Vendredi 14 mars 2064
Caché derrière cette énorme machine, je me retrouve à loucher sur des chiffres qui ne ressemblent pas à ceux écrits sur le petit papier que j’ai rangé dans ma poche. Dans ma main droite, la boule brune dans son filet.
Le levier de la chronomachine n’est plus baissé comme il y a quelques secondes, le cran de sûreté est enclenché. Je sors le bout de papier et le retourne. Une adresse. Celle d’Iris.
Je suis un peu déçu. Je m’attendais à ressentir quelque chose, à me faire trimballer par un vortex chaotique, à vomir à la fin, peut-être. Rien de tout ça. Non, l’instant présent vient seulement d’être remplacé par un autre instant, moins présent. Mon cerveau a compris qu’il y avait un truc bizarre, il m’a fait remarquer le petit décalage, la subtilité de tous ces minuscules détails qui ont changé. Et puis finalement, il se laisse berner. J’ai l’impression d’être aujourd’hui. Enfin, on est toujours aujourd’hui, mais… je me comprends.
Je tire sur la poignée de la porte et jette un coup d’œil dans le couloir. J’aperçois un gros monsieur, Goff sans doute, me tournant le dos et avançant à son rythme. Je recule et patiente, calculant à peu près le temps nécessaire pour qu’il tourne dans son couloir et disparaisse. J’inspire calmement, puis sors de la pièce. Personne. Je me rends à l’ascenseur, m’y faufile comme un cambrioleur et martèle la touche du premier étage. Le cœur battant, j’attends. Il n’est que 6 h 50. Je vois déjà se dessiner le reste de la semaine à travers cette mission ridicule. Éviter tous ceux qui ne sont pas censés savoir que je suis embauché, qui ne me connaissent pas, qui ne comprendraient pas pourquoi je suis dans leurs locaux. Comment je fais, si quelqu’un appelle l’ascenseur au deuxième étage ?
Les portes s’ouvrent. Je suis à destination, et je suis seul. Je soupire de soulagement, me glisse dans le couloir et aperçois immédiatement la porte coupe-feu des escaliers donnant sur l’arrière du bâtiment. Je l’emprunte et commence à descendre. Puis je me fige. J’entends un sifflotement, puissant, qui résonne dans toute la cage d’escaliers. Quelqu’un vient par en bas sans se soucier d’être bruyant. Ses pas sur les marches. Il se rapproche.
En panique, je rebrousse chemin, monte quatre à quatre et me positionne un palier plus haut. Les bruits ont cessé. Je retiens mon souffle.
— Il y a quelqu’un ?
C’est la voix de Jensen. Ses pas résonnent à nouveau, puis un léger rire, rassurant. Je l’entends, je l’aperçois même de là où je me tiens, poser la main sur la porte pour rentrer au premier étage. Sans se retourner, alors qu’il sait que quelqu’un se trouve à peine plus haut, il lance :
— Pas de panique, Gabin. Je suis un lève-tôt, ce n’est pas la première fois qu’on se croisera si tu voyages toujours d’aussi bonne heure. Bonne mission.
Et il entre dans le bâtiment. J’attends que la porte se referme avant de me remettre à respirer. Bon sang, ça ne sert à rien de faire une attaque pour si peu. Jensen a raison, tout va bien se passer. Les deux seuls agents du temps me connaissent déjà, les autres se douteront de qui je suis si vraiment je les croise, et lors de mes prochaines missions, les clients ne sauront souvent pas à quoi je ressemble, et ils seront plus simples à éviter qu’une tripotée de collègues dans l’immeuble où je bosse. Partir de la machine et y revenir, je vais devoir m’y faire.
Tu as vu pire. Ressaisis-toi.
Plus serein, je reprends mon chemin comme si de rien n’était. Dans la théorie, je dois être à sept heures dans la cour de chez Iris, et il est déjà cinquante-quatre. Dans la pratique, je pourrais rester dans cette ligne de temps pendant trente ans et revenir, et personne n’y verrait que du feu. Enfin, si ce n’est que j’aurais l’air un peu plus vieux…
L’adresse est vraiment toute proche, à quelques rues d’ici. Je m’y rends tranquillement, observant les rares passants dans la rue, les bus aux trois quarts vides, les boulangeries qui préparent leurs présentoirs. Il est tôt. Et tout ce que je fais de travers ici affectera la ligne de temps actuelle dès l’instant où j’aurai emprunté la machine en sens inverse. C’est ce que je trouve incroyable : l’effet papillon s’active uniquement lorsque l’agent du temps rentre chez lui. Autrement, rien n’est fixé. Tout reste à définir. J’adore ça. C’est logique, c’est scientifique. Et à la fois, ça a quelque chose de poétique.
Je suis dans la bonne rue. Numéro pair. Je traverse et je longe les voitures garées en file indienne. J’atteins la porte cochère, appuie sur le bouton sous les chiffres. La porte s’ouvre. Je traverse le large couloir au sol pavé, illuminé par la grande ouverture sur la cour droit devant. Je débouche sur un espace bordé de bancs et de parterres de plantes. Un vrai petit parc, en plein Paris. En levant les yeux, j’aperçois la hauteur vertigineuse de l’immeuble et toutes ses fenêtres inondées de la lumière du soleil à une heure si matinale.
Je sursaute. Au premier, peut-être deuxième étage, Iris se tient droite à l’une des fenêtres. Elle ne semble pas me voir. Son regard triste se promène sur l’horizon et dans le ciel. Ses cheveux sont défaits, peut-être un peu mouillés, ramenés sur un côté de son visage, adoucissant sa mâchoire prononcée. D’ici, je ne peux pas voir la couleur de ses yeux. Sa mélancolie me gagne. Je déglutis, le cœur serré par ce tableau saisissant.
Soudain, sa tête pivote. Je fais un bond en arrière pour me cacher dans le hall d’où je viens et patiente. De là où je suis, j’aperçois la mangeoire à oiseaux, un petit grillage métallique circulaire, vertical et très allongé, dans lequel elle place ses fameuses boules de graisses faites maison. J’imagine que c’est bien plus sûr que ces filets industriels qui peuvent s’entortiller autour des petites pattes et les piéger jusqu’à ce qu’ils meurent de faim ou de fatigue.
Au bout d’à peu près cinq minutes, je pointe le bout de mon nez dans la cour à nouveau. Iris n’est plus à la fenêtre. J’en profite pour rapidement glisser la boule de graisse dans la mangeoire, jette le filet dans l’une des poubelles non loin de là et m’empresse de partir, préférant éviter de me valoir encore l’un de ses regards assassins dans le cas où elle m’aurait aperçu. À une autre époque, son attitude changeante m’aurait amusé et j’aurais essayé de la séduire par tous les moyens. Mais j’ai grandi, je ne suis plus un con. Enfin, je crois. Je préfère la voir sourire, surtout lorsque sa tristesse ressemble à ce que j’ai vu tout à l’heure. Je soupçonne que sa colère vient de là aussi. Qu’elle vient de… ce qui ne va pas chez elle. Je suis peut-être toujours un con, parce que ça ne me regarde pas, mais je vais voir si je peux élucider ce mystère. Ça m’obsède un peu trop, maintenant, pour que je laisse tomber.
Je fais demi-tour et marche d’un bon pas. En quelques minutes, je suis devant le bâtiment des agents du temps. Je trace, soucieux de ne pas me faire voir par Adem ou les autres, et le contourne. Porte coupe-feu, escaliers, premier étage… J’attends l’ascenseur quand, de l’autre côté du couloir, Louis apparaît. Il m’aperçoit et, sans rien dire, vient se poster à côté de moi.
— Bonjour.
— Bonjour, Louis.
Pfff, l’imbécile. Oui, c’est bien de prononcer le prénom de quelqu’un quand on salue, c’est plus personnel et chaleureux. Mais pas quand on est un stupide agent du temps en retour de mission et que le gars en question ne se souvient pas qu’on se connaît.
— Gabin, c’est ça ? devine Louis.
Il me serre la main.
— Oui, mais le dis pas à Iris…
Il éclate de rire en entrant dans l’ascenseur. Je rentre à mon tour.
— T’inquiète pas, tout est assez implicite, ici. Si on se connaît pas, on se connaît quand même. J’ai l’habitude. Alors, ça se passe bien, ce premier jour ? Enfin… peut-être pas premier jour.
— Si, c’est bien ça. Je suis parti d’aujourd’hui à aujourd’hui un peu plus tôt, un petit entraînement pour commencer.
— Je vois.
— Dis-moi… ça reste entre nous encore une fois, mais… elle a une dent contre moi, Iris ? Je veux dire, avant même que je la connaisse ?
Louis plisse les yeux. Il sait de quoi je parle, mais il semble réfléchir à ce qu’il peut dire ou non.
— Écoute, je pense que tu le sauras bien assez tôt, elle finira par t’en parler. Elle a eu affaire à toi, dans d’autres lignes de temps. C’est dans les rapports, mais je te conseille pas d’aller fouiller, tu te la mettrais à dos alors qu’elle n’a pas de raisons de te le cacher. Faut juste lui laisser le temps. C’est pas joli, ces affaires. Pas joyeux, si tu préfères. Je pense que ça ne lui évoque pas de bons souvenirs, mais je ne vois pas non plus pourquoi elle t’en voudrait. Je veux dire, c’était pas de ta faute. Alors, peut-être qu’il y a autre chose aussi… je saurais pas te répondre. D’habitude, Iris est un ange avec tout le monde, même si elle est un peu réservée. Mais Jensen nous a dit qu’avec toi, elle semble plus sûre d’elle, mais elle tire la tronche. Lui dis pas que j’ai dit ça, hein.
Il me fait un clin d’œil.
— Ha ha, non, pas de risque.
Alors comme ça, elle a eu affaire à moi dans d’autres lignes de temps… Bon, je m’en étais douté. C’était trop évident à la manière dont elle me traitait, et puis avec ces histoires de rencontres avortées avec Manon… Est-il possible que cette dernière se soit trompée, et qu’Iris m’évitait quelque chose de plus dangereux que de simples parties de jambes en l’air avec ma voisine ? Ou bien l’enjeu était-il encore plus important, et concernait-il d’autres que moi ? Bon sang, je vais avoir du mal à être patient. Mais je ne veux pas la brusquer, elle est trop fragile en ce moment. Aussi forte qu’elle puisse paraître, j’ai l’impression que je pourrais la briser en très peu de mots. Sans même m’en rendre compte. Et ça m’embête vraiment…
L’ascenseur s’ouvre et Louis me fait un petit signe de la main.
— Je te verrai tout à l’heure, je suppose. Prépare-toi, là-dedans, dit-il en désignant sa tempe. Tu m’as rencontré, ça va changer quelques petites choses. Je ferai semblant que je ne te connais pas, mais tu vas voir, tout ne sera pas comme tu l’as déjà vécu.
— Ça marche, merci !
Je rentre dans la salle de la chronomachine et fais le tour. Les yeux rivés sur les empreintes de pieds devant le levier, je les rejoins. Au moment où je m’y place consciencieusement, quelque chose se passe.
C’était imperceptible. Finalement, rien. Si ce n’est que je crois qu’il est à nouveau maintenant. Je veux dire… je suis de retour. En réfléchissant à ce matin, je réalise que je ne sais plus bien ce qui s’est passé à la machine à café, lorsque Jensen m’a accueilli. Enfin, ce n’est pas que je ne sais plus. C’est que ça pourrait être l’un ou l’autre. Est-ce qu’il m’a simplement fait signe de le rejoindre, ou est-ce qu’il m’a adressé ce grand sourire de connivence, parce qu’il se souvenait m’avoir croisé dans les escaliers à presque sept heures du matin ? En fait, ce n’est plus l’un, c’est l’autre. Mon cerveau parvient à faire le tri, à savoir quelle version n’est plus qu’un rêve, un souvenir incorrect, et quelle version est la réalité. Je suis fasciné par ma capacité naturelle, celle de tout un chacun, à faire cette distinction. Alors je repense à la présentation de Louis par Iris, et le même phénomène se produit. Plutôt qu’un phénomène, il s’agit juste de moi essayant de me souvenir, remarquant que finalement, j’ai vécu la scène deux fois et que le jeu des regards était subtilement différent.
Lentement, un peu sous le choc de l’adaptation de mon cerveau, je ressors de la salle. De l’autre côté de la porte, Iris m’attend, toujours énervée par notre altercation sulfureuse.
— Alors, tu as pu placer la boule de graisse ? Je n’ai pas vérifié ce matin, je devrai te faire confiance d’ici que je rentre chez moi ce soir.
Je lui adresse un sourire éclatant. Je suis super content. Cette expérience, bien que n’ayant sauvé personne, était fascinante.
— Oui, c’est fait !
— C’était toi, que j’ai vu ?
Elle semble se calmer en voyant mon expression, sachant sans doute que pour moi, son monologue glacial date d’il y a un peu plus longtemps que pour elle. Mais mon sourire se fige à l’idée que j’aie pu enfreindre la seule règle qu’elle m’avait donnée.
— Euh… tu as failli me voir, mais je me suis caché.
— Hmm… Okay, je me disais que j’avais senti une présence. Très bien.
Elle se retourne et part dans le couloir. Je lui emboîte le pas jusqu’à ce qu’on entre dans nos bureaux, toujours vides.
— On n’a pas grand-chose à faire, ce matin, à part étudier le cas de Perret. Quelqu’un a assassiné son chat, comme tu le sais. Les gens ont encore un peu de mal à comprendre que tuer un animal, maintenant, c’est presque aussi grave que de tuer un humain. Qu’ils ne s’en tireront pas juste avec une condamnation pour acte de cruauté ou de maltraitance sur un animal, comme dans le temps. Enfin, si le meurtrier prend plaisir à le faire et compte sur nous pour annuler ses conneries, on n’a pas fini de traiter ce genre de cas…
Elle me désigne mon bureau. Je m’assois devant mon ordinateur encore replié et profite de la vue. Un beau bois clair, un cahier bleu dont la couverture est maintenue fermée par le poids d’un critérium avec une gomme. Un téléphone qui semble fonctionner. Et dans un coin du bureau, attirant mon regard de son éclat familier mais neuf, un porte-clés en forme de huit… le symbole de l’infini.
— Oh ! Le même que le mien !
Iris me décoche un regard intrigué et contourne le bureau, surprise.
— De quoi tu parles ?
— Ce porte-clés, qu’est-ce qu’il fait là ?
— C’est le tien, tous les agents du temps en ont un. Le temps est représenté par l’infini, chez nous, c’est un peu comme un logo, une image. Au début, l’idée était de l’utiliser comme un badge pour que les gens nous croient lorsqu’on intervient auprès d’eux, et entre nous lorsqu’une nouvelle recrue n’est pas encore connue de tous les employés. Mais finalement, c’est juste devenu un goodie comme un autre. Évite quand même de faire la même bourde que moi et de le perdre, ça reste une exclusivité de la boîte.
— Ouais, je sais… Enfin, le mien, en fait, c’est le tien. Celui que tu as perdu.
— Pardon ?
Voyant qu’elle tombe des nues, je sors mes clés de ma poche et le lui montre. Elle s’en saisit brusquement et le fixe pendant de longues secondes, immobile. Ses yeux s’écarquillent et si je m’y connaissais un peu mieux avec Iris, je dirais qu’elle a presque l’air horrifié. Elle lâche mes clés sur la table comme si elles lui brûlaient les doigts et se détourne. Elle se prend la tête dans les mains.
— Quand est-ce que tu as trouvé ça ?
— D’après mes souvenirs remontés il y a vraiment pas longtemps, c’était à peu près le jour où j’allais postuler pour la première fois chez les agents du temps. Pourquoi ?
Iris secoue la tête avec véhémence. Elle ne me répondra pas. Il y a un truc pas logique dans tout ça, mais je n’ai pas envie de comprendre. Je me le disais encore tout à l’heure. Ça pourrait la briser. De savoir qu’en ramassant son porte-clés sur le passage piétons, je me suis envolé depuis le capot d’une voiture.
— On ne va pas en faire tout un plat, dis-je pour la rassurer. Tu veux le récupérer ?
— Non merci… Tu peux le garder, maintenant. C’est trop tard.
Elle dit cela comme si la fin du monde était programmée et qu’on ne pouvait plus… l’annuler, justement. Elle n’a pas tort. Tout ça s’est passé il y a une dizaine d’années.
— Tu es là depuis longtemps, si tu possédais déjà ce porte-clés à l’époque.
— Oui… oui, ça fait longtemps. Très longtemps.
Elle reste pensive. Tant de versions de ses souvenirs doivent se superposer après toutes ces années. Je n’ose pas imaginer. Mais elle a tenu le coup, contrairement à d’autres qui ont abandonné. Peut-être que c’est ça, qui la rend triste ? Je n’en suis pas convaincu. Il y a forcément autre chose.
— Alors, cette affaire ?
Iris me sourit avec sincérité, pour la première fois. Elle hoche la tête silencieusement et retourne à son bureau pour trouver le dossier.
— Luna Perret est morte le jour où Cyril Perret, son maître, est venu nous voir, énonce Iris en déposant le dossier devant moi. C’était hier matin. Depuis, nous l’avons recontacté pour obtenir plus d’informations et le dossier a été transmis à l’équipe d’analyse technique et scientifique. Ils se sont rendus sur les lieux mais n’ont rien trouvé de suspect en dehors de la mort au rat conservée comme preuve par le maître. Pas d’empreinte, rien. Perret a été très réactif, il tenait énormément à son chat. Il s’agit d’une femelle de deux ans, tabby, au poil assez clair, disons blond foncé.
J’ouvre le dossier, rempli de photos fournies nombreuses par monsieur Perret. Le chat, d’assez petite taille, est ici allongé dans l’herbe au soleil, là assis à la fenêtre de sa maison, les yeux mi-clos de bonheur. Un chat heureux, comme j’en ai eu dans mon enfance. Sur le dernier cliché, j’aperçois du coin de l’œil la queue raide, le corps étendu. Je referme le dossier avant de risquer de croiser le regard exorbité du cadavre. Je ne suis pas prêt pour ça.
— Depuis hier, qu’est-ce qu’on a appris ? interrogé-je.
— Malheureusement, rien de consistant, mais on aura essayé. Je n’aime pas me contenter d’annuler le décès, mais je pense qu’on n’a pas le choix. Il y a des centaines de suspects. Tous les voisins, dans le périmètre des déplacements de Luna. Cyril a sa petite idée, évidemment, mais on n’a aucune preuve.
— On peut aller le rencontrer ?
Iris hausse les épaules.
— Je ne sais pas si c’est nécessaire. On a l’enregistrement.
Elle se rend à son ordinateur, et en quelques clics, lance un fichier audio. Elle va fermer la porte pendant qu’on entend la première question, posée par elle-même.
— Expliquez-moi ce qui s’est passé, Cyril.
— Je suis sorti dans mon jardin en entendant un bruit. Luna avait disparu depuis la veille. C’était déjà arrivé, mais j’ai entendu des rumeurs, alors je craignais qu’elle ne revienne jamais. Et puis je l’ai vue, agonisant sur le perron. Pleine de sang, dans la gueule, dans les yeux… des bleus gros comme ça sur les flancs, je les ai vus entre les poils…
Sa voix devient aiguë, il se met à pleurer. On n’entend que le bruit de son souffle haché lâchant des sanglots qui le secouent et l’empêche de parler. Il essaie quand même de rajouter :
— Elle est mo… morte dans mes bras…
J’entends Iris murmurer, elle s’est rapprochée du micro pour lui frotter le dos. Elle lui dit que tout va bien se passer, qu’on va pouvoir annuler ça.
— Vous pouvez annuler, mais elle a souffert ! Et vous me dites que c’est déjà arrivé ? Une autre fois ?
Ce coup-ci, il se met à gémir bruyamment pendant qu’il pleure. Je porte la main à mon visage, à deux doigts de sentir venir les larmes. Pas pour mon premier jour, ça la fout mal. Respire, Gabin.
Iris coupe l’enregistrement et me rejoint lentement en soupirant. Elle ne paraît pas affectée, mais me dévisage d’un air soucieux.
— Ça va ?
— Ouais… ouais, ça va. Du coup, qu’est-ce qu’on fait ?
— Eh bien, on s’y rend et on sauve Luna.
— Et rien pour le salaud qui l’a tuée ?
— Écoute, ce qui est clair, c’est que c’était un meurtre. La mort au rat était mêlée à de la pâtée pour chat. Elle a été retrouvée dans le jardin de Perret le jour où Luna est revenue, mais elle avait été placée là au moins une quinzaine d’heures plus tôt. Il n’y a pas de système de surveillance, pas de voisin témoin du passage du tueur, zéro indice. Ça fait deux jours que Cyril Perret est malheureux, j’aimerais abréger ses souffrances.
— On ne peut pas partir de la rumeur ?
— Quelle rumeur ?
— Celle qui l’a fait craindre pour son chat, au début.
Iris fronce les sourcils et relance l’enregistrement. La voix de Perret s’élève à nouveau, plus stable.
— Luna avait disparu depuis la veille. C’était déjà arrivé, mais j’ai entendu des rumeurs, alors je craignais qu’elle ne revienne jamais.
Iris fait une pause.
— Tu sais que c’est maigre, comme piste ?
— Ouais, mais à tous les coups, on a affaire à un récidiviste. Il n’avait rien contre Luna précisément, mais plutôt contre tous les chats du quartier. C’est généralement comme ça que ça se passe.
— Je veux bien, mais…
— On peut pas mettre le détective sur le coup ?
Iris soupire, fixe son ordinateur quelques instants avant d’acquiescer.
— C’est toujours comme ça avec toi.
— Si tu le dis.
Je lui adresse un grand sourire qui la déstabilise. Elle vient de dire un truc super bizarre, et je ne réagis pas plus que ça. J’espère qu’elle se rend compte que je fais des efforts pour lui laisser le temps de m’expliquer, un jour. Quand elle sera prête.
— Euh, je… je sais pas ce que je raconte. Je voulais dire que… t’es lourd dès le premier jour.
— Pas de quoi. Si monsieur Perret ne revient pas nous voir dans six mois parce que Luna est morte, et n’a pas à découvrir que c’est la troisième fois qu’elle agonise dans d’atroces souffrances, ça m’arrangerait. J’ose pas imaginer ce que ça doit être, de partir comme ça autant de fois, de ressusciter, de partir encore… à tous les coups, ça te reste au fond du cœur, non ?
Iris me fixe avec insistance. Sans ciller, elle répond :
— Non, on oublie. On oublie complètement. Et je parle en connaissance de cause.
Je rigole, surpris par ces mots.
— Comment tu peux le savoir ? Si ça t’était arrivé, tu ne le saurais pas. Enfin, tu pourrais consulter les rapports… ça t’est arrivé ? demandé-je plus sérieusement.
Elle secoue la tête très vite.
— Non, non. Jamais.
Soudain, on toque à la porte. Iris se lève, visiblement soulagée que la conversation soit interrompue.
— Ça doit être le dossier de Ludovic.
— Comment ça ? Quel dossier ?
— Celui qu’on va lui demander de nous préparer. On dirait qu’il a accepté.
Je n’y comprends rien. Et comme elle ne va pas à la porte, je m’interroge.
— Tu n’ouvres pas ?
— J’attends qu’il ou elle parte. Toi ou moi. Je veux dire, du futur. Pas envie de les croiser. Ça me met mal à l’aise.
— Ah.
Okay, je crois que je commence à comprendre. Le détective, dans le futur, va nous demander de nous ramener les résultats de ses recherches grâce à la chronomachine. Iris se saisit de son téléphone, toujours debout, et sélectionne un contact dans l’annuaire avant d’activer le haut-parleur.
— Allô, Ludovic ? C’est Iris. J’aurais besoin de tes compétences pour un dossier, tu es dispo ?
— Oui, j’ai un créneau. C’est pour quoi ? J’enregistre.
— Luna Perret, une chatte de deux ans appartenant à Cyril Perret, est morte avant-hier matin dans ses bras. Elle avait disparu une demi-journée, et avait consommé la veille, dans le jardin de son maître, de la mort au rat dissimulée dans de la pâtée pour chat. Perret a mentionné une rumeur à cause de laquelle il craignait que Luna ne revienne jamais. Il faudrait que tu découvres à quoi elle correspond, et s’il s’agit de la disparition d’autres chats dans le quartier, domestiques ou sauvages, que tu nous indiques qui est le récidiviste potentiel et où et quand on pourrait le prendre la main dans le sac si jamais on a besoin de s’y prendre à deux fois.
Un bip résonne dans le silence qui s’ensuit, celui probablement de l’enregistreur du fameux Ludovic.
— Tu m’appelles pour un chat ?
— Tu sais que c’est un crime.
— Ouais, enfin… je vais voir ce que je peux faire.
Il raccroche.
— Cache ta joie, marmonné-je avant de me lever à mon tour et d’aller ouvrir la porte.
Au sol gît une liasse de feuilles regroupées par un trombone. Je la ramasse et reviens sur mes pas en la lisant.
— Un certain Stéphane… Malaury.
— Ouep, c’est lui.
— Qui ça, le suspect de Perret ?
— Oui. On a quoi, comme preuves ?
J’écarte les feuilles en éventail et découvre des photos de l’homme en question, déposant de la pâtée pour chat probablement contaminée à différents endroits du voisinage. Sous chacune de ces photos est annoté quelque chose : la date et l’heure, le nom complet du ou des chats qui en sont morts et l’adresse exacte.
— Ça fait plus que cinq, ça, remarqué-je.
— Combien ?
— Huit. Plus les deux assassinats de Luna et de tous les autres qui n’y figurent pas. Mais comment il a eu toutes ces photos ?
— Il a surveillé le voisinage. Regarde les dates.
Elles sont toutes dans le futur. Il a enquêté pendant deux mois au moins, d’après ce que je lis. Je me demande comment il a réussi à nous faire parvenir tout ça sans enfreindre la règle d’une semaine.
— C’est pas censé être interdit, de voyager deux mois en arrière ?
— Techniquement, ce n’est pas deux mois. On borne les voyages à une semaine, mais on en fait plusieurs.
Je m’apprête à dire que j’avais réfléchi à un truc comme ça quand j’étais gamin, mais elle me coupe.
— De toute façon, pas besoin de savoir comment ça s’est passé. On va coffrer le mec. Il a largement dépassé le quota de récidives.
— J’adore bosser ici, hein, mais je comprends pas tout.
— Ça va venir. Sache simplement que quand on aura annulé le meurtre de Luna et envoyé Malaury en prison, Ludovic n’aura plus aucune raison de mener son enquête, puisqu’il n’y aura plus de suspect à surveiller. Et donc, on n’aura pas de rapport à ramener ici, aujourd’hui. Tu comprends ?
— Ah ! Ça veut aussi dire que le détective va oublier qu’on l’a emmerdé avec une histoire de chat, et qu’on pourra lui demander un autre truc chiant sans qu’il fasse une overdose.
— Dis donc, fais gaffe à ton langage. On rencontre souvent des clients, tu as intérêt à rester poli. Mais oui, tu as tout compris.
Elle conclut avec un sourire malicieux qui me ravit. Cool ! Je peux être pénible avec les collègues, et pour eux, ce ne sera jamais que la première fois. Je sens que ça va me plaire.
— Bon, tu es prêt ? dit-elle en enfilant un coupe-vent. On va faire l’annulation. Tu sauras te tenir ?
Je lève les yeux au ciel. Je ne sais pas à quoi elle s’attend avec moi, mais je suis quelqu’un de sérieux.
— Porte-clés.
Je hoche la tête et glisse mes clés dans une poche et le nouveau porte-clés dans l’autre. Je le laisserai chez moi, histoire de ne pas en garder deux sur moi à tout instant.
— Quelle date ?
Elle me regarde et attend. Comment ça, quelle date ? Je rouvre le dossier de Perret et cherche l’information. Il est venu nous voir le 13 mars. Son chat est mort à… 7 h 12 du matin. L’analyse de la pâtée a été faite à… 11 h 32. Elle indique que la nourriture a été placée là dix-huit heures plus tôt grand maximum. Ce qui nous fait un calcul de…
— 17 h 30, le 12 mars.
Elle lève les yeux au plafond pour réfléchir, comptant sur ses doigts silencieusement avant de hocher la tête.
— Oui, on sera large. Prépare-toi à t’ennuyer, on risque d’être en planque un bon moment. Tiens.
Elle ouvre un tiroir, se saisit d’un petit carnet et d’un crayon ainsi que d’une barre chocolatée de ma marque préférée.
— Au cas où tu as faim. Garde-la pour plus tard, tu me remercieras.
— Wouah, merci. Et le carnet ?
Elle me glisse un regard entendu et murmure, un peu gênée :
— Si tu veux gribouiller.
Je le feuillette par curiosité. Il est vierge.
*
Mercredi 12 mars 2064
Cinq ou six traits pour les cheveux d’Iris… un petit nez pointu comme le mien. En deux coups de crayon, la voilà avec son tee-shirt et son jean. J’ai tout de même commencé par dessiner l’énorme machine devant nous, pour ne pas avoir à gommer les traits. Nos visages et nos corps apparaissent dans une petite fenêtre centrale, derrière quelques tuyaux. Iris est sérieuse, mais moi, je souris. Je rajoute un tif sur ma tête. Et je carre un peu mes épaules.
— Eh ben, surtout, reste modeste, marmonne Iris en jetant un coup d’œil à mon dessin.
— Faut bien qu’on nous différencie.
Ma réponse l’amuse. J’exagère, c’était déjà très clair jusque-là. Elles sont drôlement proches, les empreintes au sol. On n’était pas non plus collés l’un à l’autre, mais il s’en est fallu de peu. Sitôt arrivés à « aujourd’hui », Iris m’a poussé pour qu’on sorte de la salle. J’avais ses mains plaquées dans le dos, sous mes omoplates, qui me pressaient. Je n’ai rien dit. On a pris sa voiture, et nous voilà maintenant en train d’attendre devant chez Perret depuis au moins… deux heures. J’ai mal aux fesses.
— Je peux sortir ?
— Non. Il pourrait nous voir.
Il n’y a personne, mais elle a raison. Ce n’est pas le moment de rater notre timing.
— Pourquoi tu souris et pas moi ? demande soudain Iris.
— Hein ?
— Sur le dessin.
Ah ! Elle ne l’aurait pas dit, la question aurait eu du sens tout de même. D’ailleurs, je ne vais pas me priver de répondre honnêtement.
— Ben, comme dans la vraie vie.
Elle hausse un sourcil, un peu vexée. Mais elle n’ajoute rien.
— C’est pas pour être méchant, hein…, lui assuré-je.
— Femme qui rit, à moitié dans ton lit, non ?
Elle a murmuré cette phrase d’une toute petite voix. Je la dévisage, interdit. De quoi ? Mais qu’est-ce qu’elle raconte ?
— C’est pas le genre de trucs auxquels tu penses ? ose-t-elle. J’essaie juste de ne pas transmettre les mauvais signaux.
— C’est si important que ça, de ne pas finir dans mon lit ?
Iris me fait des yeux ronds comme des billes. J’éclate de rire.
— Et homme qui rit, à moitié dans ton lit ? dis-je en profitant justement de mon hilarité. Est-ce que j’aurais pas dû ? Maintenant, tu vas penser que je suis amoureux ?
J’ai prononcé ces derniers mots en exagérant exprès l’intonation utilisée. La voyant rougir violemment et se détourner, je me calme progressivement et redresse mon stylo sur la page de mon carnet.
— C’est important d’être heureux, Iris. T’empêche pas de rire ou sourire juste parce que tu t’inquiètes de ce que je pourrais interpréter. On se connaît à peine, toi et moi. Tu es ma partenaire. Quoi que tu puisses penser, je ne suis pas ce genre de type. J’aime bien les coups d’un soir, oui… même si ça fait un moment, maintenant… d’ailleurs, tiens : j’ai une copine. Ça te rassure ?
Iris me dévisage, surprise. Elle plisse même les yeux pour analyser l’expression de mon visage, comme si je pouvais mentir. Je la fixe sans ciller pour lui prouver que non, jusqu’à ce qu’elle abandonne et reprenne sa surveillance de la rue.
— Okay, si tu le dis, murmure-t-elle. Désolée pour tout à l’heure, alors. La clé de bras et tout. Je pensais que t’allais être lourd.
— Ah, t’en fais pas. T’avais sûrement raison.
Elle se met à rire, enfin, en secouant la tête comme si j’étais irrécupérable. Sacré Gabin, a-t-elle l’air de penser. Parce qu’elle me connaît… elle me connaît bien. Qu’est-ce que ça me ronge ! J’ai vraiment envie de savoir. Mais je me retiens et finis de griffonner mon dessin, noircissant les tuyaux, traçant les contours de la pièce.
Sa main se pose brusquement sur mon bras et serre, fort. Elle se laisse glisser sur son siège très lentement pour ne pas être vue.
— Baisse-toi, chuchote-t-elle.
Je ne sais pas si c’est vraiment nécessaire, mais je suppose que si Malaury remarque qu’il a du public, il changera peut-être d’avis sur son activité imminente et on ne pourra pas le prendre la main dans le sac. Tout en grognant de mécontentement, je l’imite, crispé sur mon siège.
— Il n’y a pas une position allongée, ou je sais pas quoi ?
— Tais-toi.
Je soupire.
— Il en a dans ses mains, dit-elle. De la pâtée.
— Bon, ben voilà…
— Attends encore un peu.
Je grommelle et patiente tandis qu’elle me décrit le moindre mouvement du tueur en série. C’est quand il se faufile dans le jardin de Perret qu’elle réagit et, le plus silencieusement possible, ouvre sa portière.
— On y va. Les menottes sont de ton côté.
Ah ouais, carrément. Je cherche à tâtons dans les compartiments, puis dans la boîte à gants. J’en sors de vraies menottes de flic, avec la clé qui va avec. Impressionnant. Je m’extirpe de la voiture et la suis dans le jardin de Perret.
— Monsieur Malaury ?
— Oui ?
Le type se retourne comme si de rien n’était. Au sol derrière lui, vaguement cachée par son grand corps tendu, la ration de mort au rat déguisée en nourriture appétissante.
— Qui êtes-vous ?
— Vous êtes pris en flagrant délit d’empoisonnement volontaire et prémédité des chats du voisinage. Vous allez devoir nous suivre au poste de police. Inutile de résister, nous connaissons votre identité. Vous n’irez pas bien loin. Une objection ?
La respiration de Malaury s’accélère brusquement. Il nous regarde à tour de rôle, en panique, et son regard fuit vers la rue principale.
— Euh… je… je peux passer chez moi, av…
— Non, vous n’avez pas le temps. Vous pourrez contacter vos proches sur place, un téléphone sera mis à votre disposition.
Elle me fait signe de m’avancer. Avec hésitation, je passe les menottes au tueur et range la clé dans une poche tandis qu’Iris, sortant un sachet plastique destiné à protéger une preuve à analyser, récupère le poison. Eh bien… ce n’était pas si compliqué. Pas de course poursuite, pas de nécessité de mentir sur la santé de mon genou, qui grinçait d’appréhension.
— Je ne comprends pas, balbutie l’homme. Comment avez-vous su…
Il se tait, semble réfléchir, réaliser même. Il ne dit plus rien. Le trajet vers le commissariat est moins joyeux que nos deux heures de planque. Le type n’est pas très souriant à l’arrière, Iris ne met pas la radio, et ses mains sont blanches sur le volant. Peut-être que j’aurais dû la remplacer, elle est drôlement nerveuse. Ça n’affecte pas sa conduite, juste mon humeur. Je pensais que de coffrer le gars plutôt que juste sauver le chat, ça marquerait plus de points auprès d’elle. Enfin, je suppose que toute la paperasse que je nous ai imposée n’est pas une perspective très enthousiasmante non plus.
— On y est. Fais-le sortir.
Elle descend de la voiture, attrapant au passage le dossier de Ludovic dans la portière. Je vais ouvrir l’arrière et lui fais signe de s’extirper du véhicule.
— Allez, Stéphane.
Je ferme la porte et le pousse sans violence vers le poste de police. Iris vérifie qu’elle a les bons documents et nous précède dans le bâtiment.
— Bonjour. Je peux voir le commissaire ?
Elle sort ses clés, qu’elle pose bruyamment sur le comptoir. L’agent posté devant son ordinateur sursaute en voyant le porte-clés et s’empresse de téléphoner. En quelques minutes, on se retrouve à l’un des étages, dans le bureau dudit commissaire. Iris ne prend pas la peine de s’asseoir, pose le dossier sur son bureau et ses mains sur ses hanches, l’air blasé.
— Est-ce que vous voulez bien photocopier ce dossier ? J’ai besoin de conserver l’original. Nous venons du 14 mars. Vous recevrez toutes les preuves nécessaires à son arrestation à notre retour. Vous pouvez le garder d’ici là ?
Le commissaire détaille Stéphane, curieux.
— Tueur de chats ?
— C’est ça. Futur récidiviste. Il a dépassé le quota.
— Ben mon vieux…
Il secoue la tête et pousse un profond soupir.
— Très bien. Je peux pas vous le refuser, de toute façon. Une seconde.
Il retire le trombone, glisse les feuilles dans son scanner et attend qu’elles ressortent de l’autre côté.
— Voilà. Je vais pas prendre plus de votre… temps, marmonne-t-il. Je vous souhaite une bonne journée.
Iris récupère son dossier et hoche la tête poliment.
— Je vous remercie. À vous aussi.
Je libère Stéphane de nos menottes, et nous sortons.
Dans la voiture, elle reste muette. Je soupire de soulagement et ressors mon carnet. Je nous regarde derrière la machine, avec notre air idiot de personnage de cartoon.
— Y a plus qu’à rentrer, dis-je d’un ton guilleret.
— Tu es fatigué ?
— Un peu.
— Ce n’est que le début. Aujourd’hui était un jour facile. La mission pour nourrir les oiseaux, et puis ça. Il y a des jours où ça ne s’arrête jamais. Estime-toi heureux.
— Du coup, on va faire quoi ?
— Déjà, on va rentrer.
— Oui, mais après ?
Elle esquisse son premier sourire depuis notre rencontre avec Malaury.
— Chez les agents du temps, quand la journée est terminée, la journée est terminée. Tu pourras retourner chez toi et revenir demain.
— Ah ouais ? Y a du bon, quand même.
— C’est ça…
— Tu ne trouves pas ? Il sera quoi, dix heures du matin ?
— Quelque chose comme ça, répond-elle. Tu es venu une heure plus tôt, mais tu n’as pas bossé qu’une heure. Ton corps a fait sa demi-journée, et ton esprit un peu plus que ça. Digère, déjà. Et gribouille-moi un sourire.
Elle fait un signe de tête vers mon crayon, que je tiens inconsciemment pointé vers le croquis de tout à l’heure. Amusé, je lui obéis et transforme son expression. Maintenant, nous sourions tous les deux. Et c’est beaucoup mieux.
Manon - 1er août 2062
Je balance trois différentes sortes de paquets de chips dans le panier d’un geste rageur. Je ne sais pas pourquoi je me laisse faire. Goff ne me fait pas peur. Je pourrais m’occuper de son cas, un de ces jours, si la raison ne m’en dissuade pas. Il était bien content que Papa disparaisse et lui laisse sa place toute fraîche de co-fondateur. Le Sablier à lui tout seul, ça l’excite. Monsieur le Grand Chef de la tribu, qui a le dernier mot sur tout. Eh bien, jamais avec moi. Je ne suis pas corrompue, j’en ai rien à foutre, du fric. Je suis là pour la vérité. Mon père est décédé parce qu’ils l’ont décidé. Et Goff ose me rappeler les règles de l’agence. On n’annule pas les morts naturelles ! Naturelles ! J’ai imaginé son cadavre envahi par les cafards tout le long de notre conversation. Je lui aurais bien craché au visage, j’aurais piétiné sa tombe. Sauf qu’il est bien vivant, malheureusement. Contrairement à mon père.
J’attrape la bouteille d’alcool et je me retiens de la fracasser dans le panier. Je compte la boire, j’en ai besoin. Entendre ce vieux paon égocentrique me parler des intérêts du Sablier pour justifier qu’il est devenu leur patron… « Oui, mais c’est pour mieux les surveiller », et gnagnagna. Il ment comme il respire. Je vais le tuer, un jour, s’il ne se reprend pas. Il a intérêt à prouver qu’il mérite notre confiance. Et si j’apprends qu’il utilise la machine pour lui… si jamais c’était son objectif depuis le début… je m’arrangerai pour que les agents du temps ne puissent pas le sauver, lui non plus. Les règles sont les règles, n’est-ce pas ?
Arrivée à la caisse, je sors la bouteille sans délicatesse et retourne le panier presque vide sur le tapis. La caissière me dévisage méchamment. Je la fusille du regard. Elle se met à faire son boulot et je me détourne pour observer les alentours. J’étais tellement perdue dans mes pensées que je n’avais pas remarqué que le supermarché était particulièrement peu fréquenté aujourd’hui.
Soudain, je la vois entrer. Elle passe la main dans ses cheveux auburn. Elle n’a pas changé, ou si peu. Toujours cet air triste à mourir, cette panique dans le regard. Elle cherche quelqu’un, on dirait. Je me raidis. Est-ce que c’est moi ?
Je la vois disparaître dans un rayon du magasin, celui du fond. J’essaie d’imaginer ce qu’elle fait, quand j’aperçois Gabin avancer dans le rayon de ma caisse. Apparemment, il m’a vue. Il me sourit de loin, il a l’air de vouloir me parler. Il décroche son panier de son bras pour payer.
La pleurnicheuse arrive juste derrière lui et il se retourne. Elle lui montre le fond du magasin. Je vois ses yeux osciller entre lui et moi, plusieurs fois, comme une folle. Gabin hésite, il se retourne pour me regarder puis semble se résigner et la suit.
— Vous payez comment ?
Je sors ma carte et la passe rapidement devant le capteur. Quand je vérifie ce qu’ils font, Gabin est en train d’attraper un produit tout en haut d’un rayon. Elle le lui prend des mains, le remercie brièvement et s’avance dans ma direction. Elle a le regard rivé sur moi.
— Vous voulez un sac ?
J’attrape mes trois paquets de chips sous le bras, la bouteille dans l’autre main et je me précipite dehors. Jamais de la vie. Cette dingue ne me rattrapera pas.
Il faut que je m’habitue à prendre mon carnet sur moi où que j’aille. Je dois rester concentrée pour ne pas oublier le moindre détail.
1er août 2062. La pleurnicheuse est sur mes traces. L’histoire se répète. La prochaine fois que je la rencontre, je serai prête. Elle en a après moi, après le Sablier. Je ne la laisserai pas toucher à ma ligne de temps.