Cela fait plusieurs semaines que Sofia doit avoir cette conversation. Cela fait plusieurs semaines que ce n’est jamais le bon moment, car elle préfère toujours opter pour la tranquillité d’esprit d’une journée sans accroche avec Baptiste. Déjà qu’ils se voient peu, elle veut en profiter.
Mais cela fait plusieurs semaines aussi que Sofia a compris que la discussion est inévitable. En réalité, c’est plutôt elle qui l’a évitée. Elle avait un temps cru que Baptiste avait compris son point de vue, quand elle lui a dit l’année dernière qu’elle ne voulait pas d’enfants et qu’il lui a répondu qu’ils n’étaient pas obligés d’en avoir, qu’ils étaient bien, dans leur vie à deux. Pourtant, depuis le pique-nique sur les bords de Garonne, l’alarme a retenti.
Baptiste veut encore des enfants.
Elle a attendu jusqu’ici pour lui en reparler, mais ce soir, c’est insoutenable. Car ce soir, Mamie Gertrude en a remis une couche, Tatie Rosaline lui a demandé pour l’alcool, et Baptiste a répondu avec une parfaite langue de bois. « Chaque chose en son temps. » Il n’a pas dit que cela n'arriverait pas.
Elle ne l’a pas dit d’ailleurs, mais elle ne se le reproche pas à elle-même.
Le monde n’est pas prêt.
Tant et si bien que jusqu’à ce soir, elle n’était pas prête à en reparler à Baptiste. Mais alors que le monde fête l’arrivée au monde de l’enfant prodige, elle doit répéter, elle, que le sien n’arrivera pas. Et ce soir, ce sont quelques coupes de champagne agrémentés de nombreux verres de vin qui lui donnent le courage de ne pas prêter oreille à ses monstres d’appréhension pour parler enfin à Baptiste.
Elle le guette tandis qu’il la rejoint au lit, sautillant sur ses pieds pour se réchauffer jusqu’à regagner le lit et s’emmitoufler sous la couette. Il se retourne vers elle et lui demande d’un regard fatigué :
— Tu éteins la lumière ?
— Il faut qu’on parle, chuchote Sofia.
Baptiste fronce les sourcils. Ses pupilles insistantes la somment de s’expliquer, mais Sofia a du mal à se lancer. Elle ouvre la bouche quelques fois, avant de la refermer pour mieux réfléchir aux meilleurs mots pour commencer cette discussion délicate.
— Je dois m’inquiéter ? demande-t-il à voix haute.
— Moins fort ! Mes parents pourraient nous entendre.
— Alors ? souffle-t-il.
Sofia ferme les yeux et prend une longue inspiration.
Quand je les ouvrirai à nouveau, là, je foncerai. Il n’y aura plus de retour en arrière possible.
Et, tandis qu’elle expire, elle ouvre les paupières pour retrouver Baptiste qui est sorti de la couette pour s’adosser contre le mur.
— Parfois, j’ai l’impression que tu veux quand même des enfants, lâche-t-elle enfin.
Elle a parlé vite. Elle a parlé bas. Mais surtout, elle a parlé sans le regarder. À la fin, elle lui jette un coup d’œil rapide, comme pour s’assurer qu’il est toujours bien en place.
— Je n’ai pas le droit d’en vouloir, maintenant ?
— Je croyais qu’on avait dit l’an dernier que… Enfin tu sais, on en avait parlé.
— Tu m’as dit que tu ne voulais peut-être pas d’enfant l’année dernière. Et alors ?
— Et alors ? Tu as oublié cette conversation, depuis ?
— Je ne l’ai pas oubliée. Comme je n’ai pas oublié que depuis que je te connais, tu as déjà changé d’avis sur la question. Que je sache, rien n’a jamais été définitif.
— Qu’est-ce qui ne te semblait pas définitif dans le « je ne veux pas d’enfants » ?
— Ecoute Sofia, est-ce que tu veux vraiment avoir cette conversation maintenant ? Il est tard, là.
— Pour que tu redises demain au petit-déjeuner à Mamie Gertrude qu’on finira bien par en avoir ? Et que tu lui parles des six chambres dans la Creuse ?
— Il n’a jamais été question d’aller dans la Creuse, pour commencer, et nous ne devons rien à Mamie Gertrude. Nous pourrons en parler tranquillement à l’appartement.
— Tu l’as entendue ! Lui « offrir » un petit-enfant ! Qui dit ça ?
— Quelqu’un qui pense que notre couple agit selon l’ordre des choses.
— Il n’y a pas d’ordre des choses. Il y a des humains, avec des désirs. Et en l’occurrence, vouloir ou non des enfants n’a rien à voir avec l’ordre des choses.
— Donc c’est ta position ? Tu ne veux pas d’enfants ?
— Je pensais pourtant que j’avais été claire.
— Et moi, je pensais que tu changerais d’avis.
Il a parlé plus fort, ce qui lui vaut un « chut » excédé de Sofia. Pour cette fois, elle aimerait le faire taire, et non seulement parler moins fort. Elle aimerait arrêter la conversation ici, et ne plus jamais la reprendre. Rester sur un statut quo d’incompréhension mutuelle sans que rien ne soit acté, mais elle sait qu’elle doit aller au bout de cette discussion. Il est trop tard pour faire marche arrière.
— Et moi, je pensais que tu avais compris. Tu vois, à trop penser, on oublie de se parler de l’essentiel.
— Comment tu peux être sûre que tu ne changeras pas d’avis ?
— Et toi, pourquoi tu n’acceptes pas ce que je te dis ?
— Parce que c’est un sujet important, pour moi. Et pour Mamie Gertrude, apparemment aussi.
— Je croyais qu’on était bien tous les deux ? Tu nous imagines vraiment, nous, avoir un enfant ? On n’a déjà pas le temps de vivre !
— Tu crois qu’ils font comment, les autres ?
— Ils choisissent de faire, déjà. Du moins certains. Et parce que d’autres gens acceptent de subir des choses, tout le monde devrait accepter à son tour ? Je croyais qu’on était au vingt-et-unième siècle.
— Et moi je croyais que je m’étais engagé avec quelqu’un qui un jour voudrait fonder une famille.
Sofia se fige. Sa respiration se saccade. Ça y est, son couple vient d’atteindre ce point de rupture qu’elle redoutait. Tout va être l’affaire de ce qui va suivre, à partir de maintenant.
— Tu ne peux pas me dire ça.
— Et toi tu ne peux pas me mentir. Tu ne peux pas me dire quand on se rencontre que tu rêves d’être mère, et m’en vouloir aujourd’hui car tu as des doutes.
Sofia roule sur son dos jusqu’à ce que ses yeux fixent le plafond. Elle reste, là, silencieuse, pendant de longues secondes, à fixer cette couche de peinture manquante dans un recoin.
Baptiste souffle, et se laisse choir à son tour pour fixer dans la même direction. Leur main ne se touche pas, et l’espace entre eux semble s’agrandir à l’infini, jusqu’à devenir un gouffre dans lequel Sofia craint de tomber. Elle ne s’en relèverait pas. Tout défile sous ses yeux. Les cartons de déménagement. Baptiste, qui lui dirait au revoir en chargeant le dernier dans son coffre avant que sa C3 ne tourne à l’angle de leur rue. Ces jours à le regretter à chaque fois que ses yeux croiseraient le regard d’un homme. Celui où elle apprendrait qu’il a rencontré quelqu’un d’autre. Qu’il aurait alors des enfants.
Et tout ça, sans elle.
Sofia aime bien trop Baptiste pour accepter le moindre acte de ce scénario.
Alors, elle saute. Elle roule jusqu’à lui et love sa joue sur son épaule. Une larme coule sur sa joue, puis une autre, et bientôt, c’est un torrent incontrôlable qui la fait chavirer. Elle tremble, elle renifle. Elle aimerait le faire en silence mais elle n’y parvient pas. Toute la maison doit l’entendre, mais elle n’y peut rien.
Baptiste lui caresse les cheveux, mais ne dit rien. Ses yeux sont toujours rivés sur le plafond. Il y a beaucoup de choses qu’il devrait dire à Sofia, mais elle lui semble trop frêle. Trop susceptible, et surtout, trop bourrée pour continuer cette conversation. Alors, il continue d’entortiller ses doigts dans les mèches bouclées de Sofia jusqu’à ce que ses reniflements ne laissent place aux ronflements. Et, dans un ultime effort, il dépose un baiser sur son front avant de lui tourner le dos pour mieux dormir de son côté.