7
Au matin, Noah fut tiré de son sommeil par un cri qui ressemblait à un rugissement. L’œil à peine ouvert, il eut le temps de voir Fernand s’engouffrer dans la tente avant d’être saisi au collet et jeté hors du petit abri. Au début, il ne comprit pas ce qu’il se passait. Puis il vit le chef de la troupe venir vers lui et l’attraper une deuxième fois pour le relever. L’homme semblait fou de rage, et ses yeux presque injectés de sang. Il approcha tant son visage que Noah put sentir son haleine lorsqu’il cria :
̶ Toi, toi ! Tout ça c’est ta faute ! Tu apportes le malheur là où tu vas ! Je vais te tuer, si tu remets un pied sur ce camp, je te tuerai !
Brutal, il secouait Noah. Autour d’eux, les membres de la troupe observaient, inquiets. Certains pleuraient. Mais pourquoi pleuraient-ils ? Clée venait tout juste de sortir de la tente, et le chef de la troupe continuait de le secouer comme un pommier, en l’injuriant.
̶ Je te donne dix minutes pour remballer tes affaires et partir avec la gamine. Après, je ne réponds plus de rien.
En le lâchant, ce fut comme s’il le jetait par terre, et Noah eut du mal à conserver son équilibre. Fernand s’éloignait déjà. Noah le rattrapa.
̶ Attends ! Dis-moi ce qu’il se passe !
̶ Ce qu’il se passe ? il se retourna : Ce qu’il se passe ?! Quelqu’un est mort, voilà ce qu’il se passe !
̶ Cette nuit ? Mais qui ? Comment ?
̶ Ça, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, c’est que l’aubergiste est mort quelques jours après que tu te sois installé dans l’une des chambres, et maintenant que tu es ici, c’est au tour d’Armand.
̶ Armand ?
Le chef de la troupe ne répondit pas, et s’en alla d’un pas vif, suivi par quelques membres de la troupe. Sans faire attention aux menaces de Fernand, Noah les suivit.
Armand était un garçon timide, discret. Il ne brillait pas par son jeu, ni par sa narration, mais ses doigts de fée lui permettaient de fabriquer de bons costumes pour les comédiens. Mais Armand n’était plus. Lorsque Fernand s’arrêta et que Noah put voir la scène du crime, ce fut presque la même découverte qu’avec l’aubergiste. Une scène d’une sauvagerie effrayante, qui ne laissait aucun doute quant au caractère inhumain de l’assassin. Bien sûr : c’était l’œuvre de la bête. Le meurtre avait eu lieu pendant la nuit. Noah n’y avait pas fait attention, mais s’il devait essayer d’attraper la bête, ce serait pendant la nuit. C’est aux heures les plus sombres qu’elle sortait de sa cachette. Cependant, la bête s’en prenait aux habitants du village ; et Armand ne venait pas du village. Pourquoi alors l’avoir pris pour cible ?
Autour des restes d’Armand se rassemblaient des membres de la troupe et des villageois qui, on ne savait comment, avait été mis au courant. On chuchotait, on faisait circuler des rumeurs, on échangeait ses doutes et ses peurs dans des conversations empreintes d’angoisse : Qui serait le prochain ? La bête allait-elle sortir du village pour s’en prendre à des voisins ? Fallait-il finalement prévenir le bureau des vagabonds ?
̶ Non !
Noah ne se rendit compte que c’est lui qui avait parlé que lorsqu’il vit tous les spectateurs tourner leur regard vers lui. Non seulement ses lèvres avaient bougé toutes seules, mais il avait aussi éprouvé le besoin de crier sa pensée de sorte que tout le monde puisse entendre, donc. Il se maudit d’avoir ainsi attiré l’attention, mais maintenant que c’était fait, il ne pouvait plus reculé. Il s’éclaircit donc la gorge.
̶ Nous ne devons pas mêler le bureau des vagabonds à cette histoire. S’ils viennent ici, ils ne vous laisseront jamais tranquilles !
S’ils viennent ici et qu’ils tombent sur moi par hasard, ils vont voir que quelque chose ne va pas, ils vont comprendre que je suis une ombre qui a pris possession du corps d’un humain. Ils ne me laisseront pas tranquille. pensa-t-il en même temps qu’il disait ces mots. D’ailleurs, la plupart des villageois ne semblaient pas convaincus par cette explication. Des protestations se faisaient entendre, et l’un d’eux, une femme d’une quarantaine d’années accompagnée d’une ribambelle d’enfants, prit parole.
̶ Jusqu’à maintenant nous ne voulions mêler personne d’extérieur au village à cette histoire, car elle ne concernait que nous. Mais la donne a changé. La bête a attaqué un étranger. Quelqu’un d’extérieur au village. Cela veut dire que nos voisins peuvent se retrouver impliqués dans cette histoire. Pourquoi écouterions-nous un étranger au village s’il nous dit de n’impliquer personne d’autre ?
̶ Oui, renchérit un autre, et en plus je le reconnais, c’est le voyageur qui logeait à l’auberge ! Il était là quand l’aubergiste est mort !
Il y eut alors un concert de cris. Les gens débattaient pour savoir ce qu’il fallait faire. Certains étaient plutôt pour garder cette histoire dans le village, d’autres parlaient déjà d’appeler le bureau des vagabonds. D’autres encore parlaient d’expulser la troupe, et surtout Noah, du village, soi-disant parce qu’ils avaient apporté le malheur avec eux en arrivant. Fernand semblait sur le point d’exploser. Et si cela arrivait, il y avait des chances pour que sa colère retombe sur Noah, comme lorsqu’il était venu le chercher dans la tente ce matin. La situation dégénérait peu à peu. Soudain, une voix se détacha des autres : plus autoritaire, et aussi plus enfantine, mais cette voix fit taire tout le monde.
̶ Cessez donc ces enfantillages. La bête existe dans notre village depuis le siècle précédent, ce n’est pas le premier cycle de massacres qu’elle commet. Il est évident que les voyageurs arrivés récemment à Khotaô ne sont en rien responsables de son apparition.
Ange se détacha du groupe des villageois pour se mettre au centre du cercle qui s’était formé autour de la scène du crime, de sorte que tout le monde puisse le voir et l’entendre. Les villageois l’écoutaient attentivement, comme ils l’auraient fait avec un adulte. Le garçon devait avoir beaucoup d’influence dans le village, par sa naissance aristocrate.
̶ Nous n’appellerons pas le bureau pour l’instant. C’est un problème qui a commencé avec les habitants de Khotaô, et c’est entre nous qu’il doit être réglé.
̶ Mais la bête a commencé à attaquer des gens extérieurs au village ! Et le garçon étranger a été présent sur les deux massacres ! objecta un villageois.
̶ La bête s’en prend à ceux qui sont à l’intérieur du village, mais pas nécessairement aux habitants. Le voyageur était présent sur les deux scènes de crime ? Et alors ? Vous y étiez sûrement, vous aussi, comme n’importe quel spectateur avide de satisfaire sa curiosité morbide.
Et d’une voix plus claire, il ajouta :
̶ Je place la troupe et le voyageur sous ma protection. J’espère donc qu’il ne leur sera fait aucun mal, et qu’ils pourront rester ici le temps qu’ils voudront.
Il y eut des murmures, mais comme le garçon semblait sérieux dans ses paroles, le silence se fit.
Petit à petit, la foule se dispersa. On appela un fossoyeur d’un village proche, qui vint récupérer le corps. Ce n’était apparemment pas la première fois que l’on faisait appel à cette société pour s’occuper des victimes de la bête. D’après les villageois, les employés, discrets, ne posaient pas de questions sur les circonstances de la mort. Après ça, chacun vaqua à ses occupations. Noah vit Ange discuter avec plusieurs membres de la troupe, puis revenir vers lui.
̶ Je suis désolé, fit le garçon, j’ai essayé de convaincre le chef de la troupe du bras-cassé de te laisser rester encore un peu, mais il n’en démord pas : pour lui, vous jouez un rôle dans toute cette affaire, et il ne veut plus avoir à faire à vous.
̶ Ce n’est pas grave, vraiment. Je m’en doutais, je crois qu’il ne m’aime pas beaucoup, de toute façon. Avec Clée, on essaiera de trouver un logement en ville et de revenir au village autant qu’on le pourra.
̶ Il y a donc quelque chose que vous voulez faire dans ce village…
̶ Oui, enfin peut-être. C’est une longue histoire.
̶ C’est aussi ce que vous m’avez dit lorsque je vous ai invité au manoir pour la première fois.
Ce n’était pas une accusation, juste une remarque. Mais Noah se sentit tout de même coupable d’éluder la question devant le regard placide du garçon. Il y eut un temps de silence, puis Ange reprit parole.
̶ Vous n’avez qu’à loger chez moi.
̶ Pardon ? Non, nous ne voudrions pas déranger… Nous ne pouvons pas accepter, nous sommes presque des inconnus pour toi, Ange.
̶ Et alors ? Le manoir est grand, si je le voulais, on ne se croiserait jamais tout en habitant au même endroit. Vous n’allez certainement pas me gêner, et Clée non plus. Vous m’intriguez plus qu’autre chose tous les deux, en réalité.
Une pause dans son discours, et il leva la tête vers Noah.
̶ Si vous ne me faites pas confiance, vous n’êtes pas obligé de me raconter cette « longue histoire ». Mais tâchez d’accepter ma proposition de vous loger.
Étant incapable de dire non à un enfant à l’air si sérieux, Noah accepta finalement la proposition. Leurs affaires, à lui et à Clée, furent emballées rapidement. Il remercia tout de même le chef de la troupe de l’avoir laissé rester au moins quelques jours, puis Michaël, pour avoir partagé sa tente. L’enfant les conduisit ensuite au manoir, où il leur attribua à chacun une chambre.
Les deux pièces étaient grandes, et richement décorées sur les murs. Les lits avaient l’air confortables, mais l’on voyait bien que personne n’avait dormi ici depuis longtemps : tout était trop bien rangé, trop froid, trop sombre. Les chambres se trouvaient au premier étage, et Noah et Clée redescendirent bientôt pour prendre le déjeuner. Ange était déjà attablé et la domestique que Noah avait déjà vue plusieurs fois dressait la table et disposait les plats. En s’asseyant, Noah jeta un regard à la fenêtre, qui donnait sur la ville de Khotaô, un peu plus loin.
̶ Je trouverai la bête.
En entendant ses mots, il eut un moment de confusion : il n’avait pas pensé les prononcer à voix haute.
̶ Est-ce précisément pour cette raison que vous restez au village ? lui demanda Ange.
Noah se tourna vers lui. Il repensa à la lettre de son cher ami, qui se trouvait toujours dans la poche de sa veste, puis eut un sourire.
̶ Peut-être bien, après tout.
Il y eut un temps de silence pendant lequel les plats furent servis dans les assiettes. La domestique était une femme entre deux âges, et l’on voyait qu’elle était expérimentée dans son domaine. Elle avait su se faire toute petite quand il le fallait, puis meubler un peu la conversation si le silence devenait trop pesant. Elle était aussi la cuisinière, avait expliqué Ange, et ses plats régalaient les deux jeunes hommes. Il fut bientôt temps de passer au fromage, juste avant le dessert. Cela faisait bien longtemps que Noah n’avait plus faim, mais il se forçait à manger au moins un peu tant la chaire était bonne. Mis à part quelques remarques banales, le dîner s’était passé dans un silence étonnant. Et puisque ce silence n’allait visiblement pas être brisé par Ange, ce fut Noah qui parla.
̶ Si je suis au village, c’est parce que quelqu’un m’y a envoyé.
̶ Vous allez donc me raconter votre fameuse « longue histoire », monsieur Noah ?
L’intéressé renvoya un sourire à l’enfant.
̶ J’ai reçu une lettre d’un très vieil ami à l’adresse où je logeais. Une lettre dans laquelle cet ami me conseillait de venir à Khotaô, « si les monstres m’intéressaient ». En réalité, je suis venu ici sans trop savoir ce que je cherchais, ou ce que j’allais trouver. Mais il semblerait que mon ami ait eu raison, et qu’il y a effectivement un « monstre » qui se terre quelque part dans ce village.
̶ Puis-je voir cette lettre, demanda Ange.
Noah n’y vit pas de problème. Il saisit le papier dans la poche de sa veste et le tendit à son jeune camarade. La lettre était un peu froissée. Elle avait été exposée à l’eau, un jour où il avait plu, alors l’encre avait un peu bavé, mais elle restait tout de même lisible. Ange la parcourut rapidement du regard, les sourcils froncés. Il semblait que c’était la mine qu’il avait lorsqu’il se concentrait. Il parut arriver à la fin, et à ce moment-là, quelque chose sembla le faire tiquer. Le bout de son nez se retroussa, en même temps que ses yeux se plissèrent, et Noah lui demanda ce qui n’allait pas.
̶ Ce n’est pas grand-chose, seulement, tout est tellement évasif que je ne comprends pas grand-chose à cette lettre. Mais ton ami semble connaître l’existence de la bête… Il t’a envoyé au village, presque comme s’il savait qu’elle allait se réveiller dans les jours qui suivraient ton arrivée.
̶ C’est aussi ce que je me suis dit, mais je ne me rappelle pas que cet ami fut devin…
̶ Tu le connais depuis longtemps ?
̶ Très.
̶ Comment l’as-tu rencontré ?
̶ À vrai dire, cela remonte à si longtemps que j’ai du mal à m’en souvenir… Il doit y avoir un lien avec le manoir dans notre rencontre, je suppose.
̶ Mon manoir ? demanda Ange.
̶ Non, un autre, un endroit où j’ai vécu pas mal de temps, avant de… Enfin. C’est aussi une longue histoire.
̶ À mon avis, c’est la même histoire.
En même temps que le garçon faisait cette remarque, Noah pensait à autre chose. Maintenant qu’il y pensait, il y avait vraiment quelque chose de bizarre… Oui, quelque chose clochait dans la lettre, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Pourtant, plus il y repensait, mieux il voyait qu’il y avait quelque chose d’anormal, d’illogique, dans la succession des évènements qui l’avaient conduits jusqu’au village. Ce n’était pas un problème récent, non, le problème se situait certainement bien avant… Avant même qu’il ne rencontre Clée. Probablement que cette erreur de logique datait du temps où il était au manoir…
̶ Je crois bien que j’ai fini par vous rendre pensif, avec mes questions…
Noah sursauta, soudain sorti de ses réflexions.
̶ Pardon ? Oh, non, ce n’est pas de ta faute, Ange. C’est moi… Je réfléchissais ; mais tu vois, mon sujet de réflexions vient de me sortir de la tête.
Et en effet, Noah ayant tendance à perdre le fil de ses pensées, l’interruption d’Ange, lui avait fait oublier ce à quoi il était en train de réfléchir.
Le repas fut enfin terminé. Les deux garçons ainsi que Clée s’installèrent dans un petit salon à l’étage pour finir la soirée. Ils jouèrent un peu aux cartes, tout en discutant encore au sujet des légendes et d’à quel point elles étaient tirées de la réalité. Ange semblait ne jamais être à court d’anecdotes autour de ce sujet. Il maintint la conversation jusque tard dans la soirée, et c’est exténué que Clée et Noah regagnèrent leur chambre pour aller se coucher. Ange les prévint tout de même qu’il était un oiseau de nuit, qui aimait à faire son travail au calme, dans les heures les plus obscures de la nuit. Ainsi, Noah s’endormit en écoutant les bruits sourds que l’enfant faisait dans la bibliothèque, en déplaçant ses livres certainement.
Ahah, Ange recommence à prendre de l'importance et la bête frappe de nouveau ! Et puis on commence vraiment à avoir des détails sur l'enfance de Noah... Même si je suis un peu triste qu'il ne partage plus de tente avec la troupe (je l'aimais bien, moi, Michaël snif), j'espère qu'ils vont rester dans le coin jusqu'au bout de l'histoire et je trouve ça bien que Noah et Clée aillent chez Ange.
Merci pour ce chapitre !
Contrairement à d'autres histoires que j'ai pu écrire, j'ai essayé de mettre l'accent sur certains personnages secondaires, disons que chaque personnage secondaire que l'on voit régulièrement a ou aura son importance (Ange et Michaêl, donc...)
L'histoire est loin de se terminer après l'épisode de Khotaô, mais cette petite histoire-là est un test pour voir si je continue après...
Merci d'apprécier et de commenter mon histoire, ça me fait vraiment plaisir !