Il ne s’intéressait qu’aux activités de cette fille, la suivait dans ses déplacements et tentait de lui parler dès qu’il le pouvait. Quant à cette dernière, elle paraissait exaspérée de supporter en permanence la présence de Marjolin.

 

-- Donc, pour résumer, voici le début d’un plan, dit Esmine, en omettant toute allusion à Marjolin et ses frasques amoureuses. Tu te rends aux pyramides rouges. Tu lèves une armée pour marcher sur Coloratur et le château occupé par Ynobod. Et je t’accompagne pour cloner tes créatures. Ce qui est merveilleux dans ce plan, c’est que nous pourrons indéfiniment regénérer ton armée. Au fur et à mesure que tes troupes seront abattues lors de l’affrontement avec Ynobod, je pourrai dupliquer des soldats qui viendront renforcer tes divisions jusqu’à ce que tu anéantisses totalement ton rival. Il reste à trouver comment me faire traverser l’océan, et comment combattre et vaincre Ynobod. Ce n’est pas le moindre des défis. Mais déjà, tu sembles avoir du mal à résoudre le premier obstacle.

-- Eh bien tu te trompes, j’ai une idée, répliqua Jahangir qui ne se vexa même pas en entendant cette remarque désagréable.   

 

Il commençait à entrevoir comment il allait procéder pour détruire son ennemi, et son cerveau stimulé s’était mis à fonctionner très vite. Un renversement complet de situation était en train de germer et de se produire dans tout son être si complexe. 

 

-- Voici ce que je vais faire pour te faire traverser la mer : je te rapetisserai et je te mettrai dans ma poche. Tu ne te rendras compte de rien et tu te retrouveras sur Odysseus après un court voyage, expliqua Jahangir.

-- Parfait, répondit Esmine, je sais que tu voyages sous l’eau pour traverser la mer. Je t’ai vu plonger sous les vagues plusieurs fois. C’est bien ton idée pour aller sur Odysseus, n’est-ce pas ?

-- Tu m’espionnais ? demanda le sorcier.

-- Naturellement, que croyais-tu ? répliqua Esmine, je t’ai dit que tu étais un modèle pour moi.

-- Tu te crois maligne, pensa Jahangir, mais tu ne sais pas que je me métamorphose en requin. Tu serais bien surprise si tu le savais.  

-- Quand partons-nous ? fit Esmine, le temps presse, tu t’en doutes.

-- Va donc te préparer, murmura Jahangir, j’ai quelques grimoires, ingrédients potions et flacons à rassembler et je serai prêt d’ici un quart d’heure.

-- Entendu, dit-elle. Mais rappelle-toi qu'il n’y a plus de plage. Je reviens dans quinze minutes. Inutile de me raccompagner.

 

Elle se dirigea vers le fond du couloir et franchit la porte d’entrée sans même l’ouvrir. 

 

-- Ah la traîtresse ! s’écria Jahangir avec fureur, elle peut passer à travers ma porte ! Elle pouvait entrer ici et m’espionner autant qu’elle voulait. J’étais bien naïf. 

 

Ce n’était plus le moment de se mettre en colère contre son alliée. Il descendit dans son laboratoire où il ne sélectionna que le strict minimum pour partir. Il savait qu’en cas de besoin, il serait simple de revenir chez lui. Sans Esmine. Il espérait se débarrasser rapidement d’elle, une fois qu’il aurait pu lui extorquer la formule de clonage. Car il était bien certain qu’elle lui avait raconté une histoire à dormir debout. Une fois la formule en sa possession, il saurait bien industrialiser la production de clones.

 

Les poches de son long manteau remplies d’ustensiles, de composants et de manuels, il remonta l’escalier et se heurta en haut des marches à Esmine qui l’attendait. 

 

-- Déjà de retour ! s’exclama-t-il, tu as fait vite.

-- Je viens de te dire que nous n’avons plus de temps à perdre, répondit-elle.

-- En effet, alors allons-y, fit-il en levant la main. Prête pour rapetisser ? 

-- Heureusement que tu as besoin de moi pour cloner tes soldats, dit-elle, sinon je ne suis pas certaine que tu me redonnerais ma taille normale une fois arrivés sur Odysseus.

-- Et tu aurais raison, ce serait de bonne guerre, acquiesça Jahangir.

-- Tu peux y aller, murmura Esmine avec un minimum d’appréhension.

 

Jahangir incanta le sort et Esmine fut bientôt réduite au volume d’un petit pois. Il la ramassa et la glissa au fond de sa poche. Puis il sortit de chez lui et prit l’ancien chemin de la plage.

 

-- Je trouverai bien l’accès à la mer, se disait-il, même si je ne peux plus passer par le sable du rivage. Je sauterai dans l’eau s’il le faut.

 

Lorsqu’il atteignit la route qui passait autrefois au bout de la berge, il vit que le niveau de l’eau était monté jusqu’au bord du chemin. Les vaguelettes venaient s’échouer sur le remblais du fossé qui longeait la voie. Elles menaçaient de noyer la chaussée si une vague plus puissante survenait. Même les maisons qui se trouvaient là d’où arrivait Jahangir n’étaient pas à l’abri d’être inondées. Mais le magicien avait d’autres préoccupations. Il s’approcha de la limite du rivage et s’enfonça dans l’onde, marchant sur le sable de l’ancienne plage aujourd’hui recouverte par la mer. En quelques instants, il fut sous l’eau, se métamorphosa en requin et après quelques coups de nageoires, navigua dans les profondeurs.

 

Cette transformation lui apportait toujours un énorme bien-être. Il adorait se propulser en pleine mer, regarder autour de lui le royaume sous marin et évoluer au milieu de créatures toutes plus étranges les unes que les autres. Bien qu’il avançât vite, il ne pouvait s'empêcher de jeter un oeil à droite et à gauche et d’observer les changements apparus depuis son dernier voyage. Il ne reconnaissait plus tout à fait la faune et la flore. La température de l’eau étant plus chaude, des espèces animales avaient migré, d’autres venaient d’arriver. Le paysage lui aussi était différent. Là où il se souvenait d’une forêt d’algues très dense et très sombre se trouvait désormais un amas de végétation ratatinée au pied de pics dentelés. Une foule de petits poissons multicolores se déplaçait en bandes rapides au milieu de nouvelles algues vertes qui ondulaient gracieusement entre les excroissances rocheuses. L’envie d’aller voir le palais de Lamar l’effleura, mais il rejeta cette idée saugrenue, il y avait plus important à faire dans l’immédiat. Cette pensée le fit redoubler d’effort et il accéléra la cadence.

 

Plusieurs heures plus tard, il aborda sur le rivage d’Odysseus et réintégra le corps de Jahangir en chair et en os avant de sortir de l’eau. A peine eut-il fait quelques pas qu’il plongea la main dans sa poche. Il en sortit le petit pois qu’il avait caché avant de partir et lança le sort de grossissement. Esmine se matérialisa aussitôt dans sa taille normale. Avant que Jahangir ait eu le temps de réfléchir, elle s’était déjà transformée en trois personnes. Deux d’entre elles s’enfuirent en courant et disparurent en quelques instants en direction du Nord. 

 

-- C’est l’assurance que je survivrai à ton emprise, dit Esmine avec une grimace devant la surprise de Jahangir. La confiance ne règne pas réellement entre nous. Mes sœurs resteront loin de toi.

-- Soit. J’aimerais comprendre une chose, demanda Jahangir. Tu ne peux que cloner deux exemplaires à la fois ? Je ne t’ai jamais vu en faire plus.

-- Oui, répondit Esmine. Je t’ai dit qu’il s’agissait d’un vieux sort, complètement obsolète. Je ne sais pas faire mieux.

-- Dommage, constata le sorcier, ça va complexifier la fabrication de l’armée. 

-- Mais non, plus il y aura de soldats, plus ils se multiplieront vite. C’est mathématique, murmura Esmine. Ne t’inquiète pas Jahangir, tout ira bien.

-- Puisque tu le dis, c’est sûrement vrai, fit Jahangir. Et maintenant en route pour le site des pyramides rouges. Je te préviens que je marche vite.

 

Et Jahangir s’élança comme il en avait l’habitude. Il faisait de grandes enjambées et semblait littéralement voler au-dessus du sol, ses chaussures pointues sortaient régulièrement sous sa longue robe comme une mécanique bien huilée. Esmine le suivait avec difficultés, elle courait, s’essoufflait, faisait une courte pause et se précipitait à nouveau derrière Jahangir, sans jamais réussir à le rejoindre. Elle constatait même que l’écart se creusait de plus en plus entre eux. Alors elle s’arrêta. Il avait besoin d’elle, il l’attendrait. Sinon elle le perdrait de vue et c’en serait fini de leur collaboration pour anéantir Ynobod. Elle pourrait aller se réfugier chez ses cousines à Coloratur, mais comment ferait Jahangir pour fabriquer son armée sans elle ? Comme elle l’avait prévu, elle vit le magicien cesser sa course et patienter au loin. Elle eut un sourire de triomphe. Elle le rattrapa rapidement sans rien dire et ils poursuivirent plus lentement. Jahangir n’était pas si stupide, il savait où se trouvaient ses intérêts.

 

Il leur fallut quelques heures à ce rythme ralenti pour parvenir au pied des pyramides rouges. Elles se dressaient majestueusement au milieu d’une zone qui avait toujours été désertique. Plus loin se déployait un alignement de pierres debout qui semblait se perdre à l’horizon tant il était étendu. Le site était très ancien. Il avait pendant si longtemps été balayé par les vents et la poussière, que les monolithes étaient à moitié enterrés sous le sable.

 

-- Nous avons du travail, dit Jahangir en contemplant les monuments antiques qu’il allait s’approprier pour bâtir son quartier général. Je vais me servir de ces monolithes pour fabriquer des soldats de pierre. J’avais oublié cet alignement. Il y a si longtemps que je n’étais pas revenu ici. Avec un peu d’ingéniosité, nous en ferons quelque chose de solide qui résistera aux attaques.

-- Te voilà devenu créatif ! s’exclama Esmine. 

-- Et ces pyramides rouges sont construites au-dessus de cheminées volcaniques éteintes que je vais pouvoir réanimer, ajouta Jahangir d’un ton passionné. Nous aurons besoin d’énergie, et rien ne vaut la force du magma et du feu.

 

Devant sa détermination, Esmine commençait à oublier les reproches qu’elle n’arrêtait pas de lui faire et ressentait de la crainte. Il semblait se réveiller de sa torpeur et enfin devenir puissant, trop puissant peut-être. Elle ne voulait pas qu’il devienne incontrôlable. Elle le regardait s’agiter en levant les bras comme un oiseau, cherchant un lieu propice pour bâtir son nid. Et son agitation arracha un sourire amusé à la sorcière qui voyait ses expectations se réaliser.

 

-- Esmine, dit Jahangir en se tournant vers elle, je voudrais que tu ailles chercher Marjolin à Coloratur. J’aurai besoin d’aide pour lancer mes travaux, il faut qu’il vienne ici. 

-- Il ne pourra plus surveiller Ynobod, répondit Esmine.

-- Peut-être, mais comme il n’est pas capable de me transmettre d’information, ça ne changera pas grand-chose.

-- C’est juste, fit Esmine. Mes soeurs sont parties chez mes cousines. Je n’ai pas besoin d’aller à Coloratur pour demander à Marjolin de nous rejoindre, elles peuvent le faire. 

-- Fort bien. Je voudrais qu’en chemin Marjolin établisse une carte de la région, d’ici à Coloratur, avec toutes les contraintes à intégrer dans notre plan de bataille. Peux-tu lui transmettre ma requête afin qu’il prenne des notes et des repères en venant ici ?

-- Oui, ce sera fait, fit Esmine.

-- Et puisque tu es là-bas par l’intermédiaire de tes sœurs, pourrais-tu te charger de surveiller Ynobod et de me faire un rapport sur chacune de ses actions ?

-- Je sens le chef de guerre en toi, admira Esmine, je vois que tu as l’habitude de commander. Absolument, tu auras ton rapport.

-- Eh bien mettons-nous au travail, répliqua Jahangir. 

 

Il s’éloigna en direction des pyramides rouges. Esmine le vit marcher à grand pas vers les monuments qui s’élevaient dans la brume du soir. Elle se projeta dans l’esprit d’Addora qui se projeta lui-même dans l’esprit de Sasa. 

 

Dès leur arrivée à Coloratur, Sasa et Addora s’étaient rendues chez leurs cousines. Elles avaient expliqué à Primrose et Alberine la stratégie établie avec Jahangir, le voyage depuis Astarax et pourquoi Esmine était restée avec le magicien, alors qu’elles deux étaient venues se réfugier à Coloratur. Les cousines avaient déjà reçu des bribes d’informations d’Esmine par télépathie, mais avec l’arrivée de Sasa et Addora, elles avaient eu connaissance de tous les détails. Primrose et Alberine avaient certifié aux deux sœurs qu’elles seraient à l’abri des maléfices et de la mauvaise foi de Jahangir tant qu’elles resteraient dans leur demeure, car leur maison était protégée des attaques magiques par des sortilèges très puissants. 

 

Quand Esmine prit contact le soir même avec Addora et Sasa depuis les pyramides rouges, celles-ci communiquèrent aussitôt les demandes de Jahangir à leurs cousines. Comprenant l’urgence de la mission, Primrose revêtit sa cape et se rendit rapidement dans le quartier du château, avant qu’il ne fasse totalement nuit. 

 

Comme il en avait l’habitude depuis qu’il avait élu domicile chez Juliette, Marjolin était assis sur un tabouret de bois au fond de l’échoppe et jouait du théorbe. Il était certain que les mélodies désespérées qu’il interprétait provoqueraient des émotions profondes chez la jeune femme. Il voulait enchanter ses oreilles et l’éloigner d’Adriel qu’il prenait pour un rustre. Lorsque Juliette descendait de la maison où elle habitait au-dessus de l’échoppe, il s’arrêtait de jouer et lui parlait. Il avait tant de choses à lui dire, mais la plupart du temps, les mots se coinçaient dans sa gorge et sa belle éloquence était réduite à quelques banalités. Parfois Juliette était distraite et n’écoutait pas. A d’autres moments elle lui répondait et évoquait les instruments qu’elle réparait depuis son enfance et qu’elle aimait. Elle préférait avoir une conversation neutre avec lui plutôt que de déclencher sa colère. Marjolin se trompait lourdement lorsqu’il pensait qu’en ces instants hors du temps, il se tissait une sorte de lien cosmique entre eux. 

 

Il éprouvait un amour impossible pour Juliette. Il ne savait pas s’il était épris de la jeune-femme, ou bien si c’était uniquement la musique et son savoir qui l’attiraient chez elle. Il était très troublé. Il sentait bien qu’il approchait d’un domaine auquel il n’aurait jamais droit, car il n’était qu’une créature de Jahangir. Dans ces moments, il perdait ses repères, il ne savait plus où se situer ni quelle attitude adopter. Le plus souvent, il finissait par se taire, les mots se bloquaient au fond de sa gorge, et la seule chose qu’il était encore capable de faire était de pincer les cordes du théorbe. Alors Juliette le saluait et sortait de l’échoppe, le laissant vidé, muet et immobile sur son tabouret. 

 

Adriel la suivait, il avait attendu au bas de l’escalier qu’elle ait fini de parler avec Marjolin pour sortir de l’ombre. Il ne supportait pas cette créature qu’il haïssait profondément. S’il s’était écouté, il se serait jeté sur lui pour le faire disparaître. Mais il devait rester raisonnable car Marjolin était un magicien. Il n’avait aucun moyen de lutter contre le sorcier aux lunettes bleues si ce dernier avait l’intention de le supprimer. Adriel et Marjolin se détestaient cordialement. Mais ni l’un ni l’autre n’osait toucher à son rival car ils savaient tous deux que Juliette aurait méprisé et rejeté celui qui aurait éliminé l’autre. Marjolin avait dû se résoudre à laisser Adriel en vie, ce qui lui coûtait.

 

Dès que Juliette et Adriel étaient dehors, Marjolin se rendait invisible et les pistait où qu’ils aillent. Ils ne faisaient rien d’intéressant, ils allaient simplement rencontrer d’autres habitants ou s’aventurer au-delà de la ville haute, jusqu’à la mer ou jusqu’au port. Là-bas, ils regardaient la restauration des bateaux et la reconstruction des bâtiments. Une population très affairée marchait dans tous les sens sur les routes et sur les quais, transportait des matériaux et des outils. Déjà quelques bateaux partaient pour la pêche et rapportaient du poisson et des crustacés pour nourrir les rescapés. Juliette et Adriel donnaient un coup de main là où on avait besoin d’eux. Mais quand personne ne les sollicitait, ils partaient vers les falaises au nord de la ville, descendaient sur la plage et se promenaient sur le sable pendant des heures. 

 

-- Qu’attendaient-ils ? se demandait Marjolin sans trouver de réponse. Juste la tombée du soir pour voir les pseudo-miracles d’Ynobod ? C’est exactement ce que m’a demandé de faire Jahangir. Ils espèrent un moment opportun pour se mettre à agir ? Mais que pourraient-ils faire, pauvres humains impuissants devant la magie d’Ynobod ? C’est impensable …

 

Quand ils revenaient du port ou de la plage, Marjolin les devançait et allait s’asseoir derrière le théorbe avant qu’ils n’ouvrent la porte de l’échoppe. Lorsqu’elle le voyait ainsi, Juliette avait presque pitié de sa solitude, alors qu’Adriel se méfiait davantage et s’interrogeait sur ce que faisait réellement Marjolin pendant leur absence.

 

Le soir de l’arrivée d’Esmine et de Jahangir sur Odysseus, Juliette et Adriel étaient de retour de leur exploration du jour. Ils étaient montés à la tour qui dominait la maison lorsqu’ils entendirent retentir la petite clochette de la porte d’entrée. Juliette descendit l’escalier sur la pointe des pieds jusqu’à la boutique, car elle pensait qu’il s’agissait peut-être d’une visite pour elle. Sur les marches suivantes se trouvait Marjolin, invisible, qui avait grimpé derrière les jeunes gens pour les espionner. Voyant l’échoppe vide, Juliette alla ouvrir la porte devant laquelle se trouvait Primrose. Derrière Juliette surgit de l’ombre Marjolin qui avait annulé le sort d’invisibilité et s’avançait vers Primrose.

 

-- Vous pouvez remonter, dit Marjolin à Juliette, c’est pour moi.  

 

Sans un mot, la jeune femme fit demi-tour et s’éloigna vers l’escalier. Elle s’arrêta dans la pénombre au milieu des marches. Exerçant son oreille fine habituée à accorder des instruments de musique, elle écouta ce que disaient Marjolin et Primrose. Ceux-ci avaient beau chuchoter, l’acoustique de la pièce était telle que les sons parvenaient clairement à Juliette. Elle n’avait même pas besoin de faire d’effort pour comprendre. En haut des marches, elle vit la silhouette d’Adriel qui lui faisait des signes et mit l’index devant sa bouche pour qu’il ne parle pas.

 

-- Marjolin, je viens de la part de ma cousine Esmine, disait Primrose. Jahangir et elle sont sur Odysseus. Jahangir demande que tu le rejoignes immédiatement et que tu fasses des repérages sur ta route pour établir une carte très précise de la région. Je peux t’en fournir un modèle, mais il faudra l’ajuster avec les dernières transformations orchestrées par Ynobod. Ils se trouvent aux pyramides rouges, très au sud.

 

Juliette entendit Marjolin presque s'étouffer de surprise. Outrebon ne s’était pas trompé, Jahangir était arrivé sur Odysseus. Il s’y était même installé.

 

-- Mais alors, s’écria Marjolin, je dois abandonner la mission de surveillance d’Ynobod ?

-- Sasa et Addora prendront ta place. Elles communiqueront avec Esmine et feront leur rapport tous les jours, Jahangir n’a plus besoin de toi ici, fit Primrose. 

-- Mais, mais … balbutia Marjolin totalement décontenancé.

-- Tu ne pourras plus jouer du théorbe, répondit Primrose.

-- Comment sais-tu que je joue du théorbe ? s’enquit Marjolin qui retrouva l’usage de la parole après quelques instants de panique.

-- Tout le monde t’entend, fit Primrose, ce n’est pas un secret. Tes voisins ont parlé, tu n’es pas aimé par ici. Ils disent que tu ne joues que pour la belle Juliette, car lorsqu’elle n’est pas là, il n’y a plus de musique.

-- Mêle-toi de tes affaires, grommela Marjolin. Donne-moi cette carte dont tu as parlé, et je pars aussitôt. Je ne reste pas pour le spectacle de Ynobod ce soir. 

-- Attends qu’il ait fini sa démonstration de la nuit, si jamais il avait l’idée de lancer un tremblement de terre. Reste à l’abri, proposa Primrose.

-- Tu as raison, mais tu connais Jahangir, répliqua Marjolin. S’il apprend que j’ai désobéi à ses ordres, il n’appréciera pas du tout. Et je n’ai pas envie de subir son courroux. 

 

Malgré elle, Juliette frissonna dans l’escalier. La colère de Jahangir faisait peur à Marjolin, elle devait être terrible. Ce fou sanguinaire était désormais sur le pied de guerre non seulement contre Ynobod, mais aussi contre le monde entier. Elle monta les dernières marches vers l’étage, et entraîna Adriel par le bras tout en haut de la tour pour lui faire part du dialogue entre Primrose et Marjolin.

 

Ils regardaient vers l’horizon, appuyés sur le rebord de la fenêtre de la poivrière.

 

-- Là-bas, quelque part dans le lointain se trouve Jahangir, murmura Juliette, il a traversé l’océan pour venir sur Odysseus. Il doit préparer sa contre attaque. Il a rappelé Marjolin pour l’assister. Marjolin doit lui apporter une carte précise du continent.

-- Nous devons prévenir Outrebon et Alathea qui transmettront l’information, répondit doucement Adriel. Tous nos amis doivent savoir ce qui se passe.

 

A cet instant, Marjolin arriva sur le plus haut palier de la tour. Ils ne l’entendirent pas approcher ni ne le virent se tenir derrière eux, mais une contrariété si intense émanait de sa présence qu’ils sentirent son angoisse les étreindre. Ils se turent inconsciemment. Marjolin fixait uniquement Juliette et il avança la main, presque à lui toucher les cheveux. Elle eut l’impression qu’un courant d’air glacial passait et soulevait ses boucles. Elle n’y accorda pas d’importance, car un léger souffle de vent ne pouvait troubler ses pensées. Elle était bouleversée par la nouvelle de la présence du magicien sur le continent.   

 

-- Elle sait que je dois partir, se dit Marjolin qui ne parvenait pas à maîtriser sa colère, elle a dû nous entendre quand Primrose est venue. Inutile que je lui dise au revoir. Et puis je peux revenir quand je veux en me téléportant. Elle doit rester sur le qui vive, et faire attention à ce qu’elle dit et ce qu’elle fait. Car je veux qu’elle me craigne, je veux la dominer, je veux qu’elle m’obéisse. Ce sera facile quand j’aurai éliminé son stupide adorateur. Car je me débarrasserai un jour de ce mou chantant.

 

Marjolin était rempli d’amertume. En voyant Juliette et Adriel côté à côte appuyés à la fenêtre, il réalisait qu’il ne pourrait avoir un ascendant sur Juliette qu’en lui faisant peur ou mal. Ce seraient les seules manières pour lui de la soumettre à sa passion, car elle ne l’aimerait jamais comme lui l’aimait. Elle ne ressentait absolument rien pour lui malgré tous les efforts qu’il faisait pour la séduire. 

 

Restant à côté de sa muse, Marjolin incanta le sort de téléportation et, toujours invisible, se transporta au pied des pyramides rouges. Arrivé à destination, il fit rapidement le tour des lieux. Il chercha des yeux à travers ses lunettes bleues où pouvaient se trouver Jahangir et Esmine. Il les découvrit dans un ancien tombeau de pierre situé à proximité des pyramides, qui avait été transformé par les soins de Jahangir en un petit quartier général. 

 

Il s’agissait d’une construction ronde avec un toit conique en pente douce. Il n’y avait pas de porte et l’on passait sous une arche pour y accéder. Marjolin se glissa à l’intérieur de la salle où Jahangir avait dressé une table centrale et des lits de camp pour se reposer. Un banc de pierre surmonté d’une marche qui formait une sorte d’étagère faisait le tour de la pièce. Jahangir et Esmine y avaient déposé et aligné tout ce qu’ils avaient apporté d’Astarax. Il y avait là des grimoires, des flacons, des potions, des objets de toutes sortes. Sur la table, s’étalait ce qui commençait à ressembler à un plan de bataille. Une carte grossière avait été dessinée. Elle n’avait plus besoin que des précisions qu’apporterait Marjolin pour déterminer la stratégie d’attaque du magicien.

 

Jahangir marchait de long en large dans la salle ronde, les mains dans le dos et sa robe grise volant derrière lui à chaque demi-tour. Esmine était assise sur le banc qui jouxtait la table et suivait le magicien des yeux, comme hypnotisée par sa présence. 

 

-- Je viens de me souvenir que la vue de Marjolin est complètement nulle, s’exclama Jahangir. Et il a la détestable habitude de porter des lunettes bleues qui n’arrangent rien. Il faut qu’il vienne avec un gamin qui l’aidera à déchiffrer les runes des grimoires. Je veux qu’il maîtrise le sort d’invisibilité. Peux-tu transmettre ma demande à tes cousines ? Je suis presque sûr qu’il n’a pas encore quitté Coloratur malgré mon ordre, désobéissant comme il est. 

 

Marjolin se tenait debout à côté de son maître, raide et blessé. Il regardait le paysage à l’extérieur du tombeau avec ses lunettes bleues. Il voyait dans le soleil couchant les pyramides d’une belle couleur violette, et non pas rouge. Mais quelle importance cela pouvait-il avoir ? Seul un morceau de musique déchirant joué au théorbe aurait pu calmer ses nerfs, mais ce bonheur lui était retiré. Il se téléporta à nouveau à Coloratur et se retrouva près de son cher instrument. Il le caressa d’une main distraite avant de sortir de l’échoppe en redevenant visible. En fermant la porte, il entendit le rire cristallin de Juliette qui devait se trouver en haut des marches et la voix chaude d’Adriel qui la rendait heureuse avec ses stupidités. Il aurait mieux valu qu’elle élève son âme et corresponde avec lui, Marjolin. Il avait une vision supérieure du monde et de la beauté et il lui apporterait la spiritualité à laquelle elle aspirait. Elle avait déjà été touchée par la grâce de la musique, sa conversion en serait facilitée. Pour le moment, c’était un rêve impossible mais il entendait bien changer les choses dans l’avenir. Pour cela, il lui faudrait d’abord éliminer Adriel qui se dresserait sinon toujours sur son chemin. Ce serait simple quand il aurait acquis plus d’expérience et plus de maîtrise de la magie. Après ses réflexions non dénuées d’espoir, Marjolin prit le chemin de la maison de Primrose et d’Alberine et descendit le long des ruelles obscures. Il faisait désormais nuit noire.

 

En chemin, il aperçut un jeune garçon qui montait en sens inverse vers le château. Il portait dans ses bras une sorte de roue en fer presque plus grosse que lui, dont le centre représentait un soleil aux rayons ondulés. A ses côtés marchait un loup sauvage qui retroussa ses babines et montra ses crocs lorsqu’ils se croisèrent. Marjolin fit une horrible grimace, mais il ne vit pas au-dessus de lui une forme blanche perchée sur le rebord d’une fenêtre, qui le regardait de ses yeux jaunes. Quand Marjolin eut disparu au coin de la ruelle, Eostrix s’envola vers le château en poussant un horrible cri rauque.

 

Marjolin parvenait à la maison des cousines lorsqu’il se rappela la demande de Jahangir. Il devait revenir avec un gamin. Il repensa au jeune garçon de la venelle. Bien qu’intrigué par l’étrange objet qu’il portait et le loup qui l’accompagnait, il ressentit le besoin impérieux de repartir avec cet enfant-là. Il frappa à la porte des cousines et se glissa dans leur demeure quand le battant s’entrouvrit. 

 

Primrose et Alberine avaient reçu la nouvelle demande de Jahangir et avaient commencé à chercher quel gamin serait susceptible de partir avec Marjolin. Elles avaient jeté leur dévolu sur un enfant qui habitait quelques maisons plus loin. Il avait peut-être des ancêtres sorciers, bien qu’elles en doutent fort, car il était malin. Elles étaient souvent confondues par sa ruse et sa méchanceté. Il était connu pour sa cruauté envers les autres enfants, et il aimait torturer les animaux. Il leur semblait que le caractère difficile de cet enfant s’accorderait bien avec celui de Jahangir, et pourrait même s’améliorer avec un peu d’éducation de la part d’Esmine. Ce garçon n’avait plus de parents depuis longtemps et avait vécu plusieurs années dans la rue. Il avait un jour été recueilli par un vieux couple qui avait eu pitié de lui. Le vilain gamin avait beaucoup profité de la bonté de ses hôtes qui le considéraient comme leur petit fils, et les avait consciencieusement dépouillés de leurs biens. Avec la destruction de Coloratur, les deux vieillards vivaient reclus dans le sous sol de leur maison dans un extrême dénuement, le reste de l’habitation ayant été loué fort cher à des familles par le gamin entreprenant.

 

-- Il a besoin d’une bonne leçon, dit Primrose, un petit séjour chez Jahangir va lui remettre les idées en place.

-- C’est un voleur et un escroc, il va leur donner du fil à retordre, répondit Alberine.

-- Ce n’est pas l’objectif, mais si on peut faire d’une pierre deux coups, murmura Primrose avec un sourire. Et maintenant il faut le convaincre. A notre manière bien entendu … 

 

Avant que Marjolin ne redescende de l’échoppe de Juliette, Primrose était ressortie pour aller chercher le gamin qui s’appelait Spitz. Elle se doutait qu’il ne viendrait pas à la première injonction, mais elle comptait sur son attirance pour ce qui était glauque pour être intéressé par la proposition de rejoindre Jahangir. Spitz ne discuta pas les arguments de Primrose, mais les intégra et promit de réfléchir vite. Quand elle revint chez elle, Primrose mit en ordre ses papiers. Elle dénicha la carte d’Odysseus dont elle avait parlé à Marjolin sous des piles de dossiers et de documents inutiles. Quand celui-ci toqua à la porte, elle l’introduisit dans la cuisine, prête à lui fournir tout ce dont il avait besoin pour se rendre immédiatement sur le site où se trouvaient Jahangir et Esmine. Cependant lorsqu’elle exposa l’exigence de Jahangir et recommanda le gamin qu’elle avait trouvé, elle fut très surprise d’entendre que Marjolin avait lui aussi un enfant en tête. Elle ne posa pas de questions sur la rapidité avec laquelle Marjolin avait réagi à la demande. Il paraissait si sûr de lui qu’elle ne s’étonna pas. Malgré son insistance, elle comprit qu’Il ne démordrait pas de son choix, sans pouvoir expliquer pourquoi. Il fallait que Primrose aille chercher ce chérubin au plus vite. Il se déplaçait avec un loup, dont Marjolin ne voulait pas.    

 

Primrose commençait à se lasser de faire des allers et retours dans la ville haute au service de Jahangir, de Marjolin ou d’Esmine. Elle ne pouvait pas envoyer Sasa et Addora qui se cachaient chez elle et évitaient de sortir, pour ne pas rencontrer Marjolin ni même quiconque. Quant à Alberine, elle ne sortait jamais car elle détestait tout le monde. Primrose était fatiguée d’escalader les ruelles, de courir partout et de se sentir responsable de l’organisation de l’installation de Jahangir sur Odysseus. Néanmoins, pour se débarrasser de Marjolin qui devenait encombrant et exigeant, elle enfila une dernière fois sa cape et sortit dans la nuit. Il était encore un peu tôt pour qu’Ynobod se manifeste. Une partie de la population était toujours dehors pour profiter de la douceur du soir maintenant que le climat était plus tempéré. Les habitants qui traînaient encore un peu se préparaient à rentrer avant la sortie de la fumée. Quoique celle-ci n’émergeât plus systématiquement tous les jours depuis quelque temps.  

 

Primrose questionnait discrètement les villageois sur la présence d’un loup dans la ville haute et ne tarda pas à comprendre que l’animal et l’enfant se trouvaient près du château. Ils étaient venus voir Ynobod, comme la plupart des voyageurs qui arrivaient à Coloratur. D’où arrivait ce gamin ? et pourquoi Marjolin avait-il tant insisté pour qu’il vienne avec lui ? Levant la tête, elle aperçut la silhouette d’Eostrix qui volait au-dessus des toits. Elle aurait souhaité qu’il se propose à nouveau comme messager, mais cet oiseau était très indépendant, il voulait garder sa liberté. Quelque part, elle le comprenait. Cependant il n’avait pas agi de manière correcte avec elle, il n’avait pas rempli la dernière mission qui lui avait été confiée. Cette défection devrait un jour se payer. Mais ce n’était pas le moment d’y penser. Pour l’instant, elle devait se concentrer sur la recherche de l’enfant.

 

Arrivée sur la place de la fontaine, elle le vit assis sur la margelle de pierre. Il faisait boire son loup. Il devait attendre qu’Ynobod élève son ombre dans le ciel pour l’observer, sans mesurer le danger qu’il courait en restant à proximité du monstre. Il avait posé la roue de fer à côté de lui, et son sac avec la boîte de graines gisait par terre au pied du bassin. Primrose resta dans l’ombre des murs quelques minutes et attendit le moment propice pour se saisir du jeune garçon. Sans méfiance, Urbino vit s’approcher de lui une vieille femme bossue qui marchait avec difficulté, dont il n’avait aucune raison de se méfier. Cependant, Giotto se mit à gronder doucement et à se raidir. Quand la vieille fut tout près, presque contre lui, elle releva brusquement sa cape et lança un sort de paralysie sur Giotto et sur Urbino. Le loup s’immobilisa en plein saut car il s’apprêtait à se jeter sur la femme. Urbino n’eut pas le temps de réagir, il fut pétrifié simultanément. Primrose le souleva et l’emporta dans ses bras, après l’avoir à moitié dissimulé sous sa cape. Elle laissa derrière eux la roue et le précieux sac auxquels elle n’avait même pas prêté attention. Tandis qu’elle s’éloignait rapidement dans la nuit, les yeux de Giotto et d’Urbino restés conscients étaient grands ouverts. Ils se regardèrent, pleins de colère et de frustration, encore incapables de comprendre ce qui venait de leur arriver.

 

Sans ralentir, Primrose descendit en courant vers sa demeure. Sa silhouette noire longeait l’ombre des murs. Elle dévalait les ruelles les plus sombres du dédale qu’elle connaissait depuis toujours. Elle se dissimula si bien qu’elle ne rencontra personne. Au moment où elle arriva devant chez elle, Spitz l’attendait dans la pénombre et surgit à côté d’elle. Les choses se complexifiaient. Marjolin ne pouvait pas partir avec les deux gamins, mais que faire maintenant qu’elle s’était engagée auprès de Spitz ? Si elle renvoyait ce dernier, elle était certaine qu’il l’accepterait mal et serait si vexé qu’il ne penserait qu’à une chose, se venger. Il irait a minima colporter des ragots dans toute la ville et ébruiter ce qui devait rester secret. Or c’était bien la dernière des choses qu’elle supporterait. Tant pis, Marjolin devrait emmener les deux gamins. Elle en était là de ses réflexions quand la porte s’ouvrit et Marjolin se tint sur le seuil.

 

-- Marjolin, tu dois partir immédiatement, dit Primrose en soulevant sa cape, avant que le loup ne cherche son maître.

-- Entendu, répondit Marjolin.

-- Voici Spitz qui vient avec toi, et l’autre enfant, celui dont tu as parlé, ajouta-t-elle en déposant Urbino étourdi dans les bras de Marjolin.

 

Sans un mot, Marjolin chargea Urbino inanimé sur son épaule, et se mit en route aussitôt. Il entraîna derrière lui Spitz. Il marchait à grandes enjambées et le gamin avait du mal à le suivre. Primrose les regarda s’éloigner et rentra chez elle dès qu’ils eurent disparu dans l’obscurité. Discrètement, sans que Spitz en soit conscient, Marjolin lança sur le petit groupe au complet le sort d’invisibilité. Nul ne les vit s’enfoncer dans la nuit vers le sud, en direction des pyramides rouges.

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