Chapitre 7

Par Tizali

Vendredi 14 mars 2064

 

On sonne à la porte. Je m’extrais de mon sommeil avec lenteur. La sieste a été suffisante, je suis reposé. Je ne pensais pas que ces deux voyages dans le temps me mettraient à plat comme ça. Je regarde ma montre. Dix-huit heures. J’ai dormi deux heures, et avant ça, j’ai nettoyé l’appart’ et fait une lessive. J’ai pris Iris au mot. Si je dors autant tous les jours en rentrant, et si en plus de ça, la journée est souvent plus longue et éprouvante, il va falloir que j’exploite mon temps au maximum.

— Gabin !

Manon frappe contre ma porte. Tourne les talons, repart chez elle. Je grommelle et me lève. C’est vrai que je suis… « en couple », maintenant. Je l’ai nié auprès de ma mère, mais je l’ai dit à Iris. Et ça l’a rassurée. C’est chiant. Elle pouvait pas être jalouse comme tout le monde ? Pfff. Hors limite, Gabin. Fous-lui la paix.

J’ouvre la porte, m’assure que mes clés sont dans ma poche, que j’ai bien déposé le nouveau porte-clés quelque part dans un petit bol qui recueille les trucs inutiles, et je sonne en face. Manon m’ouvre presque immédiatement, ravie. Elle porte un short en jean très moulé et un débardeur encore plus moulé, si c’est possible. On est en mars.

— T’as pas froid ?

— Il fait chaud, chez moi. Entre.

Ou bien tu portes ça pour que je louche sur ton corps, pensé-je. Elle s’habille comme elle veut, mais je sais maintenant, d’expérience, que Manon n’a pas choisi cette tenue au hasard.

Iris est plus grande. Ses traits sont plus épais, sa mâchoire prononcée lui donne cet air… elle ne minaude pas comme Manon en cet instant. Qu’est-ce que ça donnerait, si elle minaudait ? J’ai du mal à me l’imaginer. Elle a la trouille, que dis-je, la phobie de me séduire de la moindre manière. Si je quitte Manon, je ne sais pas si je le lui dirai.

— Tu n’es pas bavard, dit cette dernière.

— Ma journée était… riche en nouveautés.

— Tu as appris des choses ?

— Ouais, plein. Je suis censé tout restituer au Sablier ?

— Pas tant qu’on ne te demande rien. Attends seulement que Goff te donne une mission.

Elle s’assoit dans le canapé et tapote la place à côté d’elle. Hésitant, je m’exécute tout de même. Je ne suis pas sûr de ce que je veux, ce soir. Le regard gris d’Iris me hante, son sourire qu’il faut mériter, sa moue changeante, ses mouvements réagissant face aux miens comme dans un miroir. Ce carnet vierge qui n’attendait que moi, dans son tiroir. La barre chocolatée que j’ai dévorée au bout d’une heure sous son regard pétillant. Elle me connaît par cœur et j’ai tout à découvrir d’elle. À l’inverse… elle anticipe tout ce que je pourrais dire ou faire. Elle sait que mon désir de la séduire est fort, que je l’étouffe et le dissimule derrière des mensonges ou des mots qui ne me convainquent pas moi-même. Est-ce que je veux la séduire parce qu’elle est une belle femme ? Ou parce qu’elle est spéciale ? Je n’en ai jamais eu de spéciale, je ne saurais pas dire.

Manon caresse le contour de mon visage avec sensualité. Elle ne réveille rien en moi. Je n’ai qu’une envie, partir. La simple idée d’être membre du Sablier me donne envie de vomir. Mon rêve est teinté d’amertume. Peut-être que je vais bosser encore un peu dans cette organisation qui m’a toujours fait de l’œil, et puis démissionner fièrement. Pour ne pas m’infliger ça. Pour ne pas gâcher le rêve à coup de réalité. Finalement, parfois, il ne vaut mieux pas atteindre les étoiles. Les contempler dure plus longtemps.

— À quoi tu penses ? murmure Manon, croyant que cela m’excite d’entendre sa voix dans mon oreille.

Je recule brusquement, gêné par son souffle dans mon tympan.

— À rien de spécial. Et toi, sinon, tu as quoi à y gagner ?

— De quoi ?

— Pourquoi tu es membre de cette secte ?

Manon soupire.

— Arrête de l’appeler une secte. Le Sablier est mon héritage. Je suis fière d’en faire partie. Je suis l’un de ses multiples grains de sable.

— On n’est pas si nombreux.

— Ça viendra.

Je secoue la tête, pas pour ce qu’elle vient de dire mais pour tout ce bordel contraire à mes principes.

— Ça veut dire quoi, ça, « le Sablier est mon héritage » ? T’es l’élue d’une prophétie, ou je sais pas quoi ?

Manon lève les yeux au ciel. Si c’est ça, franchement, elle n’aura plus le droit de me reprendre sur le mot « secte ». On pourra même y ajouter l’adjectif « religieuse ».

— Mon père était l’un des patrons du Sablier.

— Rien que ça.

— Je suis sérieuse, Gabin. Goff et lui l’ont co-fondé. Il l’a laissé le diriger parce que lui était plus intéressé par la recherche scientifique liée à la chronoénergie et à la machine utilisée par les agents du temps.

— La chronomachine.

— Oui, je sais. Mais ce que je veux dire, c’est que mon père était obsédé par toutes ces notions et par l’utilisation qu’en faisait l’organisation des agents du temps. C’était un homme bon, un véritable défenseur des libertés. Il cherchait à analyser les risques qu’une utilisation malhonnête de la machine pouvait présenter à l’échelle de la planète. Il luttait pour un futur sûr pour nous et nos enfants.

— Comment est-ce qu’il est mort ?

— Arrêt cardiaque.

— Tu ne m’as pas dit qu’il avait été tué ?

— Si, et j’en reste convaincue. Déjà, la position dans laquelle je l’ai trouvé à la maison. La deuxième tasse de café dans l’évier, que les policiers ont refusé d’analyser parce que la cause de la mort a été déterminée comme accidentelle. La voisine qui devait passer vers cette heure-là, elle venait tous les soirs pour papoter. Sauf que ce soir-là, elle a eu un empêchement : son fils a eu un accident de voiture sur une route de campagne, elle s’est rendue à l’hôpital. Et moi… je suis arrivée quelques minutes trop tard. Qui sait ce qu’on a bien pu modifier sur le chemin de chez mon père pour que je n’arrive pas à temps ?

C’est une belle série de coïncidences, mais un peu trop subjectives à mon goût. Parfois, la vie est cruelle. Et puis, je n’ai pas l’impression que les agents du temps aient jamais travaillé ainsi, annulant un ensemble d’obstacles alors que l’homme, s’il était prévu qu’il meure d’un arrêt cardiaque, aurait tout simplement pu se voir imposer un déplacement dans un endroit désert, de quelque manière que ce soit.

— Donc non seulement tu soupçonnes qu’on a déclenché l’arrêt cardiaque de ton père, puisque tu mentionnes sa position étrange… en plus de ça, tu penses que tous ceux qui auraient pu appeler les secours dans les temps ont été détournés de leur chemin ?

Manon me jette un regard noir qui se suffit à lui-même. Elle voit bien que je n’y crois pas, que je trouve ça tiré par les cheveux.

— Ça m’est arrivé plein de fois. Sans compter les apparitions de cette femme dans l’immeuble l’autre jour, qui nous a empêchés de nous rencontrer. Ce n’était pas la première fois que je la voyais, je te l’ai dit. Je l’ai croisée dans un supermarché, une fois. Elle n’avait ni caddie, ni panier, ni le moindre sac et ne transportait aucun article. Je me suis dépêchée de passer à la caisse et j’ai fui. Mais tu ne me crois pas…

— Si, pour le coup, je te crois. C’est ma nouvelle collègue, en plus, donc pas de doute là-dessus…

— Quoi ?

Manon se lève, furieuse.

— Ben oui, tu t’attendais à quoi ? Tu l’as, ta confirmation. Elle bosse chez les agents du temps, mais je ne l’ai rien vue faire de suspect pour l’instant. Je l’ai à l’œil, si ça peut te rassurer. Et Goff aussi, il est quand même son boss.

Qu’est-ce que je peux servir de salades, moi, quand une gonzesse me saoule… Je ne suis pas pressé d’avoir ma première mission en tant que membre du Sablier.

— J’arrive pas à croire que tu travailles avec cette…

— On se calme. Tu aurais dû te douter qu’en m’infiltrant chez eux, j’allais devoir côtoyer tous ces gens que tu hais. C’est pas la peine de me faire une scène.

— Oh, fais pas semblant d’être irréprochable, toi ! Tu crois que je ne vois pas que tu es plein de doutes vis-à-vis du Sablier ? La secte, la secte… tu n’as que ce mot à la bouche ! Mon père a été tué, oui ! Tué ! Et toi, tout ce à quoi tu penses, c’est à ta petite vie tranquille, scrupuleusement manipulée par les puissants de ce monde. Tu préfères fermer les yeux ! Et si ça se trouve, ça te plaît, de bosser avec cette…

— Bon, ça y est, tu me gonfles. Je me casse.

— C’est ça, casse-toi ! J’ai pas besoin d’un connard obsédé par le cul dans mon lit !

Et alors que je me glisse dans le couloir d’un pas vif, elle me claque la porte au nez. Ça alors… c’est bien la première fois qu’on me traite de « connard obsédé par le cul » à tort. Ça me ferait presque rire, si je n’étais pas encore tendu.

D’un calme olympien, j’ouvre la porte de chez moi, me faufile dans mon hall d’entrée et referme tout doucement. Je soupire d’un intense soulagement.

 

*

 

Samedi 15 mars 2064

 

— Qu’est-ce que tu fiches là ?

Iris, les mains sur les hanches, me fixe alors que je me redresse sur mon pouf, l’air innocent.

— Quoi ? J’ai pas droit de venir dix minutes plus tôt et de me poser ici ?

— T’as pas dormi, ou quoi ?

— J’ai fait une sieste hier, du coup j’avais pas sommeil à minuit. Donc ouais, j’ai pas dormi.

— J’ai dit que ton corps avait fait sa demi-journée, pas que tu devais dormir deux fois plus, soupire Iris en levant les yeux au ciel. Allez, viens, on va te prendre un café.

— T’as déjà pris le tien ?

— Non, je viens d’arriver.

— Comment t’as su que j’étais ici ?

Elle m’ignore, attendant que je me traîne jusque dans le couloir avant de se diriger d’un bon pas vers l’ascenseur.

— Iris, comment t’as su ? insisté-je.

— Je sais que tu es du genre à venir tôt, et je ne t’ai pas vu à la machine. Vu comme tu as flashé sur la salle de repos hier, je me suis douté…

Ah ouais, encore un coup de son pouvoir télépathique ultra performant. C’est impressionnant, mais j’ai intérêt à m’en méfier.

— Okay. On a du boulot, aujourd’hui ?

— Hmm. Un stalker.

— C’est-à-dire ? Pas de crime ni rien ?

— Non, juste un type lourd qui suit une femme tous les jours jusque chez elle, à une heure plutôt tardive. Je m’en occuperai.

— Pourquoi ? Je peux pas le faire ?

Elle me regarde, dubitative, avant d’appuyer sur le bouton du premier étage.

— Tu veux le faire ?

Je hausse les épaules. Bien sûr que je peux le faire. Pour qui elle me prend ?

— Je ne pensais pas que tu trouverais la mission à ta hauteur, c’est tout, dit-elle.

Je la suis dans le couloir, un brin agacé.

— J’ai fait mon boulot pour un chat, je peux le faire pour calmer un pervers.

— Oui mais tu aimes les animaux.

— J’aime les femmes aussi.

— Pourquoi on parle toujours de ces trucs-là avec toi…, se plaint-elle en passant son badge devant la machine à café. Tu veux quoi ? Choisis.

Je prends la même chose que Jensen hier et la détaille pour passer le temps. Elle a l’air d’avoir dormi, elle au moins. Pas de cernes, un maquillage si léger que je ne le remarque presque pas. Son regard, d’abord sur mon café qui coule, descend jusqu’au sol et y reste accroché. Je le suis, mais je n’y remarque rien qui justifie une telle attention. Je crois qu’elle sait que je l’observe du coin de l’œil, et qu’elle ne veut pas que nos yeux se rencontrent. Que d’efforts pour m’éviter, d’une manière ou d’une autre…

— Je me suis engueulé avec ma copine, hier… elle m’a claqué la porte au nez, t’y crois, ça ?

Je me saisis de mon café, faussement rageur. Iris redresse la tête avec un sourire moqueur, acquiesçant sans hésitation. Elle commande son café.

— Totalement, oui. Tu l’as probablement mérité.

— C’est marrant que tu dises ça, enchaîné-je en entendant dans mon esprit les derniers mots de Manon, parce que justement, non. Et c’est une première.

— Ah oui ?

— Oui, d’habitude, je le mérite à cent pour cent.

Elle se brûle presque en aspirant son café tant ce que je dis l’amuse. La technique des pitreries pour séduire, je ne l’avais pas ressortie depuis le lycée. Je ne pensais pas que ça pouvait fonctionner à mon âge. Enfin, si ce que je suis en train d’essayer avec Iris a vraiment le moindre effet…

— Plus sérieusement, dit-elle en réfléchissant, je crois qu’on va bientôt nous refiler une grosse affaire. Je ne sais pas si tu as entendu parler du meurtre d’un homme d’une trentaine d’années aux infos, c’est assez récent.

— Non, je ne regarde pas la télé.

— Suis au moins les chaînes d’actu en ligne, ça peut toujours être utile dans notre métier. En tout cas, j’ai vu passer une rumeur comme quoi la belle-mère de la victime va venir déposer un dossier chez nous. Ce serait probablement pour notre équipe.

— Cool. Enfin, je veux dire… Je vais pas cracher sur une première enquête d’homicide.

— Tu peux te réjouir, me rassure Iris. La simple existence des agents du temps a grandement réduit le crime, qu’il ait été perpétré dans une autre ligne de temps ou simplement jamais tenté. Quel intérêt de risquer la prison pour se débarrasser de quelqu’un dont la mort va être annulée ? Tu n’as pas idée de la haine que nourrissent les criminels qu’on a mis en prison. Ils sont innocents. Dans cette ligne de temps, du moins. Enfermés pour ce qu’ils allaient commettre. Pour certains, ce n’était même pas prémédité.

— Tu t’es fait de sacrés ennemis. Et s’ils sortent ?

— Ils ne sortent pas. Ces gens-là sont enfermés à perpétuité. Trop dangereux pour la société. On leur a donné leur chance, quatre fois. Ils ne l’ont pas saisie. Au bout d’un moment, faut arrêter de nous prendre pour des cons.

— On en a beaucoup qui en sont à leur quatrième fois ? Dont on attend la cinquième ?

— J’en ai une à l’esprit…, murmure-t-elle en me regardant d’un air particulièrement intrigant.

— Ah ouais ? Une femme ?

— Un de ces jours, je te parlerai d’elle. On ne sait jamais, si tu tombais dessus… elle pourrait être dangereuse.

Je m’esclaffe.

— Sérieux ? Elle est costaude ?

— Non, tu serais surpris. Mais maligne, ça, oui…

Son regard se voile. Je suppose que parler de tueurs en série n’est pas un sujet hilarant, mais sa tristesse trahit des souvenirs vifs et sanglants.

— J’ai combien de temps, pour le stalker ? dis-je pour la sortir de sa transe.

— C’est aujourd’hui ou jamais, on ne prend pas ce genre de requêtes en temps normal, surtout depuis… enfin, je veux dire, Goff ne les accepte pas.

Elle a baissé le volume de sa voix en disant cela, veillant à ce que personne ne nous écoute dans le couloir.

— On fait ça discrètement ? dis-je doucement.

— Oui. Émilie a peur. Elle sait qu’il pourrait passer à l’acte d’un jour à l’autre. Elle sait aussi qu’on annulerait sa mort si ça allait jusque-là, à moins bien sûr qu’il cache le corps suffisamment longtemps pour…

Elle s’interrompt et me fait signe de la suivre dans l’ascenseur. Nous nous rendons tranquillement au troisième étage tandis qu’elle m’explique la chose la plus évidente qui soit, comme si j’avais besoin qu’on me la dise : que même en sachant qu’on ne va pas mourir pour toujours, que l’organisation sera là pour nous faire revenir sans qu’on ne sache jamais combien l’on a souffert… on veut éviter l’expérience à tout prix.

— D’autant que le type ne veut probablement pas la tuer pour commencer, dis-je avec lucidité. Il la violera d’abord.

Iris crispe la mâchoire et acquiesce.

— Il n’y a personne chez elle ?

— Elle est célibataire, vit loin de sa famille, pas de frères ni sœurs dans le coin.

Nous entrons dans le bureau. Elle me suit jusqu’à ma chaise, dans laquelle je m’affale en soupirant. On dirait qu’elle savait que c’est ce que j’allais faire. J’ai compris, je passe pour le flemmard de service. J’ai dit que je n’avais pas dormi, ou pas ?

— Le contexte : en sortant du travail, elle marche jusqu’au tramway. Là, à la même heure tous les jours, elle remarque ce type avec un gros pull sportif et un jean. Il lui tourne généralement le dos, elle ne connaît pas bien son visage, juste son regard. Quand elle sort à sa station, il la suit et ne la lâche plus avant qu’elle rentre chez elle. Jusqu’à présent, il n’a jamais essayé de pénétrer dans l’immeuble.

— Est-ce qu’on sait s’ils n’ont pas simplement ce bout de trajet en commun ?

— Elle a beau accélérer le pas, changer de trottoir, se retourner pour lui faire savoir qu’il lui fait peur, le type adapte son rythme et la suit toujours à peu près à la même distance.

— Tu veux dire que quand elle change de trottoir, il change de trottoir ?

— Oui.

Je grimace. C’est moche. En tant que mec, la première chose qui me vient à l’esprit, c’est que j’ai envie de lui en mettre une et de rassurer la fille, mais dans la vie, tout ne s’arrange pas à coup de baffes. Quel type sain d’esprit ferait une chose pareille ? Qu’est-ce que ça lui apporte, de faire ça ? Vraiment…

— Je peux toujours m’en occuper, suggère encore Iris.

— Et si le gars s’en prend à toi ?

— Je sais me défendre. Contrairement à toi, j’ai pris des cours d’arts martiaux. Mes genoux sont solides. Plus que les tiens, en tout cas. Tu veux tenter ta chance contre moi ?

Je rigole en secouant la tête.

— Non, tu me mets par terre quand tu veux. Mais je préfère y aller. Psychologiquement, gars contre gars, c’est plus sûr. Moins de risques qu’il veuille essayer quoi que ce soit. Je veux pas avoir à écouter tes exploits, parce que ça signifie qu’il aura choisi de t’attaquer. Mais le prends pas mal, hein. Tu m’apprendras.

— Si le dossier était officiel, rien que pour les arguments idiots que tu viens de me donner, j’y serais allée. Mais j’ai pas envie de me battre avec un type hors mission et que ça arrive aux oreilles de Goff.

— Qu’est-ce qu’ils ont, mes arguments ? m’offensé-je.

— Ils ont que tu considères plus sûr de risquer une altercation avec un homme plus fort que toi, plutôt que de laisser une femme avec de l’expérience dans l’auto-défense assurer tes arrières. Tu as un complexe d’infériorité.

— Peut-être. Mais j’ai quand même raison, j’ai beaucoup plus de chances de faire fuir le mec juste parce que j’en suis un, que toi. J’y peux rien si dans sa tête de pervers, il va mal nous juger.

Iris soupire.

— Bref, arrêtons de parler de ça. Tiens, ton badge pour la machine à café. Tu pourras le recharger en même temps que tu commanderas.

Je l’attrape, touchant les doigts d’Iris sans le faire exprès. Elle lâche la carte comme si elle s’était brûlée, la faisant tomber. Je fais semblant de ne rien avoir remarqué et la ramasse.

— Désolé…, murmuré-je comme si c’était de ma faute. Merci. Du coup, je remonte à quand pour le stalker ?

Elle se reprend, mal à l’aise, et répond :

— À la dernière occurrence. Tu peux aller voir Bastien ou Taric pour le code. Voici le nom de la station, et l’heure de passage de la bonne rame.

Elle griffonne sur un bout de papier et me le tend.

— Mais c’était quand, la dernière occurrence ?

— À ton avis ?

— Je sais pas, hier soir ?

— C’est ça.

Ah ouais, il ne lui laisse aucun répit. Il était temps qu’on intervienne.

— Bon, ben… j’y vais.

— Bon courage. À tout de suite.

Je me fige un instant, le temps de comprendre que pour elle, effectivement, je vais revenir dans quelques minutes. J’attrape mon épais gilet à capuche sur le porte-manteau et traverse le couloir pour aller voir le bureau des experts.

— Bonjour, dis-je en toquant à la porte ouverte. Est-ce que je peux avoir un code pour le 14 mars, à…

Je regarde le papier. Le tram passe à 19 h 35, à vingt minutes d’ici en voiture.

— … 19 h ?

— Salut, Gabin ! s’exclame le technicien de la chronomachine en me voyant. Alors, comment ça se passe ?

— Nickel !

— C’est le moment de nous insulter si t’as envie, rigole-t-il.

— Ah bon ?

— Ben oui, on va oublier que t’es venu !

Et il éclate d’un rire gras. Je rigole aussi, amusé par sa façon de voir les choses. C’est pas faux, ce moment va être annulé aussi.

— Oh, non, vous êtes sympa, dis-je avec un grand sourire.

— Tu changeras d’avis si je te dis à chaque fois que tu peux m’insulter, glousse-t-il. Ça fait combien de fois ?

— C’est la première.

— Ah ! Ben profite !

Après que les deux experts en chronoénergie, comparant leurs résultats, hochent la tête tout en riant de la jovialité de leur collègue, l’un d’eux, Taric, me prend mon papier et écrit le code dessus.

— Voilà. Bon voyage !

— Merci ! À plus, bande de chronogeeks !

Je les entends pouffer de rire tandis que je m’éloigne. Oui, je viens d’inventer une insulte juste pour eux. Et ils vont l’oublier tout de suite… ce qui n’est pas plus mal, j’ai un peu honte.

Alors que je traverse le couloir, me rendant tranquillement vers la salle de la chronomachine, je tombe nez à nez avec Goff qui arrivait sur la droite. Je chiffonne immédiatement le papier dans mon poing. Je vais partir dans le passé pour une mission qui ne rentre pas dans les critères de validité.

— Ah, Gabin ! Tu tombes bien, j’avais besoin de te parler. Tu as un instant ?

— Euh, oui. Je vous écoute.

— Comment ça va, tu t’intègres bien ? dit-il en m’entraînant par le bras vers son bureau.

— Parfaitement, monsieur Goff. J’ai déjà effectué ma première mission, ça s’est très bien passé.

— Je suis ravi de l’entendre, approuve-t-il tout en ayant l’air de n’en avoir rien à faire. Assieds-toi.

Il contourne son bureau après avoir refermé la porte. Je me sens pris au piège, mais je souris chaleureusement et je lui obéis. J’en profite pour glisser le papier dans ma poche dès que mes mains lui sont cachées par une partie de la table.

— Je vais avoir une mission pour toi beaucoup plus tôt que prévu, affirme Goff sur un ton mystérieux. Ça ne regarde pas Iris. C’est pour le Sablier.

— Oh ?

Je fais l’intéressé, mais j’ai les poils qui se hérissent sur les bras. Mon cœur manque un battement.

— Quel genre de mission ? m’enquis-je.

— C’est très simple et rapide, tu verras. Pas de quoi t’inquiéter. Je te donne une info dans le futur, tu me la ramènes dans le présent.

Je regarde ma montre, inquiet. Il est à peine neuf heures et demie.

— Dans le… présent-présent ? Je peux débarquer à tout instant, là ?

— Non, non ! Ce n’est pas pour tout de suite, pas d’inquiétude. Quand ce sera le moment pour toi de venir me voir, je te préviendrai. Ce n’est jamais agréable de se rencontrer soi-même, je ne t’infligerai pas ça sans un minimum de préparation. Vous allez vous rencontrer pour me transmettre le message ensuite. Mais si ça peut te rassurer, ça ne va pas déclencher la fin du monde ou je ne sais quoi.

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas. Il se reprend.

— Tu sais, de mon temps, avant la découverte de la chronoénergie, il existait des théories sur le voyage dans le temps qui prédisaient un « paradoxe temporel » lorsque l’on rencontre son double du passé. Ce n’est pas du tout le cas, tu peux être tranquille.

— Oh ! Okay.

Goff sourit, et j’ai l’impression qu’il grimace, ses yeux surmontés de sourcils arqués lui donnant un air diabolique. Il me fixe pendant des secondes interminables, jubilant d’avoir enfin son propre agent du temps corrompu. Moi.

Alors que la nausée me gagne, il se remet enfin à parler.

— Bien ! Nous avons terminé cette petite entrevue. Je te recontacterai au besoin, tiens-toi disponible dans les jours qui viennent. Tu peux disposer.

Je hoche poliment la tête et me glisse hors de son bureau. J’expire lentement, comme si tout l’air que j’avais respiré dans cette pièce s’était accumulé dans mes poumons sans jamais en sortir, emprisonné. Prudemment, pour ne pas être surpris par le patron qui ressortirait inopinément de sa tanière, je prends mon temps pour arriver jusqu’à la porte de la salle de la machine. Voyant que personne ne me retient, je m’y introduis comme un fantôme.

 

*

 

Vendredi 14 mars 2064

 

Le vent n’est pas très clément, ce soir. Je remonte la fermeture éclair de mon gilet et fourre les mains dans mes poches. À peine sorti du cocon chaleureux de la voiture que je suis déjà frigorifié. Le tramway fait tinter sa cloche en arrivant. J’ai eu le temps de sonder les quais à la recherche de la femme décrite par Iris, d’une femme en tout cas, puisque je n’ai pas eu de photo à analyser. C’est bien ma veine, aucune ne semble correspondre aux critères.

Alors que je me résigne à patienter un peu plus et attendre la prochaine rame, j’entends soudain des talons hauts claquer derrière moi avec empressement. Le temps de jeter un coup d’œil pour confirmer ce que je devine, les portes se mettent à sonner. Je bondis à l’intérieur en même temps qu’elle. Si je me suis trompé et qu’il ne s’agit pas de la victime, tant pis. J’attendrai à la station d’arrivée.

Le plus discrètement possible, je détaille les voyageurs. Les mines sombres de salariés apathiques me renvoient mon regard, en plus triste. Deux commères se racontent leur vie dans un carré de sièges. Une poussette fait crisser ses roues sur l’accordéon en caoutchouc mouvant. Les gens se précipitent pour s’adosser les premiers contre les portes du fond, s’alignant entre deux barres de maintien sales que personne n’ose attraper. Je reporte mon attention sur la femme pour laquelle je suis entré. Elle desserre son écharpe, étouffant dans la sueur ambiante, fouille dans son sac, vérifie son téléphone qu’elle range aussitôt. Elle utilise son bras pour s’appuyer à la barre principale. Jette des coups d’œil autour d’elle, guettant quelque chose. Quelqu’un, peut-être.

Pour éviter qu’elle me remarque, je l’observe via ma vision périphérique. Je fais mine d’être absorbé dans mes pensées, de ne rien regarder fixement. Lorsque je relève la tête un instant en faisant mine de m’ennuyer, je réalise qu’elle a terminé son inspection depuis un moment, obnubilée par une silhouette à deux voitures de nous.

De loin, je ne peux pas voir grand-chose. Un look plutôt sportswear, une dégaine décomplexée, presque menaçante selon les points de vue. D’ici, je ne peux croiser son regard. Il a la peau claire, c’est tout ce que je vois. Un sweat chaud que je lui envie presque, pensant déjà au moment où je devrai sortir à nouveau. Je ne sais si c’est une capuche sur sa tête, ou une casquette qu’il porte à l’envers. Un bonnet ?

Le tramway s’arrête. Le type sort. Ah, je me suis trompé ? Ce n’est pas lui, le stalker ? Pourtant, la femme…

Bon sang, elle est sortie. Alors que la sonnerie stridente retentit, je traverse les corps immobiles devenus obstacles devant moi, bloque la porte qui allait m’emprisonner et se rouvre en grinçant, et plonge dans le vent glacial.

Je repère assez vite mes deux cibles. L’une, se faufilant derrière les abribus, essaie discrètement d’échapper à l’attention de l’autre, qui la cherche un instant du regard et, ne la trouvant pas, tourne sur elle-même avec lenteur.

Parce que je n’ai aucune certitude que ce gars soit le stalker et que je ne dois surtout pas perdre la fille de vue, je prends sa direction à elle. Le vent me gèle les oreilles. Je rabats ma capuche, et puis comme ça, pas de risque qu’elle me reconnaisse en tant qu’agent du temps, plus tard, si je dois la rencontrer.

Qui a éteint la lumière ? J’ai l’impression qu’il est minuit. La rue est large, mais la lune est cachée derrière un immeuble très haut. Elle n’éclaire que l’autre extrémité de l’avenue, sur un tout petit angle. La fille marche d’un bon pas et se met à se retourner. Je l’imite. Je remarque monsieur sportswear non loin de moi. De là où elle se tient, elle ne peut pas le voir. Il est encore en train de tourner dans la rue et des voitures le dissimulent.

Je me redresse et continue d’avancer. Je réfléchis à un plan. La fille, le stalker. Mes muscles. Hmm. Compliqué. Je suppose que le plus simple, c’est encore de lui parler à elle, de lui dire que j’ai vu qu’un type la suivait, comme si je n’étais pas là pour ça, et puis lui proposer mon aide. La raccompagner, dire quelque chose à haute voix qui puisse le désintéresser d’elle définitivement. On peut y réfléchir à deux. Ce n’est vraiment pas urgent. L’important, c’est que le stalker nous voie parler et comprenne déjà qu’elle n’est pas seule.

Je hâte un peu le pas pour tenter de la rattraper. Je la vois qui se retourne furtivement. Son menton sur la droite, sur la gauche. Même pas suffisant pour regarder derrière elle. Son poing se crispe sur son sac à main. D’un geste sûr, elle soulève la bandoulière au-dessus de sa tête et la passe en travers de ses épaules. Moins élégant, mais plus… confortable ? Ou bien croit-elle que le stalker va le lui arracher en courant sur sa droite ?

J’accélère encore. Elle se retourne de plus en plus souvent, presque complètement. Son pas se presse. Le rythme de ses talons l’accompagne. Et puis, elle s’arrête soudain. Je me dis que je tiens ma chance de la rattraper, mais elle pivote brusquement et traverse la rue déserte. Il fait nuit. Son regard, lorsqu’elle se retourne une énième fois, croise le mien. Terrorisé. La bouche ouverte. La poitrine qui se soulève. Essoufflée.

Elle court presque pour rejoindre l’autre rive. J’avise le stalker qui traverse lui aussi beaucoup plus loin. Elle ne l’a pas vu. Hier… c’était lui. Mais aujourd’hui, c’est moi. Elle a peur de moi. Cette idée me glace le sang. Ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit. Je la suis comme un imbécile, en gilet, avec la capuche vissée sur la tête. J’accélère pour la rattraper, elle se retourne en m’entendant me rapprocher. Et moi, obnubilé par cette mission mais pas par ce qu’elle est en train de vivre, je n’ai pas compris.

Voyant que le type se rapproche d’elle au loin, je traverse au pas de course. Il ne me remarque pas lorsque j’arrive juste derrière lui, trop occupé à faire monter le baromètre de l’angoisse chez la jeune femme.

— Tu vas lui foutre la paix ? grogné-je.

Il se retourne. Je croise son regard perdu dans l’ombre d’arcades sourcilières proéminentes. Je sens qu’il est ennuyé d’être interrompu dans sa filature, que si je me cassais sans rien ajouter, il continuerait son chemin pour ne pas perdre sa trace. Je ne le sens pas dangereux. Mais moi, je me sens dangereux.

Je le rattrape à grands pas et, ne contrôlant plus mon énervement, je lui agrippe le col et le tire vers moi, le regard noir.

— Je te vois une fois de plus en train de suivre ma sœur et je te bute, t’as compris ? Je ramène tous mes potes et t’es un homme mort.

Les yeux du gars s’écarquillent. Sa main se crispe sur le dos de la mienne, ses ongles rentrent dans ma peau.

— Est-ce que t’as compris, espèce de connard ? craché-je pour en rajouter une couche.

— Oui, lâche-moi !

J’ouvre ma main parcourue de spasmes nerveux. Il me contourne et s’en va sans trop courir, essayant de repartir comme si de rien n’était. Au loin, la femme s’est retournée. Elle nous regarde mais ne peut pas nous avoir entendus.

Fébrilement, elle plaque son sac contre elle, retire une à une ses jolies chaussures et s’élance pieds nus vers l’horizon. Pour me distancer.

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