Déodat avait attendu pendant plus d’une année un signe de Filoche. Depuis le temps, il supposait que le plan qu’elle avait échafaudé n’avait pas marché. Mais comme il ne savait pas quoi faire d’autre, il restait là où elle l’avait envoyé et ne se posait pas de questions. Après son départ de la maison d’Alix, il avait roulé tout droit vers l’auberge que lui avait désignée Filoche. A son arrivée, il avait remisé sa carriole et sa mule dans l’écurie et prit une chambre. Les jours passant, son maigre pécule s’était réduit avec les frais de logement et de nourriture. Il avait commencé par vendre sa carriole au tavernier, puis sa mule. Et quand il n’eut plus aucun argent, il demanda à travailler comme homme à tout faire, pour quelque monnaie et une couche dans la paille près des bêtes.
L’aubergiste était un fieffé coquin. Il avait tout de suite flairé en Déodat un individu simple et crédule. Il l’exploitait sans vergogne, le payant peu, le nourrissant mal et le surchargeant de tâches pénibles. Déodat, fidèle aux ordres de Filoche, ne se laissa jamais abattre malgré la dureté du traitement. Il attendait simplement son heure. Il soignait sa carriole et sa mule (bien qu’il les ait vendues, il les considérait toujours comme sa propriété), avec en tête l’idée qu’un jour il fausserait compagnie à son tenancier pour rejoindre son amie et quitter Astarax.
Il acceptait même parfois de travailler la nuit et de rester sans sommeil. Circonstances dont le patron de l’auberge n’abusait pas, car il tenait à ce que Déodat demeure en bonne santé et opérationnel. En revanche, il ne savait pas que lors de ses nombreuses livraisons et courses à la campagne, Déodat s’arrêtait parfois pour cueillir quelques feuilles et fleurs. Il préparait des décoctions qu’il buvait pour conserver ses forces et sa bonne santé. Il lui arrivait souvent de mâchonner des herbes vivifiantes en conduisant la carriole. Car même si rien ne l’indiquait, Déodat avait fréquenté l’école des Sorciers de Phaïssans, comme Martagon et Filoche. Il n’avait pas oublié les pouvoirs et les bienfaits de certaines plantes, bien qu’il eût retenu peu de choses de l’enseignement prodigué.
Sans savoir que Déodat soignait sa fatigue avec des herbes, l’aubergiste ne comprenait pas comment ce garçon pouvait supporter physiquement tout ce qu’il exigeait de lui. Au bout d’un moment, il cessa de se poser des questions sur son employé et s'intéressa à nouveau à sa servante qu’il voulait épouser.
C’était une jeune fille futée et déterminée à prendre son avenir en main. Elle menait bien son affaire auprès du tavernier tout en gardant un œil sur Déodat, qui l'intriguait. Cet homme au physique impressionnant était timide, silencieux, travailleur et l’ignorait totalement. Il ne ressemblait à aucun des clients qui franchissaient la porte de l’auberge. Ceux-ci étaient laids, grivois et se croyaient tout permis. Allena passait son temps à les éviter et à esquiver leurs avances. Comme Déodat était un très bel homme et qu’elle-même était jolie et fraîche comme une rose, Allena ne comprenait pas qu’il soit insensible à sa beauté.
Déodat continuait à écrire des poèmes dans les petits carnets qu’il cachait dans ses nombreuses poches. Il les composait au clair de lune lorsqu’il ne pouvait pas dormir, ou bien dans un champ à l’ombre d’une meule de paille, quand il arrêtait la charrette pour laisser paître la mule. Il n’était pas malheureux. Il ne trouvait pas le temps long, il attendait sans se poser de questions ni s’inquiéter. Car avant toute autre chose, il avait une confiance absolue en Filoche. Il espérait encore qu’elle l'appellerait un jour et ce jour-là, il serait prêt à repartir avec elle. Tout le reste lui était bien égal, y compris les courbettes et les œillades d’Allena.
Il se surprenait parfois à regarder le ciel, pour voir si Helmus n’arrivait pas pour l’avertir que le moment était venu pour lui de s’en aller. Mais jamais l’oiseau ne parut.
Par un bel après-midi, plus d’un an après qu’il avait quitté Filoche, Déodat balayait la cour qui se trouvait devant l’auberge. Il faisait très beau. Un magnifique soleil chauffait les pierres du bâtiment et les pavés sur le sol. Des charrettes et des chevaux passaient devant l’entrée sans s’arrêter dans un grand bruit de roues et de sabots. La salle était pleine car c’était jour de marché. Les paysans qui avaient vendu des récoltes ou des bêtes venaient fêter leur bonne fortune et dépenser leurs gains à la taverne. Leurs chevaux étaient attachés dans l’écurie. Pendant que les propriétaires festoyaient, Déodat avait soigné et préparé leurs montures pour qu’elles soient prêtes pour le départ.
Après une matinée très occupée, il prenait un peu de repos en déblayant mollement les saletés tombées dans la cour. Des rires joyeux fusaient depuis la salle. Déodat ne les entendait pas. Il était concentré sur son balai et se récitait quelques vers qui lui étaient venus à l’esprit pendant son labeur. Pendant un instant il s’arrêta et releva la tête. A sa grande surprise, il vit passer sur la route Spyridon.
Il eut de la peine à le reconnaître car le sorcier n’avait plus rien de flamboyant. Il avait l’air d’un vagabond, d’un mendiant. Il était vêtu de guenilles et semblait perdu. Déodat s’approcha de lui tout en balayant et le héla. Spyridon se retourna et lui fit un signe de tête pour le saluer. Ils échangèrent quelques mots et Déodat réalisa que le sorcier n’avait plus du toute sa raison. Il n’avait plus aucune mémoire, et naturellement il ne l’avait pas reconnu. Il avait beaucoup maigri. Visibilement, il ne mangeait pas à sa faim et ne buvait pas assez. Une barbe touffue et une moustache hérissée masquait quasiment son visage.
Déodat se demanda comment il avait fait pour le reconnaître tant il avait changé. Peut-être sa démarche l’avait-elle trahi. S’apercevant qu’il ne pouvait rien tirer du vieil homme, Déodat lui proposa de venir se reposer dans les écuries. Spyridon ne réagit pas. Le prenant par le bras, Déodat l’entraîna discrètement vers les étables, dans le coin où il dormait. Il plongea une louche dans un baquet et donna à boire au vieil homme déshydraté. Il lui restait un morceau de pain dur caché dans la paille, qu’il trempa dans l’eau pour le ramollir. Puis il en détacha des morceaux qu’il mit dans la bouche de Spyridon. Le sorcier mâchait la nourriture par réflexe. Ses yeux semblaient lointains, comme absents du monde.
Quand il eût terminé le pain, Déodat allongea le vieillard dans la paille et le recouvrir le plus possible pour le masquer à la vue d’éventuels visiteurs. Puis il sortit, s’assit sur un muret qui longeait la cour et se mit à réfléchir. Il comprenait, ou plutôt il acceptait enfin que le plan de Filoche eût échoué.
Quelqu’un le bouscula au milieu de ses réflexions, et il sursauta. Perdu dans ses pensées, il regarda qui l’avait poussé.
– Eh bien Déodat ! s’exclama Allena en se moquant de lui. Mais tu ne fais rien, gros paresseux ! Je vais en parler à l’aubergiste. Tu verras comme il va se fâcher ! Quand on pense à tout ce qu’il fait pour toi ! Il te loge et il te nourrit, et voici toute la récompense qu’il peut attendre de toi ! Ah ! Il sera bien surpris d’apprendre que tu te reposes alors qu’il a besoin de toi !
Déodat se leva brusquement comme un automate. Sans un mot, il ramassa son balai et se remit à nettoyer la cour.
– Mets un peu plus d’énergie et d’enthousiasme dans ton travail, insista Allena avec méchanceté.
Peut-être attendait-elle un geste ou un mot gentil de Déodat. Elle était furieuse qu’il ne la considère pas. Elle prenait son attitude pour du mépris et ne le supportait pas. Vexée, elle s’approcha de lui subrepticement.
– Et plus vite que ça ! ajouta-t-elle en tentant de s’emparer du balai de Déodat.
Comme il ne le lâcha pas, elle se mit à le boxer avec ses poings et à lui donner des coups de pied. Mais Déodat n’entendait pas, n’écoutait pas la servante. Il était en train de décider de ce qu’il devait faire maintenant. Allena était furieuse. Elle s’éloigna vers l’auberge en vociférant.
– Je vais devoir quitter cette auberge avec Spyridon, pensait-il. Cette nuit, quand ils dormiront tous. Je ne peux pas retourner voir Filoche maintenant. D’abord, je n’ai pas rempli l’objectif demandé par Alix. Je n’ai jamais cherché à retrouver Maggie. Et ensuite parce que Spyridon a visiblement été chassé de la maison. Nous ne serions pas les bienvenus. Ce serait même l’inverse et le risque est grand. Ils pourraient nous faire du mal sans que j’apprenne quoi que ce soit sur Filoche et les enfants. Je vais aller à Phaïssans. Si Martagon est revenu, nous retournerons avec lui à Astarax pour chercher Filoche, Guillemine et les petits. Sinon, j’aviserai. Peut-être que Spyridon pourra m’aider, s’il a recouvré un peu de sa mémoire.
Déodat leva les yeux. Il vit arriver devant lui l’aubergiste accompagné d’Allena. Celui-ci fulminait et marchait à grands pas. Il était rouge de colère. Quant à la servante, elle se cachait derrière le tavernier et faisait des grimaces de joie pour se moquer de sa victime.
– Mais que faisais-tu ? tempêta l’aubergiste en levant et en baissant les bras comme une mouette qui bat des ailes pour s’envoler. Je ne te paie pas pour ne rien faire. Allena me dit que tu te reposes au soleil ? Quelle image de fainéant montres-tu aux clients ! Je dois trouver une punition pour te faire comprendre que tu dois avoir un comportement irréprochable. Sinon je te mets à la porte ! Est-ce que j’ai vraiment besoin d’un bon à rien ? Non ! Non et non ! Alors explique-moi ce que je dois faire maintenant ! Remets-toi au travail ou je ne sais pas ce que je vais faire ! Je sens que je m’énerve devant ton incroyable manque de reconnaissance. Je t’ai sauvé de la misère ! Et voilà comment tu récompenses ma bonté ! Allena m’avait averti. Je ne voulais pas la croire. Et maintenant je le regrette amèrement. Qui aurait cru que tu étais si profiteur ?
Le pauvre Déodat entendit un flot d’injures et de mots injustes sans broncher. Il baissa simplement la tête. Il n’en avait plus pour longtemps à supporter ces affronts. La nuit prochaine, il partirait loin avec son ami.
Quand l’aubergiste eut cessé de vociférer et de déverser son fiel, il tourna le dos à Déodat et reprit le chemin de l’auberge, Allena sur ses talons. Elle se retourna deux ou trois pour signifier à Déodat qu’elle s’était bien vengée.
Peu de temps après, les paysans commencèrent à sortir de la salle. Tour à tour, ils vinrent trouver Déodat pour récupérer leurs chevaux et regarder leurs maisons. Certains plus généreux lui glissaient une pièce dans la main. Le soir était presque tombé lorsque le dernier client quitta l’auberge. L’aubergiste et Allena étaient occupés à faire les comptes. Ils appelèrent Déodat pour ranger la salle, nettoyer la vaisselle et la cheminée, refaire le feu et préparer les tables pour le repas du soir. Ainsi Déodat n’eut pas à parler avec son patron ni avec Allena avant que les nouveaux clients n’arrivent pour le dîner. Outre les fidèles villageois venus boire une bière ou une chope de vin, quelques voyageurs firent halte et demandèrent une chambre et une soupe.
Déodat assuma les tâches habituelles. Il serrait les poings pour ne pas se mettre en colère lorsqu’il songeait aux grossièretés qu’avait proférées l’aubergiste. Contrairement à la rageuse Allena, il ne cherchait pas à se venger. Il voulait juste fuir le plus vite possible ce lieu horrible où il ne s’était jamais plu. Comme à son habitude, il attendit avec patience le moment où l’auberge plongea dans le silence de la nuit. Le calme descendit sur la vieille maison après le départ des derniers clients. Épuisés par la longue journée, l’aubergiste et Allena se couchèrent tôt et laissèrent à Déodat le soin de tout préparer pour le lendemain.
Déodat ne s’embarrassa pas de nettoyer la salle ni de tout ranger. Il jeta un saut d’eau sur le feu pour l’éteindre, sans se donner la peine de balayer les cendres. Il ramassa quelques restes qui trainaient, du pain, du fromage et des fonds de cruchons de bière qu’il entassa dans un panier. Il ajouta un plat creux en cuivre. Puis il regagna les écuries avec ses victuailles et attela la mule à la carriole. Lorsqu’il eut terminé, il chargea sur son dos Spyridon qui dormait profondément et le déposa dans la paille qu’il avait étendue sur le plateau de la charrette.
Enfin il grimpa sur le siège et fit démarrer la mule. La carriole s’ébranla et avança hors de l’écurie. Déodat avait l’impression que les roues et les sabots de la mule faisaient un bruit de tonnerre sur les pavés de la cour. Aussi accéléra-t-il pour s’éloigner rapidement. Le tavernier et la servante devaient dormir profondément car personne ne bougea à l’intérieur de l’auberge. Seul un chien attaché dehors à une chaîne aboya. Le chat de la maison était quant à lui occupé à chasser les souris dans la cave et ne vit rien.
Deux minutes plus tard, la mule trottait bon train sur la route, tirant sa charrette avec cœur. L’obscurité était profonde, mais la lune jetait quelques rayons qui suffisaient à Déodat pour se diriger dans la pénombre. Ayant longuement exploré les alentours lors de ses livraisons, il connaissait maintenant de nombreux détours et raccourcis pour suivre un chemin détourné et ne pas traverser Astarax. Plus d’une heure après son départ, il avait rejoint l’itinéraire qu’il avait suivi dans l’autre sens avec Filoche. Spyridon dormait toujours. Il n’avait pas changé de position depuis que Déodat l’avait couché dans la paille. Il respirait profondément.
La carriole avait roulé vite. Déodat avait repéré tous les nids de poules et toutes les bosses. Il savait les éviter habilement. Mais il sentait que la mule commençait à fatiguer. Elle tirait plus la patte. Alors il ralentit l’allure et bientôt ils allèrent au pas.
Déodat avait le cœur léger. L’inaction lui avait pesé pendant tout le temps qu’il avait passé à l’auberge à attendre le message de Filoche. Sentir la fraîcheur de la nuit sur sa peau réveilla en lui le plaisir de la poésie. Et, tout en roulant dans l’ombre, il se mit à composer un poème qui racontait son histoire.
– Si je continue comme ça, je vais pouvoir devenir un troubadour, songeait-il avec un sourire. Il me faudrait un instrument et je pourrai chanter et m’accompagner.
Ils atteignirent enfin un petit bois un peu en dehors de la route. Déodat fit obliquer la carriole. Elle pénétra dans un chemin qui traversait le bosquet de part en part. Parvenue au cœur des taillis, elle s’enfonça dans un coin d’ombre où elle s’arrêta. Déodat bondit sur le sol et détela la mule. Spyridon dormait toujours. Déodat le secoua doucement pour le faire sortir de sa torpeur.
– Hola ! s’écria le sorcier en ouvrant les yeux. Où suis-je ?
Il regarda autour de lui et soudain son regard se fixa sur Déodat, comme pour chercher qui il était au fond de sa mémoire.
– Qui es-tu ? demanda-t-il en faisant tourner ses pupilles.
– Je suis Déodat, répondit celui-ci.
– Déodat ? Mais qu’est-ce je fais ici en pleine nuit, dans la campagne ? s’enquit Spyridon.
Déodat eut un instant l’espoir que le choc de se retrouver face à un ami avait ranimé l’esprit et la mémoire de Spyridon. Mais il fut vite déçu.
– Déodat ? répéta le sorcier en faisant une moue dubitative. Je ne te connais pas.
Le sorcier se redressa avec peine avec l’aide de Déodat. Ses vêtements pouilleux étaient désormais couverts de foin. Ses cheveux et sa barbe hirsutes se mêlaient de fétus de paille. Si Déodat l’avait laissé en plein champ, il aurait davantage ressemblé à un épouvantail pour faire peur aux oiseaux qu’à un magicien talentueux.
– As-tu faim, Spyridon ? interrogea Déodat.
– Spyridon ? s’étonna le vieil homme. Mais de qui parles-tu ?
– Je parle de toi, répondit Déodat. Ou plutôt, je te parle. As-tu faim ?
– J’ai grand faim, dit Spyridon. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas mangé. Mon ventre gargouille terriblement. L’entends-tu ?
– Oui, fit Déodat en riant.
Si Spyridon se nourrissait, et s’il gardait son sens de l’humour, c’est qu’il guérirait bientôt. Aussi Déodat sortit les vivres qu’il avait apportées de l ‘auberge et les posa sur le rebord de la charrette.
– Oh ! J’ai terriblement soif, ajouta Spyridon.
– Bois un peu de bière ! fit Déodat en tendant un pichet à Spyridon. Elle n’est pas fraîche mais elle est bonne.
– Directement dans le cruchon ? dit Spyridon.
– Oui, ainsi la bière est bien meilleure quand on voyage, s’exclama Déodat dont l’humeur était rassérénée. Mange, Spyridon. Ensuite nous dormirons. La mule a besoin de repos. Nous repartirons à l’aube.
Déodat laissa Spyridon dévorer la majeure partie des provisions qu’il avait emportées. Quand le sorcier fut rassasié, il l’aida à s’étendre sur la paille pour dormir à nouveau. Lui-même se coucha par terre sous les roues de la carriole, prêt à bondir au moindre bruit suspect. Les seuls sons qu’il entendit pendant la nuit furent la mule qui mâchonnait de l’herbe et les quelques petits animaux qui coururent autour de la carriole, trop effrayés pour oser s’approcher. Une chouette poussa un cri ou deux avant l’aube. Malgré sa volonté de rester éveillé pour monter la garde, Déodat finit par s’assoupir. Il fut extirpé de son sommeil par Spyridon qui était descendu de la charrette et le secouait comme un prunier.
– Hola ! criait le sorcier échevelé. Donne-moi à manger et à boire, aubergiste, car j’ai grand faim !
Déodat eut besoin de plusieurs minutes pour émerger de l’inconscience. Pendant ce temps, Spyridon le chahutait de plus belle et vociférait.
– Doucement, Spyridon, dit Déodat qui s’efforçait de rester calme. Je vais te donner ce qui reste.
Lui-même n’avait plus rien à se mettre sous la dent, mais il abandonna bien volontiers sa part au vieil homme. Spyridon paraissait très énervé. Il était sale et sentait mauvais. Il avait l’air vindicatif. Déodat se demanda comment il pouvait faire pour le détendre. Il se mit à lui parler tandis que le sorcier dévorait les maigres provisions qui subsistaient. Il lui parla de la maison et du jardin, d’Alix et de Maggie, de Guillemine et des enfants. Il essaya tous les sujets qu’il connaissait mais aucun d’entre eux ne sembla faire résonance dans la tête de Spyridon. Lorsqu’il eut terminé de manger, Spyridon remonta dans la charrette et, s’installant au cœur du foin, s’endormit à nouveau.
– Il doit être bien fatigué, pensa Déodat. Et bien faible.
Avisant des buissons de mûres qui poussaient le long du chemin, Déodat se mit à cueillir des baies qu’il mangeait au fur et à mesure. Il perçut à peu de distance le son cristallin d’une source et se dirigea vers elle pour remplir d’eau les cruchons de bière vides. Il en profita pour se laver les mains et se débarbouiller le visage. Puis il revint vers la carriole et fit boire la mule dans le plat en cuivre avant de l’atteler. Quand tout fut prêt, il sauta sur le siège, secoua les rênes et la charrette s’ébranla. Malgré le vacarme et le mouvement, rien ne sembla troubler Spyridon qui ne bougea pas d’un pouce.
Après avoir regagné la route, Déodat lança la mule à pleine vitesse. L’animal bien nourri et reposé trottait vaillamment tout en tirant la carriole qui brinquebalait. Déodat craignait de rejoindre la grande route qui menait vers l’est à Phaïssans. Spyridon ferait sûrement des histoires une fois réveillé et attirerait l’attention. Les brigands qui écumaient cette large voie auraient tôt fait de les dépouiller. Aussi, Déodat opta pour un autre itinéraire. Il choisit de passer par les petits chemins de campagne. Il avait peur de se perdre, mais il fit confiance à son instinct.
Il n’avait pas d’argent, pas de vivres, il avait une mule à nourrir et à soigner, et il devait prendre soin d’un vieillard sénile. Sa mission était difficile à accomplir et ses choix complexes à réaliser. Mais Déodat n’en démordait pas, il devait suivre sa route et se rendre à Phaïssans pour rencontrer Martagon.
Le voyage dura des jours et des jours. Grâce à sa bonne volonté et à sa patience, Déodat venait à bout de tous les obstacles. Il ne se décourageait pas malgré les difficultés, trouvant toujours une solution pour aller de l’avant. Spyridon bien nourri et reposé était tombé dans un état de léthargie dont rien ne semblait vouloir le sortir. Il était muet et avachi la plupart du temps, sauf au moment des repas. À l'aide de pièges, Déodat chassait des lièvres ou des lapins qu’il faisait rôtir sur un petit feu. Il ramassait aussi des herbes et des baies qu’il cuisait dans le plat de cuivre. Ils buvaient de l’eau de source. Parfois leur attelage passait devant une ferme. Les paysans leur donnaient du pain, des pommes ou de l’eau. Certains les convièrent même à manger avec eux leur maigre pitance. Déodat expliquait que Spyridon était son vieux père et qu’il avait perdu la tête. Personne ne leur posait de questions sur leur destination et pourquoi ils étaient arrivés jusque là. Leur équipage était si délabré et eux-mêmes si émaciés par le long trajet et la faim, que les fermiers qu’ils rencontraient avaient pitié de leur misère.
Après plus deux mois de vagabondages, ils parvinrent enfin dans les environs de Phaïssans. Déodat reconnut les lieux. Il sut alors se diriger vers l’endroit où se trouvait la maison champignon de Martagon. Hélas, lorsqu’il arrivèrent devant l’édifice, Déodat s’aperçut que des inconnus y avaient trouvé refuge. Toute une famille misérable vivait maintenant dans la chaumière au milieu des bois.
Quand ils virent la charrette approcher, des enfants déguenillés coururent vers elle. Un homme sortit de la maison avec une hache à la main. Il avait l’air menaçant.
– Je cherche Martagon, s’exclama Déodat. Il habitait dans cette maison.
– Eh bien il n’y habite plus, rétorqua l’homme en levant sa hache. Cette bicoque était abandonnée et tombait en ruines. Maintenant c’est notre famille qui vit ici. Alors décampe avec ta charrette avant que je ne me fâche et que j’ajoute ta mule à mon troupeau.
– Sais-tu si quelqu’un a de ses nouvelles ? insista Déodat.
– Je te dis que personne ne connaît ce Martagon ici. Va donc voir ailleurs s’il y est. Ouste !
Déçu, Déodat tira sur les rênes pour repartir. Il avait fait tout ce voyage pour rien. Dans l’immédiat il ne lui restait plus que deux solutions. Il pouvait aller voir sa famille mais il était bien certain qu’elle le chasserait. Ou bien se rendre dans l’ancienne maison de Filoche. Il ne mit pas longtemps à choisir la deuxième alternative. Lorsqu’il parvint devant la masure où lui-même habitait avec la sorcière avant leur départ de Phaïssans, il vit que celle-ci avait été pillée. Il n’y avait plus ni porte ni fenêtre, et tout ce qui se trouvait à l’intérieur avait été volé.
Quand Martagon avait fait appel à elle, Filoche pensait s’absenter pour une courte période, simplement pour aider à l’accouchement de Guillemine. Elle n’imaginait pas quitter sa maison pour toujours. Elle avait été prudente. Elle s’était méfiée de la cupidité et du manque de scrupules de ses voisins. Aussi avait-elle enchanté sa maison avant de partir. Ceux qui avaient vandalisé sa bicoque et dérobé ses maigres biens s’en étaient mordu les doigts. Car la rusée sorcière avait fait peser une malédiction sur ses affaires. Toute chose subtilisée ou détruite avait laissé des traces noires indélébiles sur les mains des voleurs. Ceux qui étaient susceptibles d’être reconnus et accusés de larcin avaient porté des gants pendant longtemps. Mais le temps avait passé. Les coupables avaient fini par oublier leurs mains noires et ôté les gants, affichant sans vergogne les preuves de leur malhonnêteté. Ils en riaient même entre eux. L’homme qui avait empêché Déodat d’approcher la maison champignon avait les mains tachées. Il avait donc volé Martagon et Filoche pour loger et nourrir sa famille. Déodat se souvint de cette histoire de sortilège que lui avait contée Filoche. Elle le fit sourire. Ces petits pillages n’étaient rien en comparaison des problèmes que Filoche rencontrait désormais.
Elle avait dit aussi qu’une cave secrète se trouvait dans le sous-sol de la maison. L’entrée en était invisible, cachée dans l’épaisseur du plancher en terre battue. Filoche avait enseigné à Déodat la formule pour ouvrir la trappe secrète. Déodat avait une excellente mémoire. Il se rappelait exactement des mots pour incanter le sort. Sautant à bas de la charrette, il s’avança vers le seuil de la masure et pénétra dans l’unique pièce. Elle était totalement vide. Lorsqu’elle y habitait, Filoche avait ajouté plusieurs extensions par magie. La maison était alors beaucoup plus vaste à l’intérieur qu’elle ne le paraissait à l’extérieur. Déodat avait sa propre chambre. Mais tout cela avait disparu. Déodat soupira devant le gâchis. Il prononça les mots magiques et l’ouverture qui menait sous le plancher se matérialisa. Il souleva la trappe à l’aide d’un gros anneau de fer. Une volée de marches apparut. Déodat descendit l’escalier.
La cave était bien achalandée. Tout était bien conservé. Elle contenait une foule de fioles remplies de potions, des grimoires et un petit sac de pièces d’or. Comment Filoche avait-elle pu avoir ce trésor, Déodat n’en savait rien. Mais puisqu’elle lui avait révélé le code pour accéder à la cave, cela signifiait que Filoche l’autorisait à prendre la bourse.
Déodat remplit ses poches de tout ce qu’il pouvait emporter pour faire un long voyage. Avisant une besace vide, il s’en empara et y jeta pêle mêle tout ce qu’il put rassembler et qui lui paraissait utile. Puisqu’il n’avait pas pu trouver Martagon chez lui, il venait de décider d’aller le chercher à Skajja. Peut-être même le croiserait-il sur la route en s’y rendant comme l’avait suggéré Filoche. Et le fameux guérisseur Zeman saurait certainement guérir Spyridon. Plus il y songeait, plus Déodat était convaincu que c’était ce qu’il devait faire.
Quand il eut vidé la cave de tout ce qui avait de l’intérêt pour voyager, Déodat jeta un dernier coup d’oeil et repéra une grosse boîte pleine de biscuits et de galettes. Décidément, Filoche avait tout prévu. Déodat avait toujours pensé que c’était une femme hors du commun. Il n’était pas déçu. Il prit la boite qu’il glissa dans le sac. Étonnamment, bien qu’elle fut déjà archi pleine, la besace magique pouvait contenir bien plus de choses que sa taille le laissait penser. Son poids n’en était pas alourdi pour autant. Un enchantement bien utile pour les longs trajets. Déodat jeta le sac sur son épaule et remonta l’escalier. Arrivé en haut des marches, il repoussa la trappe qui retomba lourdement sur le sol. L’entrée de la cave disparut à nouveau sous la poussière de terre battue.
La charrette et la mule l’attendaient dehors. Spyridon avait continué à somnoler dans la paille. Déodat grimpa une nouvelle fois sur le siège. Il déposa la besace derrière lui en lieu sûr. Il serrait dans sa main deux objets précieux trouvés dans la cave, une boussole et une carte.
– Partons pour Skajja ! s’écria-t-il en saisissant les rênes.
La carriole s’ébranla et roula dans un grondement de tonnerre sur les cailloux de la route.
Comme l’avait fait fait Martagon lorsqu’il avait quitté Phaïssans, Déodat commença par suivre les berges du lac pour le contourner. Suivant les indications de la carte et de la boussole, il prit la direction du nord est. Il n’avait pas l’intention d’en dévier jusqu’à Skajja. Sur le chemin, il croisa une jeune-fille aux longs cheveux noirs délicatement agités par le vent. Debout sur un tertre, elle se tenait à côté de son cheval, les rênes à la main. C’était une bête magnifique, à la robe sombre et aux sabots de feu. En passant devant elle, Déodat ôta son chapeau et fit un signe de tête. La cavalière lui rendit son salut. Puis, bondissant sur le dos de sa monture, elle lança son cheval au galop. L’animal fila comme une trombe sur la route devant la charrette, soulevant un énorme nuage de poussière derrière lui. Et soudain, la silhouette sombre obliqua sur la droite de la route et s’enfonça dans le bois adjacent. Tout le bruit et l’agitation retombèrent. Le calme de la campagne s’installa à nouveau, seulement troublé par le roulement de la charrette.
Ils traversèrent le riant pays de Phaïssans. Au delà du lac et du mont dominé par le château du roi Xénon, s’étendait au nord une chaîne de montagnes couverte de forêts. Il n’était pas aisé de franchir cette région escarpée avec une charrette, aussi Déodat choisit-il de longer les contreforts et de rester sur les plaines au pied des pics. Ce détour empêchait les voyageurs d’aller vers l’est, comme l’indiquait la carte. Mais Déodat avait l’intention de reprendre la bonne direction une fois la zone montagneuse dépassée. Il était même préférable de ne pas franchir ce pays de monts et de forêts car il était rempli de bêtes sauvages contre lesquelles Déodat ne saurait pas se défendre.
Rouler dans les plaines n’était pas une sinécure non plus. Il fallait éviter les champs cultivés par des paysans agressifs, résister à la chaleur en traversant des étendues sans ombre, et échapper aux brigands qui écumaient les chemins. Le soir, Déodat dissimulait la carriole dans un bosquet et ne dormait que d’un œil. Quand il ne réussissait pas à chasser un lapin ou à pêcher un poisson dans une rivière, il se nourrissait des galettes cuites par Filoche. Il essayait de ne pas trop épuiser cette source de victuailles, ne sachant pas quelles régions hostiles ils trouveraient plus au nord. La mule paissait l’herbe et les fleurs sauvages. Spyridon mangeait ce que Déodat lui donnait sans mot dire. Il continuait à dormir tout le jour, couché dans le foin.
Au début, Déodat n’avait constaté aucune amélioration dans l’état du vieil homme. Il était apathique, muet et se laissait faire comme un enfant. Puis, Déodat se rendit compte que Spyridon parlait en dormant, surtout la nuit. Il tenait des propos incohérents. Ce qu’il disait était incompréhensible. Parfois, il s’éveillait en sursaut en poussant des cris. Il était en sueur, comme mort de peur. Déodat devait le calmer avant qu’il se rendorme. En voyant son agitation, Déodat comprit qu’il faisait des cauchemars effrayants. Mais Spyridon était incapable d’expliquer ce qu’il l’avait traumatisé une fois conscient. Cependant, petit à petit, les divagations nocturnes s’éclaircirent. Les mots devinrent intelligibles. Les phrases n’étaient pas toujours évidentes, mais devinrent de plus en plus signifiantes.
Ce jour-là, le voyage avait été difficile, Il avait plu. Le sol était boueux et glissant. La charrette avait dû passer par des chemins tortueux, remplis de trous pleins d’eau. La conduite avait été compliquée pour éviter de verser sur le côté. Mais à force de rouler de guingois sur des grosses pierres, l’une des roues se détacha de l’axe. Elle roula sur le côté avant de tourner sur elle-même et de tomber dans un fossé. Aussitôt, la carriole qui n’était plus soutenue s’écroula par terre. Elle entraîna dans sa chute Spyridon qui dormait profondément. Le vieillard s’éveilla en maugréant et se mit à marcher en rond dans les hautes herbes.
Déodat n’était pas de bonne humeur. Il savait qu’il ne pouvait pas compter sur Spyridon pour l’aider. Heureusement, il aperçut à peu de distance, des bûches posées les unes sur les autres qui formaient une pyramide. Patiemment, il ramena des rondins et parvint petit à petit à relever le véhicule en ajoutant les morceaux de bois. Ce travail lui prit des heures. Spyridon qui semblait exténué s’était couché sur la route et sommeillait à nouveau. Quand la charrette fut suffisamment surélevée, Déodat ramassa la roue et la fit rouler jusqu’à l’axe sur lequel il la fit glisser. Il l’enfonça profondément en tapant avec une pierre. Il jugeait que le dispositif n’était pas solide. Il doutait que la charrette tienne encore longtemps.
Comment ferait-il pour transporter Spyridon s’il n’avait plus de carriole ? Il ne pouvait ni l’abandonner ni s’arrêter. Devrait-il laisser le vieillard quelque part et continuer le voyage seul ? C’était une option à laquelle il ne voulait même pas penser.
Cette nuit-là, Déodat ne parvint pas à s’endormir. Il réfléchissait à toutes sortes de solutions pour se sortir de l’impasse où il se trouvait. Soudain, il entendit Spyridon qui parlait distinctement dans son sommeil. La voix changeait à chaque personnage, et Déodat reconnaissait celui ou celle qui parlait.
– Où as-tu caché Guillemine, dit-il avec colère.
– Cela ne te regarde pas, répondit une voix féminine qui était celle de Maggie.
– C’est ma fille, reprit Spyridon.
– Elle est aussi la mienne. Et tu ne mérites pas de la voir car tu ne t’intéresses pas à elle. Tu es tout le temps fourré dans ta bibliothèque pour faire tes activités sans te préoccuper des autres..
– C’est faux, Maggie. Je veux la voir. Je veux savoir si elle va bien.
– Impossible, fit alors une autre voix, celle d’Alix.
– Mais tu ne peux pas m’empêcher de la voir.
– Je peux faire ce que je veux.
– Dis-moi où elle est !
– Pas question.
Pendant un court moment, Déodat crut que Spyridon était sorti de son état léthargique. Le vieillard s’était redressé en sueur et psalmodiait.
– Je ne sais pas ce qu’elle a fait de Guillemine. Où se trouve-t-elle ? Dans quel état est-elle ? se lamentait-il d’une voix confuse.
Le vieil homme semblait désespéré, il pleurait les yeux fermés et gémissait. Déodat le calma en lui parlant doucement. Puis il l’aida à s’étendre à nouveau sur le lit de paille. Le monologue reprit. D’abord il fut inaudible, puis petit à petit les phrases devinrent intelligibles.
Plus la conversation avançait, plus Déodat eut l’impression qu’il n’y avait pas trois mais seulement deux personnes qui dialoguaient. Parfois l’une des voix répondait pour Maggie, et d’autres fois c’était l’inverse. Et, brusquement, Déodat eut une révélation incroyable. Et si Alix et Maggie n’était qu’une seule femme ? Elle aurait la même capacité à se dédoubler que sa petite fille Esmine, ce n’était pas aberrant. Il y avait peut-être une autre explication, mais celle-ci était plausible et Déodat s’en contenta. Elle pouvait justifier pourquoi on ne parlait jamais d’un grand-père dans la grande maison d’Astarax. Il n’y avait qu’un homme dans la famille. Déodat était stupéfait par ce constat. Il regarda le vieillard qui soliloquait.
– C’est parce que nous sommes de plus en plus éloignés de la zone d’influence d’Alix que tu peux à nouveau t’exprimer, dit-il à Spyridon. Mais surtout, je viens de comprendre quelque chose, quelque chose de si saugrenu que j’ai du mal à croire.
Il n’y eut pas de réponse. Le monologue de Spyridon diminua petit à petit jusqu’à devenir un babillage incompréhensible, puis s’éteignit. Peu de temps après, le sorcier se mit à respirer bruyamment. Recru de fatigue et bercé par le souffle régulier du vieil homme, Déodat finit par sombrer lui aussi dans un profond sommeil.
Il dormit plusieurs heures cette nuit-là. Il s’éveilla soudain, surpris par la sensation que. quelque chose de chaud et d’humide avait touché sa main. Sursautant de frayeur, il se redressa. A côté de lui, un loup noir aux yeux de feu était assis. L’animal ne semblait pas agressif. Il baissa la tête et posa son museau dans la main de Déodat. La truffe du loup l’avait tiré de son sommeil.
Déodat était terrorisé. Il ne parvenait pas à articuler un mot. Le loup pencha la tête et la frotta amicalement contre son bras, comme pour le mettre en confiance. Déodat rassembla tout son courage et se leva d’un bond. Le loup resta immobile et le regarda droit dans les yeux.
– Qui es-tu ? s’écria Déodat pour surmonter sa peur.
Jetant un œil terrifié vers la charrette, il s’aperçut que Spyridon avait disparu.
– Qu’est-il devenu ? Il s’est sauvé pendant que je dormais. Ah ! Me voici dans de beaux draps, murmura Déodat.
Suivi par le loup noir, Déodat passa la journée à chercher Spyridon dans les bois et les fourrés tout autour. Il avait dissimulé la charrette et dételé la mule. Mais il ne trouva nulle part trace du vieux sorcier. Quand le soir tomba, il revint près de la carriole et s’assit par terre, entourant ses jambes de ses bras. Le loup s’approcha de lui et posa la tête sur ses genoux. Déodat fixa les yeux incandescents du fauve. Le regard était intelligent. La bête voulait lui faire comprendre quelque chose.
– Tu n’as pas tué Spyridon et tu ne l’as pas dévoré. J’aurais trouvé des traces de sang, dit Déodat en caressant la tête de l’animal. Mais où a-t-il pu aller ? Il s’est complètement évaporé.
C’est alors que son visage se figea. Il eut à nouveau une révélation.
– Spyridon, c’est toi ? s’écria-t-il en regardant la bête droit dans les yeux..
Le loup mit à nouveau son museau dans la main de Déodat, comme en signe d’assentiment.
– Comme je suis bête, j’aurais dû le deviner, fit-il en hochant la tête. Tu commences à retrouver tes capacités de sorcier comme tu as recommencé à parler. Tu ne subis plus l’influence d’Alix. Tu te protèges d’elle sous cette enveloppe de loup ! J’étais prêt à abandonner et à repartir sans toi. Mais tu vas me suivre. Nous allons à Skajja. Dès demain nous repartons. Je vends la charrette et je garde la mule. Mais je ne vais pas t’appeler Spyridon. Personne ne doit savoir qu’il agit de toi. Je vais t’appeler Zinq.
Déodat crut discerner un sourire dans la gueule du loup qui se fendit. Il mangea quelques galettes et s’endormit dans la paille sur la charrette. Le loup erra autour du véhicule pendant toute la nuit. Il chassa pour se nourrir. Au petit matin, Déodat attela la mule et le voyage reprit son cours. Dans la journée, à la première propriété cossue qu'ils rencontrèrent, Déodat sauta à bas du siège et vint se présenter au fermier. Zinq avait disparu dans les hautes herbes qui entouraient la demeure.
Le fermier était un homme rusé. Il s’aperçut que la charrette, bien qu’en mauvais état, était facilement réparable et lui serait d’une grande utilité. A défaut, il pourrait en faire du bois de chauffe. Il comprit vite que Déodat voulait s’en débarrasser, sans se préoccuper du prix qu’il en offrirait. Il voulait aussi la mule qui était en bonne santé. Mais Déodat ne voulait pas vendre sa vieille amie dont il s’occupait avec soin depuis Phaïssans.
Furieux, le paysan était prêt à lâcher l’affaire quand il eut une idée. Il pourrait avoir la mule à un très bon prix finalement. Cet vendeur était borné et stupide, et seul. Il n’avait aucune arme. Il suffisait de le laisser partir et de l’agresser sur la route pour voler la mule. Il fit appel à deux de ses domestiques qui partirent devant sur le chemin. Il leur avait recommandé d’être rapides et efficaces, car Déodat était grand et fort et pouvait contre-attaquer. Pendant ce temps, il fit affaire avec Déodat et échangea la vieille carriole contre de la nourriture et une couverture.
Peu de temps après, Déodat reprit la route avec la mule, débarrassé de la charrette devenue inutile. Quand il eut parcourut une bonne distance, deux hommes surgirent soudain des buissons qui bordaient la route. Le premier attrapa la longe, l’arracha brutalement des mains de Déodat, et le bloqua en plongeant contre lui pour enserrer ses jambes. Le second s’apprêta à l’assommer avec un gros bâton.
Occupés à attaquer Déodat, les deux brigands ne virent pas surgir derrière eux le loup noir bondissant. L’animal planta ses crocs acérés dans le bras qui allait frapper Déodat. L’homme poussa un hurlement de frayeur et lâcha le pieu. Quand il vit son agresseur, il ne demanda pas son reste. Il se sauva en courant. Voyant s’esquiver son acolyte, l’autre compagnon qui n’était pas plus courageux, se releva et s’enfuit sans attendre. Déodat éclata de rire en voyant les deux compères détaler comme des lapins dans les bosquets. Zinq s’approcha de lui et reçut une caresse sur le cou.
– En route, dit Déodat. Nous sommes encore loin du but. Skajja est au bout du monde, je l’ai vu sur la carte.
Le trio s’éloigna lentement sur le chemin, comme écrasé par un poids trop lourd à porter. Zinq marchait à côté de Déodat qui tenait d’une main la longe de la mule et de l’autre la boussole.