Vayne se rassit à son bureau, commença à rédiger d’autres lettres que sa mère lui laissait à titre d’« entraînement ». La plupart étaient des réponses à des commerçants demandant telle ou telle permission ; d’autres étaient déjà rédigées et il ne manquait plus que le sceau impérial, que Vayne apposait toujours avec une appréhension au bout du bras.
Plusieurs quarts d’heure se déroulèrent avant que le jeune seigneur ne relevât la tête. La fenêtre géante ne filtrait guère que de tout minces fils d’or, désormais. Fatigué, il se leva en emportant son travail afin d’aller au trentième : les pièces où se trouvaient son père étaient toujours très éclairées. De plus, il se plaisait à parler de temps en temps à cet homme qui paraissait vieux mais était tout de même l’Empereur d’Archadia à soixante-huit ans, et arrivait à faire de nombreuses tâches dont il ne lui parlait pas assez à son goût. Sentia serait ravie d’entendre qu’il lui a rendu visite.
Une atmosphère très rigide l’enveloppa lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le dernier étage du Palais impérial. Le seigneur Gramis vivait décidément dans une froideur continuelle, sans une décoration sur les murs des couloirs, et presque sans aucun serviteur. Son épouse envoyait de temps en temps le juge Zargabaath vérifier « si le vieux ne manque de rien là-haut », lorsque son ventre la faisait trop souffrir pour se mettre debout. D’autres juges montaient quotidiennement au trentième également – d’une part en vue des réunions officielles, lorsque l’Empereur ne se présentait pas de lui-même au vingtième, et d’autre part parce que ce trentième étage du Palais impérial d’Archadès était l’un des étages les plus convoités d’Ivalice. On racontait qu’un système de sécurité infaillible y était installé, sans que Vayne ne l’eût vu une seule fois. Ce devait être sa mère qui lui avait parlé de ce système.
À contrecœur mais spontanément, il tenta de sortir de son crâne l’image de sa mère, se disant qu’après tout il avait aussi un père, et qu’il allait le voir, en ce moment où ses pas avaient dépassé le trône et où il poussait la porte de la pièce principale.
La première pensée qui lui vint fut que ses visites à l’Empereur étaient si rares, qu’il avait oublié à quel point cette pièce était vaste. Il lui sembla qu’elle pouvait emplir l’étage entier, bien que ce fût impossible. Un homme dont les abondants cheveux noirs cachaient le visage était à la première table qu’il avait devant les yeux. Au centre était le bureau de son père, dont cette fois il se souvenait : en forme de ligne courbe, il était dans le bois le plus dur qu’il eût jamais touché, et son père s’asseyait au milieu, au niveau de la courbure, et toujours entre ses rides se lisait le même harassement désolé, alors qu’il n’en avait pas encore l’âge, d’après l’Impératrice.
Vayne s’avança, esquissant un sourire peu intrépide face à l’Empereur qui le regardait entrer. Il alla ouvrir la bouche lorsque le coin de son œil rencontra à sa droite, plume à la main, la silhouette blonde qui l’avait épouvanté dans le couloir d’un étage inférieur. La figure d’Eder-Cilt l’examinait avec une couverture de bienveillance, et un sourire qu’il n’arrivait pas à cacher. Le garçon réalisa alors avec horreur que si cet homme était Eder, l’autre ne pouvait être que...
— Entrez, mon frère, personne ne vous mangera.
Phonmat et sa voix mesquine jamais ne se quittaient l’un l’autre.
— Vayne... chevrota à son tour la voix du seigneur Gramis, mais sur un tout autre ton. Comment se fait-il...
Un accès de toux l’interrompit, et manifestement lui fit oublier sa question pour une autre :
— Où est ta mère ?
— Premier, arriva-t-il à articuler en s’avançant.
Un quatrième bureau, presque vide, était situé tout près de celui de son père, du côté d’Eder.
— Au premier ? répéta l’Empereur sans le voir, lorsque son plus jeune fils se fut assis. Cela signifie-t-il qu’elle est avec des invités ?
— Comme toujours, commenta Phon.
Vayne ne répondit pas, rassembla ses forces intérieures pour ordonner sur la table les feuilles qu’il avait amenées, tira vers lui un sceau de son père qui se trouvait là.
— Et comme toujours, des invités exclusivement masculins, jugea bon de compléter la voix mesquine.
Et si Phonmat avait développé une technique « Mesquine » de combat ? Cela aurait expliqué le respect que paraissait lui porter la plupart des Archadiens, alors que ses actions et projets étaient loin d’égaler ceux de son aîné. Ou peut-être aurait-il dû appeler sa dague Mesquine, tout simplement. Cependant, le seigneur Gramis avait la tête occupée à un tout autre sujet :
— Comment as-tu trouvé ta mère, ces derniers temps, Vayne ?
— Il l’a trouvée en faisant le pitre au treizième étage, dit encore Phonmat. Attendez... !
Eder ricanait tandis qu’il mimait l’hésitation.
— Ma mère... ma mère va très bien, répondit Vayne d’une voix plus forte en mettant une lettre de côté.
— Se pourrait-il qu’elle ne souffre de rien malgré sa grossesse ? s’enquit son père dans une question pleine d’espoir.
— Je ne sais pas, mais en ce moment elle n’a pas l’air perturbée et peut marcher sans problème, parler à ses invités et faire tout ce qu’elle a l’habitude de faire.
— Et quels invités ? demanda cette fois l’Empereur. T’a-t-elle dit avec qui elle allait s’entretenir ?
— Le docteur Cid, répondit Vayne.
Le calme qui venait de l’envahir fut de courte durée : ses deux frères, à cet instant précis, parurent encore plus étonnés que la viéra, et au lieu d’un masque d’inquiétude affichaient une face de bonheur – ou de mesquinerie, pour Phon.
— Voilà qui paraît presque normal ! fit Eder dont la voix ne masquait aucunement la surprise.
— Savez-vous pourquoi il est venu lui parler... ? lui demanda Phonmat.
— Non, je l’ignore, répondit le blond d’un ton rêche qui laissait transparaître la faille de l’imperfection. Mais je me le demande.
— Tu l’as dit toi-même ! intervint son père en se tournant vers lui. Quoi de plus normal ? Ne le reçois-tu pas toi-même ?
— C’est vrai, Père. C’est en quelque sorte notre oncle, après tout.
Eder-Cilt avait repris sa voix douce et sérieuse. À présent qu’il y pensait, Vayne avait déjà entendu parler de cet homme, dans un contexte similaire. Un oncle pour ses deux frères. Voilà ce qu’il était.
— Pourquoi voudrait-il parler à Sentia ? s’enquit l’Empereur presque avec fureur.
— Voyons, mon père, vous savez bien que le docteur a un nombre important de projets scientifiques dont il me parle régulièrement ; il a certainement dû quérir l’autorisation de Son Excellence de mener à bien certain d’entre eux, en toute légalité. Certains d’entre eux seraient, à long terme, très bénéfiques pour l’Empire, expliqua Eder.
— Et pourquoi a-t-il besoin de voir spécialement ma femme ? Ne pourrait-il pas demander ces choses à moi ?
— Non, mon père, répondit Phonmat d’une voix mielleuse, il sait bien que vous êtes tout le temps occupé et qui plus est malade, ces derniers jours. De plus, Son Altesse a récemment présenté, lors des réceptions du premier, de vastes projets en ce qui concerne la science à Archadès. Il y en a sûrement un qui a dû intéresser Cid.
— Ah oui ? demanda le seigneur Gramis, le visage calmé à son tour. Et de quel genre de projet s’agit-il ?
Les deux frères aînés échangèrent un regard gêné, sans qu’aucun ne prît la parole dans un premier temps.
— Eh bien ? s’impatienta le père. Si vous savez quelque chose, il faut me le dire. Ne sais-tu rien, toi, Vayne ?
— Non ! s’empressa de répondre le garçon. Elle ne m’en a pas du tout parlé.
Les lèvres d’Eder-Cilt se plissèrent sur le côté en un sourire.
— Un complexe scientifique, si cela n’importune Votre Excellence. Un laboratoire géant, si vous préférez.
— Un laboratoire ? répéta l’Empereur après une courte pause. Et où compte-t-elle le construire, ce laboratoire ?
— Ici même, au centre-ville. Il y a un terrain de l’autre côté de Zénoble.
— De l’autre côté... un grand terrain... oui, sans doute... Et avec quel argent compte-t-elle mener son beau projet ?
— Fortune personnelle, intervint doucement Phonmat.
Le seigneur Gramis resta sans voix.
— Elle a sans doute eu son soûl des associations et des orphelinats, poursuivit sans hésiter le grand brun. Maintenant, elle s’occupe de science, et...
— Si tu pouvais faire de même avec ta propre fortune au lieu de la dépenser dans des investissements douteux et des offrandes inutiles, je te serais déjà reconnaissant ! l’interrompit sévèrement l’Empereur.
Vayne n’avait jamais ressenti autant d’affection envers son père.
— Un laboratoire géant en plein Archadès, se répéta ce dernier tandis que son fils s’était tu. Elle ne m’en a jamais parlé...
— Elle oublie souvent d’informer Votre Excellence de décisions d’une telle importance, déclara Eder d’une voix sérieuse. Avec tout le respect que je lui dois, évidemment.
Cette fois-ci, son père n’émit aucune objection. Le blond poursuivit alors :
— Son Altesse, en plus de recevoir des invités dont nous avons très peu de renseignements, comme l’a fait remarquer mon frère, court de plus en plus fréquemment dans des chemins qui s’éloignent de sa fonction initiale. Vous dites souvent vous-même qu’elle ne vous rend pratiquement plus aucune visite, n’est-il pas ?
— Cela est, mon fils... avoua le seigneur Gramis dans un soupir grognon. Cela est.
— Son état de santé n’est, d’après mon deuxième frère – il jeta un regard audacieux à Vayne – pas une raison suffisante à son immobilité à cet égard. Si on n’entendait guère ses allées et venues, son absence serait excusable, mais il semblerait que madame de Solidor ait des rapports avec tout le monde hormis les Solidor eux-mêmes.
— Ma mère me voit tous les jours, moi, objecta Vayne. Elle ne fait rien de mal et ne vous oublie jamais.
— Toi !
Avec un rire doucereux, Eder releva son regard de ciel sans nuages vers son petit frère une seconde fois.
— Toi, tu ne comptes pas, lui dit-il simplement.
— Et pourquoi ne compterait-il pas ? tonna une nouvelle fois l’Empereur. Sa présence auprès de Sentia est plus que bénéfique. Si grâce à lui je peux avoir de ses nouvelles, comme ce soir, alors il a toutes les raisons de compter.
— Ce que Votre Excellence ne voit pas, reprit Eder sans une seconde de malaise, malgré toutes les qualités que nous connaissons à notre chère mère, est la vacuité qu’est devenue la relation que cette femme entretient désormais avec vous. Si vous avez besoin de son fils pour avoir des nouvelles d’elle, alors quelque chose n’est pas normal. Il faut en discuter pour y voir plus clair. N’importe quelle femme respectable accepte de voir son mari lorsqu’il la mande. Qu’en est-il logiquement de la femme d’un empereur, qui en plus des affaires domestiques doit le tenir au courant des affaires de tout un pays et de ce qui se passe autour ? Qu’en est-il logiquement de la femme d’un homme souffrant d’une soudaine maladie et qui ne peut se rendre lui-même où il le voudrait ? Qu’en est-il logiquement de la femme la plus sollicitée d’Archadia, et dont les qualités légendaires n’apparaissent plus à sa propre famille que sous forme d’ombre et de ragots ?
— Cela suffit, Eder-Cilt, ordonna le père.
— Très bien, dit-il paisiblement. Je suis profondément désolé si j’ai donné à Votre Excellence sujet à fâcherie.
— Non, mon fils, tu ne m’as pas fâché. Hélas, ce que tu dis est la vérité... Mais que puis-je faire face à cela ?
Ce fut au tour de Phonmat de sourire.
— Ce que vous pouvez faire, Excellence ? Beaucoup de choses, dit-il d’un ton assuré. Vous êtes l’empereur d’Archadia, vous avez plus de pouvoir sur elle que n’importe quelle autre personne de sa connaissance.
— Non, rejeta le seigneur Gramis d’un geste rapide de la main, je ne veux pas utiliser la force pour la faire venir. Cela n’arrangerait rien.
— Alors quoi ? Comment un souverain aussi strict que Votre Excellence s’y prendrait-il pour punir une épouse impudente ?
— Je ne te permets pas de proférer un tel mensonge sur elle !
L’empereur avait crié, la paume abattue sur la table dans un fracas résonnant. Il s’était également levé, et ses yeux fulminaient de rage en direction de Phonmat. Eder-Cilt, quant à lui, abattait sur son frère un regard lourd de reproches. Mais Phon, sans le voir, et après un instant de stupeur, referma sa bouche béante et alla en direction de son père, l’invitant à s’asseoir et baisant sa main.
— Je vous présente toutes mes excuses, dit-il avec moins d’assurance.
Lorsqu’il releva la tête, son frère aîné émit une sorte de sifflement très fin, le visage tourné vers la fenêtre. Phonmat ajouta alors :
— Je n’aurais jamais dû dire ce mensonge, vous avez totalement raison, c’est moi qui ai été malotru en lui manquant de respect.
Et il revint à sa place. Pendant les cinq minutes qui suivirent, pas un mot supplémentaire ne fut entendu. Vayne soupirait, ravi de cette paix éphémère, et poursuivait sa lecture et ses réponses sans penser au reste. Eder jetait de brefs coups d’œil à un grand livre qu’il avait ouvert devant lui, et Phon mirait son avant-bras droit sans se lasser. À partir d’un moment, Eder-Cilt leva son regard en tortillant l’une de ses courtes mèches blondes. Tout à coup, l’Empereur se leva :
— Ah, où ai-je encore mis cette potion ? Il faut que j’en reprenne avant d’aller me coucher...
Dès que son pas lent eut atteint l’extrémité de la pièce principale, Eder-Cilt questionna :
— Phonmat Arachis, pouvez-vous me donner une seule raison qui justifie que cette femme s’est approprié le treizième étage de ce Palais ?
Phon se mit à ricaner.
— C’est vrai, poursuivait son grand frère ; pourquoi pas le vingt-et-unième ? Le onzième ? Pourquoi le treizième en particulier ? Seul moi y avais droit ! Ce qui relève du nombre treize n’appartient qu’à un digne descendant d’Ashlesha[Eder-Cilt a pour signe du zodiaque le Serpentaire (situé entre le Scorpion et le Sagittaire en astrologie non traditionnelle), également appelé « le 13e signe du zodiaque », et dont l’éon (invocation dans Final Fantasy XII) a pour ascendant Ashlesha].
— Elle n’a dû trouver que cela à l’époque... fit le grand brun en se balançant sur sa chaise. Le seul terrier où se cacher ! Et si cela pouvait déposséder quelqu’un, tant mieux !
Eder riait à son tour. Vayne regrettait que les rares fois où il le voyait faire fussent lors d’occasions aussi calomnieuses, car il était vrai qu’il avait un très beau rire – un rire solaire, comme dirait le juge Drace.
— L’usurpatrice ne nous donne pas seulement matière à plaisanter, déclara le blond à voix plus basse. Votre intervention n’était pas très habile, Phonmat.
Phon mit quelques secondes à comprendre puis s’exclama d’une voix étouffée :
— Oh oui ! J’ai mal joué, aujourd’hui. Mais avez-vous bien entendu comment il m’a répondu ? Elle l’aveugle complètement !
— Nous devons faire quelque chose, approuva Eder en fixant un coin de la pièce.
— D’ici peu, Père n’aura plus aucune influence sur ce qui se décide dans son pays !
— Il faut en arriver à l’empêcher d’agir en quelque matière que ce soit sans l’accord de notre père. Cela devient urgent.
— Vous connaissez son caractère ! lança Phon d’un air dégoûté. Nous pouvons être sûrs qu’elle ne se laissera absolument pas convaincre aussi facilement.
— Alors nous devons y mettre les moyens, déclara calmement son grand frère.
— Vous ne pourrez jamais parvenir à la rapprocher de Père, que ce soit par les mots ou par les gestes.
Vayne avait parlé, mais il ne savait pas d’où lui était venue la force extraordinaire qui lui avait fait ouvrir la bouche dans une pièce où ne se trouvaient que ses deux frères et lui.
— Oh, pour sûr ! s’écria gaiement Phonmat. Ce n’est pas avec lui qu’elle s’amuse... Tant qu’il est assez soumis pour la laisser jouer avec son empire et passer ses nuits avec l’autre, elle n’aura jamais aucune raison de venir lui parler, quoi qu’on fasse.
Vayne soupira encore, mais cette fois-là ce fut un soupir de lassitude.
Toutes les oreilles attentives du Palais impérial savaient bien qui était « l’Autre », ce fantôme inventé par quelque servante s’ennuyant dans un couloir. C’était « Lui », « l’Amant », la fameuse personne qui avait un pouvoir souverain sur Sentia Solidor, et un empire complet sur son cœur. Certains allaient jusqu’à affirmer avoir vu son ombre à travers un rideau du treizième, avec celle de l’Impératrice. Et évidemment, les cancans allaient bon train lorsqu’il s’agissait de déterminer son identité : soldat, valet, jardinier, cuisinier... aucune hypothèse n’était épargnée ; on avait même entendu, à un moment donné, des accusations visant un juge bien placé. Vayne, au-delà du fait que la rumeur de l’amant tombait à pic pour les réquisitoires des détracteurs de Sentia Solidor, ne comprenait pas comment on pouvait passer son temps à ternir ainsi l’image de la plus importante femme du pays – et même d’Ivalice, à ses yeux – par une invention d’une telle effronterie. Parce que c’était bien connu : l’esprit et le cœur de l’Impératrice étaient depuis longtemps impénétrables, et jamais il ne lui viendrait à l’esprit de trahir son auguste position. De plus, il avait toujours fait partie de l’environnement intime de Sentia, lui, et d’autant que sa grande mémoire s’en souvînt, il n’avait jamais vu d’homme entrer dans la chambre rose du treizième. Pas même son père, d’ailleurs, mais il se disait que lorsqu’on avait une grande famille et tout un empire à surveiller constamment, on n’avait pas forcément le temps de passer des soirées pétulantes en compagnie d’un époux âgé de vingt ans de plus. Et pourtant, autant que sa mère lui parlait constamment de l’Empereur en termes d’ennui et de découragement, il savait exactement quelle était la vérité, qu’elle n’avait jamais cessé de le garder à la place qu’il méritait dans ses pensées et dans son cœur.
Eder-Cilt leva les yeux vers le plafond.
— Ah, quand il s’agit d’aimer... on ne peut pas lui reprocher de mal faire son travail, dit-il de sa voix douce et rêveuse. Seulement, elle ne sait pas aimer les bonnes personnes.
Vayne eut un grognement d’agacement. Il savait précisément à quoi son frère faisait référence ; les dîner du premier où Sentia racontait en détail les dérapages de la passion amoureuse en guise de dessert avaient fait fureur, fut un temps. Pour lui, il ne s’agissait que d’évocations romancières devant, en général, des invités issus du milieu littéraire et dramatique, mais évidemment, il avait fallu que les mauvaises langues en conclussent immédiatement à de nouveaux manquements à son devoir d’épouse de l’Empereur.
— Et c’est justement cela qui est inadmissible, reprit Eder en abaissant son regard sur Vayne. Cette femme nuit à tout, et se montre devant Son Excellence sous son meilleur jour... un jour qui n’a jamais existé.
— Mon frère ! supplia Vayne une nouvelle fois. Ne me dites pas que vous aussi, vous croyez à ces choses infondées... !
— Infondées ? se moqua Eder. Tu réaliseras un peu plus tard les dégâts que ta mère a laissés dans l’histoire d’Archadia.
— Lui aussi ? répliqua Phon, piqué au vif. Tu insinues, petit, que je suis moins intelligent que mon frère, pour croire à ces faits que tu juges faux ?
Sans attendre de réponse, il se leva et alla taper dans le dos de son frère aîné.
— Pas du tout ! Nous sommes pareils, tu vois ? Tout ce que ce gringalet a accompli, il l’a fait avec moi. Son Excellence nous estime exactement de la même façon, lui et moi.
— Pour cela, vous pouvez repasser, Phonmat, nuança Eder avec un accent ironique.
— Alors quoi ! s’exclama le brun. Vous niez que notre père m’apprécie autant que vous ?
— Si vous restiez plus longtemps à nous aider au lieu d’aller vous baigner à la plage, ainsi qu’à étudier l’état des finances nationales au lieu de celui de votre bronzage, il serait déjà plus tranquille.
— Tranquille ?
Le pas du seigneur Gramis se fit entendre, et Phonmat rejoignit sa place aussitôt.
— Je n’ai jamais été tranquille.
— Vous conviendrez, Excellence, enchaîna Eder-Cilt avec une condescendance extrême, que vous seriez également plus tranquille si Son Altesse s’effaçait un peu plus, pour ne pas vous donner du chagrin.
— S’effacer ?
Le ton de l’Empereur était de nouveau menaçant, mais lorsqu’il se rassit, ce furent des yeux presque désolés qu’il releva sur son premier fils.
— Oui, peut-être. Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, je ne serais pas tranquille non plus si sa présence publique disparaissait.
À ce moment précis, Vayne adressa au blond un regard de défi, mais Eder-Cilt prit soin de ne pas le croiser. Phonmat en profita pour répéter à son père :
— Je m’excuse, Père, des vilaines paroles que j’ai dites tout à l’heure.
— Allons, mon fils... cela est déjà oublié.
Le sourire de Phon se dessinait sur toute la largeur de son visage. Il savait tant être un « fils à scandales », comme l’appelait volontiers Sentia, mais finissait toujours par se faire pardonner et chérir. Et avec les années, il avait bien compris que l’Empereur le préférait même à lui, Vayne, qui n’était jamais sorti du Palais sans sa mère et ne disait jamais rien de mal. Phonmat, de son côté, aimait tant sortir qu’il ne rentrait que rarement, surtout lorsqu’il faisait chaud et qu’il pouvait passer sa journée à la mer, avec la musique et ses prétendantes du moment. Il adorait tellement cet endroit que le détroit de Naldoa[mer d’Ivalice, bordant notamment le sud d’Archadia et Port Balfonheim] et la côte alentour furent baptisés en son nom[côte de Phon, région explorable dans Final Fantasy XII].
— Aussi bien entouré et bien expérimenté que je le suis... poursuivit le père, je ne peux pas me passer de la présence de Sentia pour gouverner. Cela est impossible. Son rôle est beaucoup trop important.
— S’il est trop important, pourquoi ne pas le réduire ? interrogea Eder.
— Sentia... n’a pas un rôle qui se réduit.
— Pourtant il devrait l’être, surtout si ses décisions sont prises sans vous concerter et sans que vous les approuviez. De plus, elle est loin d’être la seule à déteindre cet effet sur vous.
Gramis fixa fermement son fils, qui avait pris une très sérieuse expression, puis prit une profonde inspiration.
— Dans un empire comme celui-ci, se baser sur l’avis d’une seule personne s’avère extrêmement dangereux, puisse-t-elle être l’Empereur lui-même. Depuis que Sentia est là, j’ai appris à élargir mes horizons, à être un souverain plus ferme avec l’extérieur et plus clément avec l’intérieur. J’ai appris à servir mon peuple, et uniquement mon peuple, sans toutefois me lancer dans des guerres contre mes voisins si celles-ci ne me font gagner aucun avantage. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai jamais eu à me plaindre de ses efforts pour consolider Archadia, et j’ai toujours approuvé chacune de ses décisions. Dès le début, je lui ai laissé la liberté d’organiser toutes les opérations qu’elle jugeait nécessaires, inviter et suivre quiconque était intéressant à ses yeux, et construire tout édifice qu’elle voulait voir dans le pays. Je lui ai laissé cette liberté sans aucune condition.
Eder-Cilt et Phonmat n’avaient plus de mots.
— C’est pourquoi, mon fils, tu ne peux pas l’accuser de prendre des décisions sans m’en parler au préalable, puisque je l’ai affranchie de cette obligation. Je l’en ai affranchie avant même de l’avoir épousée, à vrai dire.
— Et ne vous est-il jamais venu à l’esprit...
Eder pivota rapidement sa mine la plus sombre vers la phrase que Phon venait d’entamer.
— Euh... je veux, dire, Excellence, que Son Altesse effectue un travail remarquable, mais n’est-il pas possible, quelque part, qu’elle ait accepté de vous épouser uniquement à cause de cette liberté ?
Gramis se tourna vers lui sans se fâcher.
— Je ne souhaite pas revenir sur ces circonstances, mon garçon, mais il me semble que vous pouvez faire confiance à votre père. En choisissant Sentia, j’ai pensé à l’intérêt d’Archadia autant qu’au mien. C’est pourquoi j’ai décidé qu’elle serait en tout mon égale, et qu’on lui devrait des comptes autant qu’à ma personne.
— Votre égale ? répéta Eder hébété. Mais, Excellence... c’est une femme !
— Et alors ?
Vayne, le cœur battant, s’était permis d’intervenir. Eder-Cilt se tourna vers lui et expliqua d’une voix adoucie :
— Et alors, petit frère, si tu épouses un jour une femme et que tu deviens empereur d’Archadia...
L’une comme l’autre des hypothèses dut sembler absolument hilarante pour Phonmat, puisqu’à cet instant il éclata d’un grand rire, sans que cela perturbât le moins du monde l’élan de son frère aîné :
— ... accepterais-tu que cette femme ait les mêmes pouvoirs que toi ? Lorsque tu seras malade et que tu auras toute une équipe d’hommes d’armes et de magistrats compétents à ton service, serait-ce à elle que tu lèguerais toutes tes responsabilités ? Pourrais-tu seulement te reposer en paix, sachant toutes les clés de l’Empire à la merci d’une... d’une femme ?
— Quelles responsabilités ? Cela dépend, répondit vaillamment le garçon. Je pourrais décider de lui confier les domaines dans lesquelles elle se sera montrée compétente. Et quoi qu’il en soit, tout cela est régi par des accords, et je ne supporterais pas que l’on remette en question ces accords.
Ces mêmes accords qui plaçaient l’Impératrice au même rang que l’Empereur, après la révision de la Constitution par Sentia elle-même, cimentant le décret de son époux. Ils stipulaient entre autres notions de respect et de loyauté qu’on lui devrait, une mention spéciale : quiconque attentait à sa vie devrait répondre de la sienne, même si l’attentat n’était pas tout à fait prouvé. C’est-à-dire exactement la même réservée à l’Empereur... plusieurs nobles langues de l’Empire s’étaient élevées contre cela, parce que, comme Eder, elles répétaient qu’une femme ne pouvait pas tenir un tel rang, mais le seigneur Gramis avait rappelé à l’ordre toute la sphère politique en approuvant l’amendement de son épouse, rappelant le caractère indispensable de celle qui, désormais, régnait à ses côtés et non plus dans son ombre, comme les couples de Solidor précédents. Une suprématie ainsi renforcée assurait par conséquent la sécurité de toute la famille souveraine, et personne n’était censé avoir quoi que ce fût à redire.
Vayne se tourna vivement vers son père, espérant un signe encourageant de sa part, mais l’expression de l’Empereur était totalement neutre.
— Il est toujours utile, finit-il par commenter, de se remettre en question, mais il y a certains faits et êtres pour lesquels cela n’a aucun sens. De plus, mes fils, votre suggestion résonne singulièrement dans mes oreilles, lorsque je sais que c’est Sentia qui vous a élevés tous les deux, a veillé sur vous et vous a appris dans beaucoup de domaines tout ce qu’elle avait été capable d’apprendre elle-même.
— Nous ne nions pas que notre mère se soit montrée parfois gentille et patiente avec nous, entama Eder.
— ... Parfois, crut bon d’insister Phon.
— Mais cela ne l’a pas empêchée de faire des erreurs vis-à-vis d’autres personnes que nous, acheva son frère.
Vayne était scandalisé. Pourquoi chercher des fautes lointaines lorsque la seule lumière dont on eût besoin était là pour nous protéger ? Il n’aurait jamais émis un tel commentaire. Sa mère n’avait jamais manqué de le voir chaque soir qu’elle se trouvait au Palais, ni de consulter son pouls, sa température, et son alimentation, et encore moins de l’étreindre en lui transmettant tout son courage. Comment pouvait-il songer un seul instant à chercher des causes extérieures pour réduire ses pouvoirs lorsqu’elle lui procurait tant ? Était-ce à cela qu’il devrait réfléchir, s’il devenait empereur ? Devrait-il renoncer à toutes les félicités simples de son existence ? Si c’était le cas, alors pour rien ne monde il ne souhaitait prendre la place de son père. Plutôt subir une catastrophe et tomber en disgrâce.
Eder-Cilt adressa un regard entendu à Phonmat, et tous deux, durant les minutes qui suivirent, ne levèrent pas leurs yeux de leurs tables. Vayne, quant à lui, poursuivait sa lecture silencieusement, et se garda de demander conseil à son père lorsqu’il hésitait sur la réponse à donner à une requête. Il s’était souvenu de quelques mots de sa mère : « Même si tu as toutes les cartes entre tes mains, ne les utilise qu’en dernier recours : fais d’abord confiance à ce que tu as dans la tête. Tu t’apercevras alors que tu peux aller beaucoup plus loin que tu ne le pensais. »
— Je pense que nous allons nous retirer, Père, annonça soudain Phonmat.
Sa face ronde présentait un sourire gêné tandis que la silhouette massive se levait.
— Bonsoir, Excellence, ajouta Eder en s’inclinant.
— Bonsoir, mes fils... et ne manquez pas de revenir me voir.
— Aucun fils ne peut manquer à ce devoir, assura le blond en se redressant. Au revoir, petit frère !
Il fit un signe très discret de la tête en direction de Phonmat, et les deux jeunes seigneurs quittèrent la pièce du trentième étage.
C'est du moins mon ressenti. La suite m'indiquera peut-être que je fais fausse route. o_~
Merci de ton passage ^.^ J'aime bien les 2 frères, il se peut qu'on les retrouve bientôt... (ou pas)? Quand à la naïveté du petit, vu les principes qu'il se grave dans la tête, il tient à sa sérénité (ou pas)!
J'aime beaucoup le théâtre donc il y aura peu d'actions à l'échelle de l'Empire, plutôt planter une (longue) scène ici et voir les répercussions là ^^ et la carte complète est très récente (j'ai dû tout inventer) mais j'ai bien prévu de l'exploiter :)
Merci de croire en Vayne! A voir si cette évolution, quelle qu'elle soit, s'accompagne de cette crédibilité que tu commences à jauger pour mes personnages (et je te remercie beaucoup pour cela *.*)!