Chapitre 8

On l'avait emmené sans ménagement dans la première cellule. Il avait été soulagé que le roi daigne lui laisser la plus confortable. Elle comportait un lit en fer rouillé surmonté d’un vieux matelas sale, un siège et un bureau en bois poussés dans un coin, ainsi que le nécessaire pour faire ses besoins.

Ian était perdu, furieux. La veille, il faisait route avec la conseillère pour découvrir ce que voulaient les Capes Noires ; puis on l'avait accusé de meurtre et jeté ici. Il ne comprenait rien à cette histoire : pourquoi le gamin s’était-il tué ? Pour autant qu’il en savait, les Charmés ne pouvaient pas contrôler les esprits. Le fait qu’il se trouve dans cette boutique quelques instants avant l’accident n’était qu’un malheureux hasard. Il parviendrait bien à le prouver.

Du moins, si on le faisait sortir de cette prison. Il était blessé que Phelps l’ait jeté ici sans l’écouter. Ian était son plus vieil ami. Ils avaient vécu tant de choses ensemble ! Toutes les soirées passées à discuter, à refaire le monde, lui semblaient bien lointaines à présent.


 

Alors qu’il était plongé dans ses pensées, des pas retentirent dans l'escalier. Le roi en personne apparut. Un garde le précédait. Soulagé, Ian recula dans la cellule pendant que le soldat ouvrait la porte. Phelps Tan'o'legan entra.

D’un seul coup d’œil, Ian se rendit compte de l’épuisement du roi : ses yeux étaient soulignés par des cernes noires, les rides sur son front semblaient s’être multipliées depuis la veille. Lorsqu’il présidait une assemblée, assis sur son trône, sa prestance faisait oublier aux gens son âge avancé. Mais, tandis qu’il venait voir son vieil ami accusé de meurtre, le fardeau de ses soucis affaissait ses épaules. Comme souvent, Ian ressentit avec amertume la disparition de Jack. Le jeune homme aurait pu prendre les rênes du royaume à la place de son père, et Phelps n’aurait pas été seul à porter le poids de la couronne.

« Ian.

− Sire, s'inclina l'homme.

− Je regrette. »

Il leva les yeux, étonné. L'air las, le monarque ordonna au garde qu'on les laisse seuls. Puis il s'assit sur le lit. Le matelas s’enfonça sous son poids. Phelps se releva brusquement. Après un regard courroucé vers le meuble branlant, il se tourna vers Ian.

« Te voir ici me répugne. Alors explique-moi.

− Je ne suis pas un meurtrier, Phelps. Tu le sais très bien. C’était un accident, ou… »

Réfléchissant, Ian se mit à tourner en rond dans la cellule. Il aimait beaucoup marcher quand il avait besoin de d’y voir clair. Malheureusement, l’exiguïté de l’endroit l’empêchait de calmer le tourbillon de ses réflexions.

« Ou bien un coup monté. »

Il se tourna vers le roi, soudain sûr qu’il avait raison.

« J’ignore comment, mais quelqu’un a poussé cet enfant à se tuer, et m’a accusé ensuite. Je n’étais même pas là quand c’est arrivé, j’étais déjà reparti. J’ai juste vu le gamin attaquer Alize.

− Pourquoi quelqu’un chercherait-il à t’accuser de meurtre ?

− Pourquoi, en effet ? Peut-être pour m’éloigner de toi. L’autre jour, j’ai dû gérer une dispute entre deux charmés : ma décision en a peut-être froissé un, qui veut se venger. Ou alors… »

Il marqua une pause, car il savait que ses paroles n’allaient pas plaire au roi.

« Peut-être que c’est quelqu’un d’autre, quelqu’un qui m’en veut depuis un bout de temps et serait assez manipulateur pour organiser un tel coup. »

Le visage de Phelps se ferma.

« Nous avons déjà eu cette discussion, Ian. Hannah est une femme juste, elle ne ferait jamais cela. Je lui fais confiance, et tu devrais le faire aussi. Tout cela n’est probablement qu’un accident ; l’enfant a paniqué et s’est tué, et malheureusement des gens t’ont vu et t’ont accusé sans raison.

− Et donc me voilà enfermé ici, sans raison. »

Le soupir du roi retentit dans le silence qui s’ensuivit. Il s’assit sur le lit avec précaution.

« Puisque tu fais suffisamment confiance à ta conseillère pour ne pas imaginer qu’elle ait pu me rouler ainsi, j’ose espérer que tu as assez confiance en moi, ton plus vieil ami, pour ne pas croire que j’ai été capable de tuer un enfant.

− Bien sûr que oui, répondit le roi aussitôt. Je sais que tu es innocent, Ian, mais les accusations sont là. Lorene enquête en ce moment-même. Mais tu peux comprendre qu’avec les problèmes que nous créent les Capes Noires, je ne veux pas en plus qu’on m’accuse de laisser sortir un assassin charmé. »

Ils se turent tous les deux pour méditer un moment.

« Je refuse de croire que c’est un accident, finit par dire Ian. Pourquoi le petit se serait-il suicidé ?

− Tu crois que quelqu’un l’a manipulé mentalement ?

− J’ignore si c’est réellement possible. Je pense que c’est de la persuasion. Si quelqu’un était sans cesse dans ma tête, à écouter mes pensées et à m’en imposer d’autres, je finirais aussi par me trancher la gorge. Mais ça n’est pas quelque chose qu’on pourrait faire sur le coup. Je pense qu’il a fallu du temps pour que le garçon veuille en finir.

− Ça voudrait dire que la personne responsable avait organisé son coup depuis longtemps. Mais pourquoi ne pas s’en prendre à toi directement ? Pourquoi t’envoyer en prison ?

− Et s’ils ne voulaient pas me tuer, mais simplement me faire perdre ta confiance ? »

En prononçant ces mots, il songea de nouveau à Hannah. Il se retint néanmoins d’en parler.

« Je détiens l’un de tes plus grands secrets. Nous monter l’un contre l’autre est peut-être une façon tordue de m’amener à parler. »

Le roi se raidit et son regard se fit glacial. Ian comprit qu’en évoquant cette histoire, il ne faisait que titiller encore plus les doutes du souverain. Alors il s’agenouilla.

« Roi Phelps d'Aélie. Il y a de nombreuses années que vous ai juré fidélité, et je le referai si nécessaire. Vous m'avez toujours fait confiance, et vous pourrez continuer aussi longtemps que je vivrai. J'emporterai votre secret dans ma tombe. Mon ami... » Il le regarda et reprit son tutoiement amical. « Tu sais qui je suis.

− Relève-toi, Ian. »

Il y eut un long silence, durant lequel Phelps promena son regard sur les briques noircies des murs de la cellule.

« Tu détiens ma vie entre tes mains, ce depuis des années. J’ai confiance en toi. Je pense te connaître suffisamment pour pouvoir affirmer que tu me dis la vérité. »

Il le regarda enfin dans les yeux.

« Mais je ne peux pas te faire sortir d’ici avant qu’on ait trouvé le vrai coupable. Je suis désolé, mais tu vas devoir rester au cachot. »

Ian acquiesça lentement. Évidemment, le roi parlait avec raison. Il n’avait plus qu’à prier pour que Lorene trouve le meurtrier le plus rapidement possible.


 

* * *


 

Le roi guida Léana vers une petite ouverture dans le fond de la salle. Elle donnait sur un couloir désert éclairé par la lumière du jour. Celle-ci filtrait par les minuscules fenêtres percées avec régularité sur le mur de pierre. Au bout se trouvaient des accès à d’autres couloirs, ainsi qu’une porte en bois.

« Peu de monde est autorisé à venir ici », expliqua Phelps en la déverrouillant.

Il dévoila un escalier qui montait. Léana souleva sa robe et entreprit de gravir les marches devant son grand-père. Ce dernier referma derrière eux.

« Morgan m'a raconté ce qui vous est arrivé sur la route. J'en suis navré.

− Vous allez punir le Seigneur O’reissan ? »

Il fronça les sourcils et la dévisagea. Léana se mordit la lèvre. Avait-elle parlé trop franchement ?

« J’ai parlé à mon cousin, qui nie fermement avoir un quelconque lien avec ton agression. Je pense qu’il ment, malheureusement je ne peux rien faire de plus. Mais rassure-toi, j’ai eu une longue discussion avec lui. Il ne s’en prendra plus à toi.

− Alors vous avez confiance en lui ? »

Ses muscles se mirent à chauffer douloureusement. La longue chevauchée de la veille était bien plus que ce à quoi son corps était habitué. Elle ralentit donc dans les escaliers et en profita pour se tourner vers son grand-père. Il l’observait, mais Léana n’aurait su décrypter son visage.

« Nelan possède une propriété à quelques kilomètres de Kaltane. Tu ne l’as pas croisé hier car il était là-bas. Je lui avais interdit de venir au palais pour ton arrivée. Depuis la disparition de ma femme et de mon unique fils, il a toujours espéré prendre ma succession sur le trône. Ton arrivée compromet tout cela. Mais mon cousin est aussi l’un des personnages les plus importants du pays, et je ne pense pas qu’il risquerait sa place et sa fortune pour s’en prendre à toi. »

La jeune fille ignorait si ces mots la rassuraient. Morgan lui avait affirmé durant sa visite nocturne que des nobles avaient protesté contre sa présence, au nom de O’reissan. Pourraient-ils essayer d’attenter à sa vie dans l’enceinte même du château ?

L'ascension se faisait dure, mais Léana déboucha bientôt sur un palier. Ses pensées tournaient autour des propos de son grand-père. Il avait sous-entendu qu’elle prendrait la place de O’reissan : s’attendait-il donc à ce qu’elle devienne reine après lui ? Elle venait tout juste de découvrir l’Aélie, elle avait encore de la peine à croire à ce qu’elle vivait. S’imaginer souveraine était tout simplement hors de question.

Léana jeta un coup d’œil par une meurtrière. Elle aperçut la cour qu’elle avait franchie la veille. Des soldats allaient et venaient, surveillant les quelques marchands qui installaient leurs étals. Plus calmes, des nobles flânaient dans la cour et jetaient des coups d’œil aux articles proposés. Certains d’entre eux aimeraient-ils la voir morte ? Seraient-ils capables de braver le roi par fidélité envers O’reissan ?

Parvenue en haut de l’escalier, elle s’arrêta devant un battant massif en bois. Le roi sortit une clef et déverrouilla la porte. Ils pénétrèrent dans un bureau circulaire et confortablement meublé. Des livres envahissaient les bibliothèques murales. Au centre de la pièce, une table croulant sous les papiers était orientée face à la fenêtre. Phelps invita sa petite-fille à s'asseoir dans l’un des deux fauteuils dépareillés placés devant le bureau. Léana en choisit un recouvert de velours pourpre et s’y enfonça avec plaisir. Elle observa ensuite le roi.

Il s’était posté face à la vitre et avait le regard perdu à l’extérieur. Cet antre semblait le rajeunir. La jeune fille était flattée d’avoir été invitée dans ce bureau privé. Le mobilier en bois était agrémenté de quelques petites dorures, mais elle remarqua aussi des traces d’encre, quelques fissures ou taillades probablement dues à des lames. Il régnait dans cette pièce une sorte de chaos ordonné qu’elle appréciait beaucoup. Léana aperçut une carte sur la table. Était-ce l’Aélie ? Elle avait encore une foule de questions à poser, qui lui brûlaient les lèvres, mais le silence du roi la poussa à patienter.

« Nelan va revenir pour ta présentation au peuple, il faudra donc que tu le rencontres. De même que la plupart des nobles du royaume. L'un d'entre eux était là hier, le seigneur O'nerra. Il me semble que tu l’as rencontré.

− Je me souviens de lui. »

Comment pouvait-elle oublier le géant tatoué accompagné d’une femme à l’air si fragile ?

« Bien. Tu verras les autres dans deux jours. Morgan m'a dit que vous restiez quatre jours.

− En effet.

− Bien », répéta-t-il.

Il eut alors l’air mal à l’aise.

« Jazimir Tanasso, mon intendant, a prévu un programme assez complet pour ces quelques jours. Mais nous nous reverrons en tête à tête, si tu veux. Pour… pour faire connaissance. »

Léana le regarda, surprise par sa gêne. Elle comprit que le vieil homme n’avait aucune idée de comment se comporter avec elle.

« Avec plaisir. »

Finalement, il vint s’asseoir derrière son bureau. Le regard qu’il posa sur elle était empli de tristesse.

« Tu ressembles comme deux gouttes d’eau à ta grand-mère. Je l’ai connue quand elle avait à peu près ton âge, tu sais.

− J’ai vu son portrait. Elle était très jolie. »

Phelps acquiesça.

« Sire, il y a une question qui me dérange...

− Je t’en prie, pose-la.

− Comment avez-vous su que j’existais ? Pourquoi avoir envoyé Morgan seulement maintenant ? »

Le roi eut un mince sourire.

« Morgan m’avait prévenu que tu me demanderais cela. La vérité, c’est que j’ai reçu une lettre il y a quelques mois. Cette lettre disait que je devais envoyer un agent auprès de la famille Mercier. Elle indiquait aussi leur adresse.

− D’accord, mais… qui a écrit cette lettre ?

− Je n’en sais rien, elle était anonyme. J’ignorais totalement ce qu’il allait découvrir là-bas. Je ne savais pas ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant à Paris.

− Et vous pensez que c’était pour que Morgan tombe sur moi ?

− Oui. Je ne sais pas pourquoi l’expéditeur ne m’a pas mené directement à toi, pourquoi il n’a pas été plus clair. Sans doute ne voulait-il pas indiquer directement qu’une descendante existait. »

Léana sentait son cœur battre à toute vitesse.

« Et avez-vous pensé que… ça pourrait-être mon père ?

− Non. Pour la simple et bonne raison que ton père est mort. »

La peine qui envahit Léana la surprit et lui coupa le souffle. Elle baissa les yeux pour cacher des larmes de déception. Depuis que sa mère lui avait appris la vérité, elle avait développé l’espoir de rencontrer Jack.

Quand elle était petite, elle s’imaginait des centaines de scénarios : ce à quoi il ressemblait, son caractère. Aurait-il été un meilleur père que Benjamin ? En grandissant, elle avait appris à mettre de côté ces questions, afin de se concentrer sur sa propre vie, sur sa famille.

Mais les interrogations étaient revenues à la charge quand elle avait découvert qu’il n’était pas mort. Associées aux centaines de questions sur le monde dont il venait. Elle avait rêvé de le rencontrer, de lui parler ne serait-ce que quelques minutes. Morgan avait dit que, peut-être, Jack viendrait à sa rencontre quand elle serait en Aélie. Phelps Tan’o’legan venait de réduire cet espoir en miettes.

« Je suis désolé, Léana. Morgan a dû te raconter une partie de l'histoire, n’est-ce pas ? Il t'a dit qu'il y a eu une rébellion, que mon fils et ma femme sont partis dans ton monde ?

− C'est ce que j'ai cru comprendre, fit la jeune fille en tentant de maîtriser le tremblement de sa voix.

− Morgan a perdu ses deux parents dans le Soulèvement, alors ses propos sont biaisés. Jack et Camilla sont partis pour se protéger. Ma femme était souffrante. Ton père a dû rassembler tout son courage pour renoncer au combat et l’emmener à l’abri. S’il y a une chose que je dois bien reconnaître, c’est qu’il n’était pas un lâche. Contrairement à ce que tout le monde te dira. »

Malgré sa peine, la jeune fille sentit son cœur se réchauffer un peu. Morgan lui avait fait croire que son père était un dégonflé, doublé d’un traître. Il y avait apparemment une autre version à l’histoire.

« Pourquoi devaient-ils se mettre à l’abri ?

− Les nobles de l'une de nos régions revendiquaient des droits qu’ils ne méritaient pas. Il y a longtemps, les habitants de la Serre, région au sud de l'Aélie, ont commis une trahison, et leur école de nobles a été fermée. Il y a dix-neuf ans, les gens ont demandé qu'elle soit rouverte, afin qu'il n'y ait plus d’inégalités entre la Serre et nos autres régions. Mais je n’étais pas d’accord : ils nous ont trahis, ils devaient en payer les conséquences.

− Une école de nobles ?

− Morgan t’expliquera. »

L'idée qu'il existait des écoles pour former les jeunes nobles lui semblait ridicule. Qu’apprenaient-ils là-bas ? A manger le petit doigt relevé ? A mépriser ceux qui n’étaient pas nobles ?

« La Serre s'est rebellée, aidée de sa voisine, l'Ameria. Ils ont commencé à mener des petites attaques contre les habitants des autres régions, ainsi qu'à refuser de payer leurs impôts, des actions de ce genre. Mais ils prévoyaient pire : attaquer le château. Ma reine ne pouvait pas rester ici, alors j'ai ordonné à Jack de l'emmener dans ton monde. »

Il fit une pause et la regarda dans les yeux durant quelques secondes.

« Je t’avoue que ça m’a aussi permis d’éloigner la tête brûlée qu’était mon fils des embrouilles du royaume. »

Il s’arrêta de nouveau, guettant sa réaction. Mais Léana préférait que son père soit un peu trop emporté qu’un lâche.

« Je craignais qu’il tente de négocier, s’emporte et amplifie les problèmes. Finalement, c’est à cause de leur départ que les choses se sont compliquées. Les régions restées neutres n'ont pas compris pourquoi leur prince partait. Ils ont rejoint la cause de la Serre, croyant à une trahison. J'ai été obligé de céder à leurs instances, afin de protéger les quelques nobles qui me restaient fidèles. Cela n'a pas plu à ton père quand il est revenu, et il a proposé d’envoyer l’armée punir la Serre et lui retirer le droit que je venais de lui octroyer. Sur ce point-là, il réagissait exactement comme je l’avais imaginé. J’ai essayé de le raisonner, de lui expliquer que j’avais fait ce qui était le mieux. Mais il était borné et aveugle. Alors j’ai dû l’exiler. »

Léana écarquilla les yeux.

« Vous l’avez chassé ?

− C’était le seul moyen d’éviter une guerre civile. Jack n’en faisait qu’à sa tête. Je croyais en lui, j’avais espoir qu’il se calmerait, une fois roi. Je pensais que son caractère entêté et expéditif disparaîtrait. Mais il m’a prouvé que j’avais tort de lui faire confiance. Il est parti avec sa garde personnelle. Deux ans plus tard, ses soldats sont revenus m’annoncer sa mort. »

Léana détourna le regard, la gorge brûlante. Elle sentait encore tellement de rancœur dans les paroles du roi ! Soudain, elle repensa au calvaire qu’elle avait fait vivre à sa mère durant leur année aux États-Unis. Est-ce qu’elles pourraient en arriver au même point que Jack et le roi ? Non, les désaccords qu’elles avaient n’étaient pas à l’échelle d’un pays.

« Et s’ils avaient menti ?

− Ce n’est pas le cas.

− Comment pouvez-vous en être sûr ? » insista-t-elle, agacée.

Pourquoi parlait-il par demi-réponses ? Elle avait l’impression d’avoir affaire à sa grand-mère, Claire.

Il la fixa longuement.

« Disons que j’ai pu vérifier s’ils avaient menti ou pas. Je préfère ne pas t’en dire plus. Même si je sais que cela te fait du mal, je peux t’affirmer que ton père est bel et bien mort. »

Elle avait cru qu’elle ne pourrait pas être plus triste qu’elle ne l’était déjà. Mais les mots de son grand-père étaient comme des coups de marteau sur elle, l’enfonçant un peu plus dans la douleur. Elle avait eu de l’espoir, oui. Et le roi le déchirait en lambeaux.

« Alors qui ? Qui a envoyé cette lettre ?

− Il l’a probablement dit à quelqu’un. J’ai voulu réinterroger ses soldats en recevant la lettre, mais deux d’entre eux sont morts depuis longtemps. Parmi les trois autres, deux ont quitté Kaltane et sont introuvables. Celui qui reste ne m’a été d’aucune utilité. Il affirmait ne rien savoir. Et je n’avais aucun moyen de le rapprocher de la lettre.

− D’où venait-elle ? Vous n’avez pas pu trouver son origine ?

− Un voyageur l’a amenée au château, disant qu’on l’avait payé une belle somme pour nous l’apporter. Il a pu décrire la personne qui la lui avait donnée, mais un homme aux cheveux noirs et d’environ trente ans, il y en a beaucoup trop en Aélie. Alors ça n’a mené nulle part. »

Léana se mordit la lettre. Une lettre anonyme, envoyé par quelqu’un qui connaissait son existence ? Pourquoi cette personne avait attendu aussi longtemps pour révéler son secret ? Une partie d’elle avait envie de croire que son grand-père se trompait, que c’était son père, l’auteur de la lettre. Mais il paraissait plus probable qu’il soit effectivement mort et qu’il ait raconté à quelqu’un qu’il avait une fille. Mais comment cette personne avait-elle su l’adresse des cousins de Léana ?

Phelps ouvrit un tiroir et en sortit une photographie, qu’il lui tendit.

« Je pense qu’elle devrait te revenir. »

L'homme sur l’image était jeune, séduisant. Il avait des cheveux châtains, ainsi que le visage fin et les yeux bleus de Léana. Il émanait de lui une aura de puissance, justifiée sans doute par son statut de prince. Un mince sourire étirait ses lèvres. Léana dévisagea longuement Jack O'legan, son père, et sentit une boule se former dans sa gorge. Durant toutes ces années, elle avait tenté de se convaincre que son beau-père lui suffisait. Elle découvrait à présent la place béante que l’absence de Jack avait créée.

« J'ai gardé cette photographie enfermée ici depuis sa disparition. Les appareils photos ne sont pas courants en Aélie, mais j'en possède un, rapporté de ton pays par l'un de mes hommes. L'image de ton père était la première faite avec cet appareil. Je te la donne, mais ne la montre à personne. Le nom de Jack O’legan est très peu apprécié par ici. Évite de parler de lui. J’ai dû faire retirer des murs du château tous les portraits sur lesquels il posait.

− Et si le sujet est abordé par quelqu’un d’autre ? Hier soir, j’ai eu droit à des remarques désagréables. Que dois-je faire si quelqu’un vient me parler de mon père ?

− Tu dis la vérité. Que tu ne l’as pas connu et que tu n’es pas responsable de ses agissements. »

Léana baissa la tête sur la photo.

« Comment est-il mort ?

− D’une manière stupide, évidemment. Mais je n’ai pas le temps de t’en dire plus ; nous avons d’autres choses à discuter. »

Elle ouvrit la bouche pour négocier, mais il embraya sans lui laisser le temps de parler.

« Morgan m’a informé que tu es Charmée. Que t’a-t-il dit à ce sujet ? »

Léana soupira, comprenant qu’elle n’obtiendrait rien d’autre du roi à propos de son père. Et elle ne souhaitait ni le contrarier, ni se disputer avec lui.

« Il m’a expliqué que les habitants qui n’ont pas les moyens d’acheter de l’aria ont peur des Charmés, mais que les nobles, eux, ne sont pas inquiétés par cette magie.

− C’est un bon résumé, approuva-t-il. Je voudrais insister sur le fait que ton pouvoir doit rester un secret. Au château, seules deux personnes possèdent le charme : ma conseillère, que tu connais, et le représentant de la Configuration du quatre, Ian Ommone. Tu ne le rencontreras pas dans l’immédiat. Tous deux sont acceptés par les non-Charmés sans qu’il n’y ait d’histoire. Du moins, ils l’étaient jusqu’à peu… Mais tu es la fille de Jack, tu viens d’un autre monde, et n’oublions pas les soucis que tu crées déjà auprès de Nelan O’reissan. Cette magie serait extrêmement mal vue chez toi.

− Que voulez-vous dire par « jusqu’à peu » ? Que s’est-il passé ? »

Le roi soupira.

« Malheureusement, il y a eu une histoire en ville, et Ian Ommone est accusé d’avoir tué un enfant avec sa magie. Il est en prison pour cela, le temps qu’on enquête. Tout le monde est tendu, même à Kaltane, à présent. Ce qui nous donne une autre raison pour que tu taises ce que tu es. »

Léana frissonna. Pouvait-on vraiment ôter une vie avec cette magie ? Elle avait cru que le charme n’était que de la télépathie, mais c’était sans doute plus que ça. Elle songea alors à l’homme qui lui avait parlé par la pensée un peu plus tôt. C’était très probablement lui, ce fameux Ian Ommone. Aurait-il pu la tuer elle aussi, depuis sa prison ?

Je ne suis pas un meurtrier.

Léana sursauta lorsque la voix grave retentit dans sa tête.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Phelps.

Princesse, vous devez venir m’écouter.

La voix était précipitée, comme s’il savait qu’il n’avait pas beaucoup de temps pour lui parler.

Descendez le troisième escalier et vous parviendrez au cachot. Si vous ne me faites pas confiance, prenez de l’aria avant de venir.

Pourquoi devrais-je vous écouter ?

Parce que j’ai été proche de votre père. Je peux vous parler de lui.

« Léana ? »

Le cœur de la jeune fille tambourinait dans sa poitrine.

« Je, euh… je viens de me souvenir que je n’ai toujours pas pris d’aria. »

Elle ne savait pas pourquoi elle mentait. Devait-elle faire confiance à ce Ian ?

« C’est vrai, ton petit-déjeuner n’est toujours pas arrivé, remarqua le roi d’un ton agacé. Ça ne fait rien, j’ai toujours une réserve dans mon bureau. »

Il sortit une petite bouteille et une tasse d’un tiroir.

« Le croyez-vous coupable ? s’enquit-elle alors qu’il la servait. Ian Ommone. »

Le roi la regarda d’un air sombre.

« Je lui faisais confiance, mais il était dans la boutique juste avant que l’enfant ne meure. Tant qu’on n’a pas prouvé qu’il est innocent, alors il vaut mieux le garder enfermé. »

Elle but en silence. L’homme avait dit qu’il n’était pas coupable, mais devait-elle le croire ? Elle avait des questions à propos de son père et à propos de sa magie. Peut-être aurait-il les réponses. Une autre pensée lui vint. Elle reposa la tasse sur le bureau.

« Qu’est-ce que c’est, cette Configuration ? On m'en a déjà parlé, mais je n’ai pas vraiment compris.

− C’est une association de Charmés qui acceptent de se soumettre à des règles et à un chef, Talika Brenne. C'est une femme assez... particulière, mais qui sait diriger son organisation. »

Il eut l’air d’hésiter un instant, puis soupira.

« J’aimerais que tu comprennes qu’il n’y a aucune honte à être Charmée. Mais, pour l’instant, il est bien plus sage de garder ton pouvoir secret. C’est clair ?

− D’accord, comme vous voulez. »

Léana sentait qu’il y avait plus que le simple problème de Ommone, mais le roi ne semblait pas décidé à lui en expliquer davantage.

« Je veux que tu te consacres à fond à ce que Morgan et Louis vont t’apprendre, sans t’inquiéter du reste. Ton rôle est d'apprendre notre langue, nos coutumes, et de t’habituer à la vie ici. Tu découvriras le rôle de princesse lors de ta prochaine visite. »

Elle acquiesça. Elle avait du mal à tout saisir : Configuration, Charmés, non-Charmés se mélangeaient dans son esprit. Elle s’inquiétait aussi du fait que le roi semblait persuadé qu’elle allait revenir ici et devenir princesse. Elle chassa cette appréhension dans un coin de son esprit, décidant que ce n’était pas le moment de se torturer là-dessus.

« Dans deux jours aura lieu la cérémonie en ton honneur. J’espère que d’ici là, tu pourras parler un peu plus notre langue.

− Devrais-je… devrais-je faire un discours ?

− Non, s’amusa le roi. Ça ne sera pas nécessaire. »

Il se leva lourdement, puis se dirigea vers la sortie.

« Viens, il est temps de rejoindre Morgan pour débuter tes cours. Je vais te faire visiter un peu le palais au passage.

− Majesté... demanda Léana en se remettant sur ses pieds. Pourrais-je récupérer le portrait de la Reine ? Je m'y suis attachée, et...

− Non. »

Le ton sec la blessa.

« Désolé, reprit-il d’un ton maladroit. Le signe de la Configuration est gravé dessus, je n’aimerais pas qu’on te voie avec. »

Il mit fin à la conversation en poussant la porte et en s’engouffrant dans les escaliers.


 


 

Phelps vit donc visiter le château à Léana. Celui-ci avait été construit d’une manière brute, visant la simplicité plus que la beauté. Le palais était un pavé quadrillé. Deux couloirs principaux formaient une croix, et étaient reliés à des artères plus petites. Si ça n’avait été que ça, elle aurait eu du mal à se perdre. Mais les pièces possédaient toutes au moins trois portes donnant sur d’autres salles ou des couloirs. Tous ces chemins donnèrent le tournis à la princesse.

Les serviteurs vivaient dans un bâtiment annexe, connecté au côté ouest du château. La majorité des salles de réception, les bureaux du roi et de ses conseillers, ainsi que certaines chambres pour les invités se trouvaient au rez-de-chaussée du palais. Les chambres et les salles de vie des habitants du château étaient au premier, et on trouvait au deuxième étage une bibliothèque et des bureaux.

Trois principaux escaliers desservaient les étages. Ils étaient répartis le long du couloir central. Le roi expliqua qu’on nommait le plus grand, proche de l’entrée du château, le premier escalier. Cela rappela à Léana les paroles de Ian. Elle comprit quel était le troisième escalier dont il lui avait parlé.

Le troisième étage contenait les salles d'études et une seconde bibliothèque, plus large que la première. C'est là qu'ils trouvèrent Morgan, installé à un bureau en train de lire un parchemin. Léana n'en avait jamais vu de réel. Le jeune homme posa les yeux sur eux, puis se leva pour s’incliner.

« Mon Roi, Princesse Léana.

− Je vous laisse la Princesse, O'toranski. Vous savez quoi lui dire », fit Phelps.

Morgan répondit en aélien. Le roi acquiesça, avant de s'en retourner en saluant la jeune fille. Dès qu'il eut disparu, Morgan s'avança vers elle. Il était vêtu d'une veste bleue sur un pantalon blanc impeccable, ses cheveux coiffés en arrière. Il lui sourit. Léana ne put s’empêcher de l’imiter. Le jeune homme contempla un instant sa tenue, ce qui la mit mal à l’aise. Elle n'aimait pas ces robes au large décolleté.

« Plutôt que de me mater, tu pourrais m'expliquer ce que signifie ce... ça », conclut-elle en se désignant.

Morgan hocha la tête, soudain grave.

« Ah, oui, à ce propos. Des nobles ont assisté à ta petite… crise de colère, hier soir. Ils n’ont pas compris de quoi tu parlais, mais ils t’ont vue t’en aller fâchée. »

Léana se renfrogna.

« Et alors ?

− Et alors ils se demandent si tu es une gamine ou si tu as juste un caractère désagréable. Ce n’est pas bon, Léana, il faut que tu évites de faire ça.

− De faire quoi ? De montrer que je ne suis pas d’accord avec vous ?

− De te comporter comme une princesse blessée. Louis t’accompagnait pour sortir de la salle, tu n’avais pas à finir le trajet seule. Ça a créé énormément de commérages. »

Léana soupira.

« Ça va, c’était trois mètres. Ils vont s’en remettre. »

Morgan secoua légèrement la tête, mais ne la contredit pas.

« Fais attention, tout de même, s’il-te-plaît. Enfin, nous verrons bien.

− Donc, tu m’expliques ce souhait de succès auprès des hommes ? C’est ridicule.

− C'est une vieille coutume aélienne », expliqua-t-il, et il tendit le bras droit devant elle.

Léana le dévisagea, et Morgan eut un sourire.

« Je suis sûr que tu as déjà vu faire ça dans un de tes films. Je t’emmène dans une autre salle.

− OK. »

Elle prit son bras.

« On raconte qu'il y a de nombreuses années, la déesse Nea régnait sur l'univers, sur tous les êtres vivants. Nos mondes n’étaient pas séparés, à cette époque. Mais elle se sentait seule, alors elle créa l'homme afin de pouvoir se reproduire. Ensuite, elle créa la femme à son image pour que leurs descendants puissent à leur tour procréer. La race humaine apparut.

− Ce n'est pas la version qu'on apprend dans mon monde, s'amusa Léana.

− En effet, vos mythes et religions ont une part de vérité, mais tes ancêtres l’ont déformée.

− Donc votre religion est la vérité, évidement.

− As-tu une explication à l'existence de deux mondes parallèles ? »

Ne sachant quoi répondre, elle secoua la tête. Il l'emmena dans une petite salle attenante où des rangées d'étagères étaient couvertes de livres.

« Les religions de ton monde parle d’un dieu, voire parfois d’une ribambelle de divinités… La vérité, c'est que c'est une déesse qui a créé le premier homme et la première femme. Se rendant vite compte des problèmes que cela engendrait, elle les a séparés en plusieurs groupes d'hommes et de femmes. Mais un jour, deux hommes se sont battus pour la fille aînée de Nea. La déesse a décidé de choisir pour elle. Elle lui a attribué le plus faible des deux hommes, dans un seul but : permettre à sa fille de le diriger. Elle a alors séparé ce qui existait en deux mondes parallèles. Dans l'un, les hommes, vouant une haine atroce à Nea, reportèrent leur colère sur les femmes. Ils se mirent à les mépriser, se sentant supérieurs à elles. Dans l’autre, les femmes étaient reines. Je te laisse deviner lequel est le tien, et lequel est le mien.

− Certains se considèrent encore comme supérieurs, répondit Léana, pensive. On a beau être au vingt-et-unième siècle, beaucoup de femmes sont encore traitées comme des moins que rien. J’en ai déjà rencontré, des machos dans ce genre.

− Je suis sûr que ta langue acérée a dû les remettre en place comme il fallait, rigola-t-il. Ne t’inquiète pas, ici, ce n’est pas comme ça. Tu es bien trop belle pour que les hommes te méprisent.

− Tu as dit que les femmes étaient reines ? » répliqua Léana pour couper court aux compliments.

Bien qu’elle soit flattée, elle se sentait aussi gênée vis-à-vis de la fiancée de Morgan.

« Oui. C’est habituel chez les femmes non mariées de se faire désirer. Une fille peut choisir son époux, et éconduire autant de prétendants qu’elle le souhaite. Ici, tu ne ressembles pas à une prostituée mais à une belle femme qui cherche l'amour. En plus, avant les fiançailles, il n'y a aucune obligation de fidélité. A partir du moment où il y a une promesse faite devant l’abre Saârah, c’est une autre histoire.

− L'arbre Saârah ?

− C'est l'un des plus anciens arbres qu'il existe dans notre monde. »

Morgan prit un livre, le feuilleta et s'arrêta à une page. Léana ne comprenait pas le texte, mais une image l'illustrait. On y voyait un homme enchaîné par des fers aux pieds d'une femme. Ils se tenaient tous deux devant un immense arbre, sur lequel le signe ''infini'' était gravé. La jeune fille le désigna.

« Amusant.

− Ce signe vient de chez nous. Il signifie l'éternité. Ce livre raconte l'histoire d'Infiniti, la fille de Nea. Cet homme est Olias. Il se sont juré leur amour devant le Saârah, et la coutume veut que les fiancés fassent le même geste qu'Infiniti et Olias.

− Alors tu as juré fidélité à Mia. »

Il l'observa, amusé.

« Oui, mais ça ne veut pas dire grand-chose pour moi. J'aime beaucoup Mia, mais c'est elle qui m'a choisi. J'étais plus ou moins obligé d'accepter, de m’offrir à elle.

− T'offrir à elle ? »

Il sourit.

« C'est au moins un des avantages à être soumis aux femmes. »

La princesse rougit, puis tourna une page du livre.

« D'accord... comment l'histoire a-t-elle fini ?

− Infiniti et Olias se sont jurés l'éternité jusque dans la mort. On dit que leur esprit veille sur le Saârah. Quiconque trahirait sa promesse serait puni par le couple divin.

− Il est possible de rompre ce serment ?

− Tu parais très intéressée, calita.

− Je me renseigne, se défendit la jeune fille. Tu dis que tu n’aimes pas Mia, mais tu as quand même fait ce serment. Je trouve ça assez bizarre.

− Seule la fille peut rompre le serment, en reconnaissant devant Infiniti et Olias l'erreur qu'elle a commise. »

La princesse hocha la tête et s'assit sur un fauteuil. Morgan rangea le livre.

« Après-demain, je vais devoir danser avec de parfaits inconnus qui seront concentrés sur une seule partie de mon anatomie. Je t'avoue que j'angoisse un peu.

− Tu n'as pas à avoir peur. Ce serait gênant si cette partie de ton anatomie n'était pas agréable à regarder. »

Elle leva brusquement les yeux sur lui, surprenant une rougeur aux joues du jeune homme.

« Si tu restes, tu auras besoin d'un compagnon. Le plus chanceux sera celui que tu choisiras. Mais si tu pars, et décides de ne plus revenir, alors ce que les hommes penseront de ta poitrine aura peu d'intérêt.

− Peut-être, rétorqua-t-elle d’une voix acide, mais j’aurais quand même l’impression d’être un trophée vivant. Et pour un monde dans lequel les femmes ne sont pas considérées comme des objets, je trouve que c’est comique. »

Il parut mal à l’aise.

« Je suis désolé que tu le prennes comme ça. »

Un silence s’installa. Léana était toujours un peu énervée, mais elle finit par soupirer. Se rendant compte qu’elle n’avait toujours pas eu son petit-déjeuner, elle avoua :

« J'ai faim. »

Il parut soulagé et retrouva son sourire.

« Alors il est de mon devoir de satisfaire le besoin de ma Dame. Veuillez me suivre, Princesse.

− Te fous pas de moi. »

Le regard amusé de Morgan la fit sourire, alors qu'elle lui emboîtait le pas en direction de la sortie.

« Je me contente de faire mon travail et de vous mener à votre collation, ma Dame. Ensuite, si vous le souhaitez, nous pourrons discuter de l'intérêt que vous portez au serment qui me lie à ma fiancée.

− Morgan ! »

Le jeune homme éclata de rire. Léana se détendit, comprenant qu'il plaisantait.

Il était fiancé, lié par un serment qu’il ne pouvait rompre. Léana pouvait très bien profiter de sa compagnie malgré cela, et faire comme s’il ne lui faisait pas énormément d’effet.


 


 

Pendant que Morgan la menait dans un petit salon comprenant une table basse, une cheminée et des fauteuils confortables, elle lui demanda où il habitait. Elle avait compris que les invités et la famille royale ou les proches du roi, tels que la Conseillère Hannah, étaient logés dans le château. Cependant elle n'avait vu aucun appartement de nobles.

Morgan lui expliqua que les bâtiments rectangulaires collés au château étaient réservés aux nobles qui vivaient là ; d'autres un peu à l'écart accueillaient les nobles de passage. Morgan faisait partie des habitants permanents depuis qu’il était arrivé au château, des années plut tôt. Au matin, les nobles avaient la possibilité de rentrer dans le château, mais il fallait une autorisation pour y passer la nuit. Mais depuis que la princesse était là, on avait attribué au garçon une chambre dans le palais.

Alors qu'elle n'avait croisé aucun inconnu depuis la veille, Léana aperçut deux femmes dans le salon où elle entra. Elles étaient assises à une table devant un plateau de nourriture et bavardaient en aélien. Lorsqu'ils entrèrent, elles se retournèrent avant de se lever. Léana eut un choc en reconnaissant Mia dans une robe vermillon au décolleté profond et les cheveux relevés sur la tête. L’habit mettait en valeur ses joues qui avaient rosi à l’entrée de son fiancé. Sa tenue était ornée de manchettes en dentelle et agrémentée d’un collier en argent. L'autre femme était beaucoup plus âgée, ses cheveux gris étaient retenus en chignon et sa robe émeraude couvrait entièrement sa poitrine. Néanmoins, elle portait elle aussi des bijoux en argent qui ajoutaient à son élégance.

« Dame Cyrille est veuve, expliqua Morgan alors que les deux femmes s'inclinaient. En l'honneur de son époux, elle n'expose plus sa féminité.

− On ne pourrait pas dire que je suis veuve ? » lança Léana.

Il leva les yeux au ciel, puis salua les deux femmes de la tête.

« Kan Léana, fit Mia avec un agréable sourire. Morgan...

Kan Léana, ajouta dame Cyrille en s’inclinant légèrement.

− Euh... saïan », hésita la princesse en utilisant l’un des rares mots aéliens qu’elle avait appris.

Mia sourit, avant de lui indiquer un fauteuil près de leur table. Tandis qu’elles s’asseyaient, un page entra dans la pièce, l’air essoufflé. Il portait un énorme plateau qui devait être bien trop lourd pour lui. Morgan s’exclama en aélien. Léana aurait juré qu’il enguirlandait le garçon. Celui-ci devint rouge, bafouilla quelques mots, et déposa le plateau sur la table. Il s’en fut au triple galop quand Morgan lui désigna la porte.

« Tu n’es pas obligé de lui parler sur ce ton », fit-elle d’une voix réprobatrice.

Il lui lança un regard surpris.

« Tu n’as pas compris un traître mot de ce que j’ai dit, alors comment peux-tu savoir de quelle manière je lui ai parlé ?

− Ça se voyait sur son visage qu’il se faisait engueuler.

− Il a mis presque une heure à t’apporter ton petit-déjeuner. C’est intolérable de la part d’un page. »

Elle secoua la tête, fâchée.

« Ce qui est intolérable, c’est de faire travailler des gosses. »

Morgan la dévisagea, eut un sourire, puis s’assit face aux trois femmes. Mia et Dame Cyrille les observaient avec perplexité.

« Certaines choses ici sont différentes de ton monde, Léana, mais c’est comme ça. Cet enfant travaille pour gagner des sous, et probablement aider à nourrir sa famille. C’est un honneur d’être employé au château, tu sais.

− On ne devrait pas avoir à se soucier de l’argent aussi jeune. »

Elle ne savait pas pourquoi elle s’en prenait à lui, mais la situation la dérangeait. C’était comme si son petit-frère travaillait pour la servir, elle. Elle baissa les yeux sur le plateau croulant sous la nourriture. Elle avait bien moins faim, d’un coup.

« Votre monde n’est pas parfait non plus, fit remarquer Morgan. Des enfants travaillent aussi dans certains pays. »

Elle ne releva pas les yeux sur lui, ravalant une réponse acerbe. Il avait raison. Elle venait d’un pays privilégié, mais son monde contenait encore de nombreux endroits où les enfants n’étaient pas aussi bien traités.

« O conocere vutre padre, Kan Jack », fit alors pensivement dame Cyrille, qui depuis quelques minutes fixait la princesse d’un air étrange.

Léana fronça les sourcils et regarda Morgan.

« Elle a dit prince Jack, non ? »

− Elle a dit qu'elle connaissait ton père, le prince Jack. »

La princesse tourna brusquement les yeux vers la vieille dame. Pourrait-elle en apprendre un peu plus sur son père ? Le roi refusait de lui en parler, mais il n’était pas le seul à l’avoir connu.

« Comment ? »

Elle jeta un coup d’œil à Morgan, puis regarda dame Cyrille.

« Comment l'avez-vous connu ? »

Morgan répéta sa question en aélien. Léana le remercia intérieurement de ne pas lui tenir rigueur de la manière dont elle l’avait critiqué un peu plus tôt. Dame Cyrille sourit, avant de répondre.

« Elle l'a rencontré lors d'une fête. Il avait à peine dix ans quand il l'a invitée à danser. Elle en avait vingt-et-un. »

La vieille femme ajouta quelque chose.

« Ton père avait l'habitude de venir lui rendre visite. Elle... regrette son départ. Et elle est heureuse que tu sois là. »

Léana inclina la tête, les larmes aux yeux. Une foule de questions se pressaient à ses lèvres, mais elle ne pouvait pas se servir indéfiniment de Morgan comme intermédiaire. Elle repensa à l’homme dans les cachots, Ian. Elle avait prévu d’aller le voir, pour en découvrir le plus possible sur son père. Mais parlait-il seulement le français ?

« Mange quand même un peu, lui dit Morgan d’un ton doux. Une grosse journée t’attend. »

Léana se pencha vers le plateau. Il y avait du pain accompagné de confitures aux couleurs étranges, d’énormes œufs sur le plat et une sorte de bouillie accompagnée de petites saucisses. Un verre empli d’un liquide blanc accompagnait le tout, ainsi que quelques fruits inconnus.

« Je ne vais jamais manger tout ça ! » s’exclama-t-elle.

Elle releva les yeux sur le jeune homme et constata qu’il la fixait. Quand leurs regards se croisèrent, il rougit et détourna les yeux. Surprise, elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur sa droite. Mia regardait son fiancé d’un air sombre.

Léana sentit son humeur se détériorer. Elle n’avait pas envie de se retrouver au milieu de problèmes de couple. Mia était sympathique et lui avait sauvé la mise la veille, devant les gardes. Tout le monde l’avait prévenue que les nobles ne l’apprécieraient pas à cause de son père. Léana ne voulait pas qu’une des rares personnes gentilles avec elle ait des raisons de la haïr.

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sarab2022
Posté le 10/09/2023
Coucou Marie!
J'ai trouvé une petite erreur: "Phelps vit donc visiter le château à Léana" --> je pense que ça devrait être "fit" et not "vit" dans la phrase.
Sinon super chapitre!
MarieSch
Posté le 11/09/2023
Salut,
Merci pour la remarque ! :)
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