« Je vais te raccompagner à tes appartements, signala Kyn. Je pense que tu as besoin de temps et de repos. »
Trop préoccupé par ce qui emplissait son esprit, Cole restait bloqué, les nouvelles tournant en boucle au point de créer un brouhaha obsédant. Marcher en compagnie de Kyn – même brièvement – l’aiderait à toucher terre.
Conscient que l’échange touchait à sa fin – et sans doute marqué par le rôle qu’il venait de jouer –, Cheshi se leva, ouvrant la porte pour inviter ses subalternes à quitter les lieux. Le départ s’opéra dans ce silence épais, qui avait accompagné les trois quarts de la discussion. Kyn salua le secrétaire – qu’ils croisèrent dans le hall administratif – puis répondit aux différents garde-à-vous des membres de la garnison. Derrière lui, Cole suivait, le visage fermé et le regard dur. La vie grouillante du fort ne suffisait pas à lui rendre un semblant d’énergie et il évoluait par réflexe, guidé par Kyn.
L’aspect labyrinthique du bastion les contraint à marcher longtemps avant de rejoindre les quartiers hauts, où résidaient les officiers. La chambre allouée au sergent étalait un espace restreint, mais bien organisé, où Cole avait soigneusement rangé ses affaires. Ses effets personnels se cachaient dans l’armoire fermée à clef, et les papiers d’étude montaient en tour millimétrée, d’où rien ne dépassait.
« Je vois que tu n’as pas gagné en souplesse, releva Kyn.
— J’aime ce qui est ordonné. On y voit plus clair.
— Te connaissant, la situation actuelle doit te rendre fou, et t’en rappeler une autre, tout aussi douloureuse. »
Décidé à ne pas montrer la moindre faiblesse, Cole présenta à son supérieur un visage fermé, qui ne laissait passer aucune donnée émotionnelle. Son esprit déjà tourné vers l’avenir, le sergent sortit une carte du pays, qu’il déroula sur l’écritoire.
« Je n’ai pas le temps pour les souvenirs, il y a trop à faire. Je suppose que si vous m’avez raccompagné, c’est que vous bénéficiez d’informations supplémentaires et que vous désirez me les communiquer, je me trompe ? »
Il n’y avait qu’une seule chaise dans la pièce et Kyn s’en empara, installant sa grande carcasse qui craquait de partout. Contrairement à Cheshi, il ne prenait jamais de pincette : touchait droit au but sans zigzaguer.
« Je n’ai pas fait remonter au capitaine, tout ce qui s’était dit durant le conseil.
— Pourquoi ?
— Il est trop vieux. Cheshi était un homme incroyable, mais il ne connaît plus le monde politique et trop de choses lui échappent. Je préfère en parler directement avec toi, et te donner en main des dés qui ne seront pas pipés. »
Malheureusement, les officiers supérieurs se raréfiaient, et l’exemple de Cheshi n’était pas un cas isolé. Une grande partie de la jeunesse militaire avait perdu la vie au cours de la Ligne Verte, et les quelques personnes restantes – souvent dépassées par l’évolution de leur propre société – devaient attendre la relève et conserver leur poste.
« Que s’est-il passé ? Que n’avez-vous pas dit au capitaine ? »
Contrairement à Cheshi, Kyn ne fumait pas la pipe mais consommait la siyji, un rouleau garni d’herbes aux vertus apaisantes. La pratique – empruntée aux nomades – faisait fureur chez les plus jeunes et agaçait les plus âgés. Tandis qu’il cherchait ses mots, il tira de sa veste un étui avant de le tendre à Cole, qui refusa. Il connaissait l’impact de cette pratique sur la dentition, et préférait éviter de voir son émail jaunir.
« Le roi ne contrôle rien, annonça finalement Kyn. Si le plan vient de lui, sa mise en place a été orchestrée par son fils, en grande partie dans le dos de son père. Nous sommes beaucoup trop loin de la capitale pour savoir tout ce qu’il s’y passe, mais ce qui couve là-bas est inquiétant. Olivien est un monarque dynamique mais il vieillit, comme toute sa génération, et celle qui pousse derrière a soif de changement.
— Ce n’est pas nouveau. Le roi a lui-même jeté son père à bas du trône, mais ça nous a apporté de belles choses, non ?
— La sédentarisation forcée des nomades, les conflits internes, une modernité galopante, un appauvrissement du pays… la liste est longue.
— Mais aussi la stabilité avec la Ligue, toute une partie du territoire aménagée par de grands travaux, l’évolution sociale, le progrès quotidien… Désormais, plus de gens maîtrisent la lecture et l’écriture, ce n’était pas le cas avant.
— Non, Jessieh. Tu ne t’en rends pas compte, mais tu es un privilégié. Olivien sait vendre sa vision de l’avenir, au point que la population y adhère sans réfléchir ; mais la réalité brille moins que le projet et cache une vérité grave : sans Olivien, tout son système s’effondre. Son fils n’a ni sa force ni son envergure, et il ne pourra pas maintenir ce qui a été créé. Toutes les faiblesses des nouvelles réformes vont éclater à la succession, et ça commence maintenant. Olivien nourrit une bande de requins qui n’attend qu’un faux pas pour le déchiqueter. Si le roi actuel sait s’en préserver, ce n’est pas le cas de son héritier, et ce que tu vas vivre est le résultat direct de ce que je te dépeins. Le groupe que tu encadres n’a pas été créé pour ajouter du poids à la future plainte auprès de la ligue, mais pour des enjeux politiques. Si Mons n’est qu’un malchanceux, les trois autres ont été sacrifiés dans le but d’affaiblir l’aura d’Olivien. »
Kyn se permit une pause, offrant à son interlocuteur l’occasion de tirer ses propres conclusions. Cole connaissait suffisamment le système olien pour cerner le problème, et il proposa ses constats :
« Les Connors sont de fidèles partisans du roi et il en va de même pour le clan Hughes. Quant à Ichab, j’ai cru comprendre qu’il découlait d’un “tutorat” mis en place pour contrôler la fougue des tribus nomades les plus virulentes. La disparition de ces trois personnes va forcément affaiblir la position de notre souverain.
— Au profit d’un héritier qui aura l’occasion de briller. En tout cas, c’est ce qu’il pense.
— Je ne savais pas le prince si à l’aise en politique, s’étonna Cole. Je ne suis pas allé à Olia depuis longtemps, mais les officiers de ma connaissance n’accordent aucun crédit à ses capacités. Je suis surpris qu’il développe des manipulations pareilles.
— Il n’en est pas capable, rectifia Kyn. Ce sont d’autres qui s’en chargent. »
Cole serra les dents. Non seulement il se trouvait contraint de sacrifier sa vie mais, en outre, il ouvrait la brèche à des personnes dangereuses, avides de pouvoir, qui menaçaient ce que le roi peinait à bâtir.
« Et ce n’est pas tout…
— Vous avez encore de bonnes nouvelles ? »
Kyn alluma sa siyji, conservant son détachement usuel.
« Tu ne seras pas le plus haut gradé de cette mission. L’affaire est trop importante pour ne confier les rênes qu’à un sergent, vous serez donc supervisés par un colonel.
— Un colonel ? s’étonna Cole. C’est un rang élevé… Je suis surpris que l’armée accepte de sacrifier un officier formé. Il doit représenter une menace. »
Kyn confirma mollement, portant son rouleau d’herbe jusqu’à sa bouche. Son nez laissa échapper une fumée très blanche, et un sourire désabusé étira la peau sans ride du lieutenant.
« Tu n’as pas idée… et je sais que tu peux trouver son identité par toi-même. Quelques indices : il est unique en son genre et s’active actuellement au sud, où on lui a confié la charge de pacifier le territoire et éliminer les dernières poches de résistance nomade. Tu l’as ? »
Le visage de Cole se décomposa. Vu la précision des indications, il ne pouvait pas se tromper.
« Delais-Caval ? Le conseil a donné une mission suicide à la colonelle Delais-Caval ?
— La première femme de l’armée n’aura pas fait long feu. Quand je te dis que quelqu’un est en train de nettoyer les problèmes et saper l’autorité du roi, tu comprends mieux ? »
Eve Delais-Caval n’était pas uniquement la première – et seule – haute gradée, mais aussi une conscrite de Cole. Ils avaient suivi la même formation, évolué ensemble et noué des liens d’amitié assez forts pour leur permettre de ne pas se marcher sur les pieds – un petit miracle dans cet enfer des officiers. Profondément moderne – et dérangeant pour son époque –, le roi Olivien voulait généraliser l’entrée des femmes dans des domaines très masculins, ce qui passait mal auprès de l’opinion publique. Évidemment, le monarque n’innovait pas dans une optique d’égalité : il cherchait simplement la main-d’œuvre là où elle se trouvait. Delais-Caval se présentait comme une sorte de prototype : l’exemple impeccable d’un premier test, qui justifierait l’ouverture de l’armée aux soldates. Autant dire que son échec était attendu, et qu’il décrédibiliserait l’ensemble de sa carrière.
« Le roi accepte ça ? Si vous et moi sommes à même de comprendre ce qu’il se joue en coulisse, il le peut aussi !
— À mon avis oui, il a très bien cerné le problème : mais s’il agit il discrédite son fils ; or il n’a aucun autre héritier et il sait très bien qu’une absence de descendance laisse la porte ouverte aux dents longues. Le connaissant il est déjà en train de chercher une solution et c’est pour ça que je vais te dire la chose suivante, Jessieh… »
Dramatique dans son approche, Kyn savoura l’impatience de son protégé, avant de poursuivre :
« Rien ne vous oblige à mourir. L’ordre n’a aucun sens, la mission n’a aucun sens, tout ce qui vous pousse vers la frontière n’est qu’un amas de merde que vous n’avez pas à subir.
— Et comment puis-je éviter le pire ? En priant ?
— À toi de trouver. Le trajet est long jusqu’au fort qui vous accueillera, et tu auras tout le temps d’y réfléchir. Le roi n’a pas validé tout ça, il est aussi pris au piège que tu l’es.
— C’est ce que vous pensez, ça ne veut pas dire que vos hypothèses sont correctes. Que se passera-t-il si nous repartons sans guerre, ni paix ?
— Tout restera comme avant. Rien ne changera.
— Mais mes hommes et moi nous serons punis pour le principe, fit remarquer Cole.
— Quel principe ? Officiellement, vous devez ratifier un traité : Anor peut tout simplement refuser.
— Il nous tuera.
— Montre-toi plus malin.
— Comment ? En trahissant mon pays ?
— Non, bien sûr que non.
— En désertant ?
— C’est une possibilité. Il y en a d’autres. »
Profondément choqué, Cole se détourna. Il replia sa carte, puis la déplia nerveusement, ce à plusieurs reprises.
« Je suis un soldat, j’exécute les ordres.
— Un soldat meurt stupidement, mais un patriote réfléchit à ce qui apportera aux générations futures. Quand tu as débarqué ici, encore tout petit, tu ne savais pas faire ce qu’on te demandait, tu remettais tout en question. C’est pour ça que je t’ai formé : pour que tu gardes l’esprit aiguisé et ton libre arbitre.
— Non. Si tout le monde commençait à suivre son propre avis, ce serait une catastrophe.
— Ou une autre manière de concevoir nos vies. L’ancien système est dépassé.
— Vos pensées sont dangereuses.
— Elles sont différentes. Ce qui est différent fait peur, mais ça ne veut pas dire que c’est mauvais. Plonge dans cette peur, Jessieh, comprends-la… et deviens quelqu’un qui pourra bouleverser l’ordre établi.
— Quand la colonelle nous rejoindra-t-elle ? demanda brusquement Cole, coupant court au débat.
— Elle vous attendra à Kantaï ».
Emporté par son discours, Kyn s’était levé, le regard brûlant et les gestes plus vifs. Conscient qu’il ne devait pas bousculer un esprit trop fragile, il accepta l’esquive de son interlocuteur, et quitta ses dérivations pour un domaine plus concret.
« Elle se trouve actuellement dans le sud-est du Shaoui, il lui faudra du temps pour remonter le désert.
— Elle pourrait nous rejoindre directement au point de rendez-vous.
— Vous avez besoin de mettre en place une ligne de conduite. Discrètement. Sans en parler à tes hommes. Mieux vaut vous voir avant l’arrivée sur la rencontre.
— Vous m’invitez à aller contre les ordres, mais pas lorsqu’il s’agit d’informer mes garçons ?
— Protège-les. C’est ton rôle de meneur de porter leurs vies et envisager les possibilités, pas le leur. Quoi que tu fasses, tu devras le faire seul. C’est beaucoup de pression, et tu ne pourras peut-être pas la supporter, mais tu n’as pas le choix. Montre de quoi tu es capable.
— Pas grand-chose, je le crains. J’ai déjà échoué.
— Et tu as appris de tes erreurs, mais pas de la bonne manière. Je vais t’accorder un dernier conseil, Jessieh, alors écoute bien… »
Kyn s’approcha, maigre et immense, ses yeux étroits posés sur l’ancien nomade. Sa main attrapa l’épaule de Cole pour la prendre en étau, presque menaçante.
« Ce qu’ils t’ont arraché, ils t’offrent l’opportunité de le retrouver. Tu n’as plus le choix, tu te trouves au pied du mur et tu n’as que deux options : t’asseoir et attendre, ou grimper pour t’élever.
— Mais je ne possède rien pour m’aider. Aucune arme.
— Tu te trompes, le conseil t’a donné des outils formidables. Et n’oublie pas qu’il y a toujours une troisième possibilité.
— Laquelle ?
— Un mur peut s’abattre ».
Changement radical d'ambiance dans ce chapitre ='D Pour le coup, je trouve pas forcément la coupure artificielle, dans le sens où ça fait vraiment à la fin couperet qui tombe avec les infos dures, le temps de digérer, et là on reprend avec paradoxalement plus d'espoir et le côté "on se relève", enfin, pour le lecteur, Cole il a pas l'air encore très motivé pour aller contre les ordres ='D
Au début, quand Kyn fait du suspense, j'ai un peu eu envie de le jeter par la fenêtre x) Genre c'est tout sauf le moment de faire ça. Mais en vrai, on peut comprendre pourquoi il fait ça, c'est pas anodin ce qu'il annonce, entre la politique qui va bientôt se casser la figure et le fait d'annoncer comme une fleur "Rho, suivre les ordres, c'est surfait", faut mieux prendre des précautions x) En tout cas, c'est bien que l'un des supérieurs osent dire quelque chose comme ça et ne soit pas dans le fanatisme forcené, parce que bon, la situation a vraiment pas l'air ouf en vrai. D'ailleurs, si Cheshi se fait trop vieux, pourquoi Kyn ne prend pas sa place ?
En tout cas, ce chapitre est vraiment bien parce qu'il permet de mieux voir la situation politique globale, et cela permet de remettre un peu d'histoire. Tout n'est pas tracé, si Cole est motivé, ça peut vraiment encore donner tout et n'importe quoi. D'ailleurs, la venue d'un nouveau larron, ça risque d'annoncer encore plus d'entropie et pas d'arranger la stabilité du groupe xD Je suis très curieuse de voir comment tout ça va évoluer et surtout, comment parvenir à construire quelque chose qui tienne la route <3
Kyn est un immigré... autant dire que bon, dans un pays qui est très protectionniste et plutôt réac sur certains points, ça ne passe vraiment pas... Attends, donner le pouvoir à un étranger ? Diantre !
Quant à Cole... est-il motivé ? A voir... il est tellement passif que j'ai envie de le passer à la moulinette, parfois ! Heureusement il va avoir quelques soldats pour lui bouger les fesses ! (ou pas...)
"Je n’ai pas fait remonter au capitaine, tout ce qui s’était dit durant le conseil." -> Je trouve la virgule ici un peu bizarre haha, mais c'est peut-être que moi
En tout cas, mon petit coeur fan de politique et de machinations s'est mis à accélérer pour de bon. Hiiii, j'adore les complots et les histoires tordues comme ça, alors je sens que je vais être servie héhéhé Puis les informations sont bien données, structurées et intelligentes, on se laisse conduire avec plaisir tout en faisant fonctionner son cerveau. C'est à l'aune de FMA ce que tu nous proposes pour le moment avec ce dernier chapitre !
Ah les tirets, mon grand amour... je vais revoir ça au moment de re-travailler l'ensemble ! En relisant j'ai vu plein de petites choses qui ne me vont pas, à commencer par les rythmes et donc les virgules (maudit rythme ! Maudites virgules !)
Il va falloir que je raccroche aux intrigues pour pouvoir continuer @@ Mon cerveau est un peu perdu !
En séparant cette scène en deux (d'abord avec Cole, Kyn et Cheshi puis juste Cole et Kyn), tu nous livres des informations importantes, petit à petit, et qui se présentent comme des degrés de lecture. C'est une structure intelligente et qui m'a bien gardée en haleine ♥
C'est très intéressant de voir le côté "bon toutou" (oui je tue le respect mdr) de Cole mis à l'épreuve, j'ai hâte de voir comment il va évoluer et les décisions qu'il prendra.
Et j'ai aussi TROP TROP HÂTE de voir la colonelle, quoi. Madame............
Franchement, tu t'es très bien débrouillée avec ce giga chapitre (qui se lit d'ailleurs très facilement, c'est un scandale que tu n'aies pas plus de commentaires D: ). J'ai vraiment hâte de voir comment toute ton intrigue (et tes personnages) vont se développer, gg ! ♥
OUI ! Je suis si contente quand on voit ce que j'essaye de faire T.T Merciiiii.
Bon c'est pas fait dans la finesse, ok, mais ça me fait plaisir que les deux échanges permettent vraiment de voir les différents degrés d'informations qui circulent. Mon idée c'est de toujours amener de nouvelles infos en tourn
JE DISAIS DONC : mon idée c'est de toujours amener de nouvelles infos qui forcent lea lecteurice à ré-envisager l'intrigue, et invite à réfléchir au fait qu'un même événement peut être vu de plein de manières différentes, et que cette subjectivité entraîne des choix plus ou moins problématiques, mais toujours fait dans une volonté (parfois de bien faire, parfois non). Ca fait un peu gros cerveau tout chaud, expliqué comme ça, mais j'aime bien donner d'autres dimensions à mon histoire : ceux qui veulent juste lire tranquilles peuvent, mais ceux qui veulent aller plus loin le peuvent aussi !
Je savais qu'elle te plairait, cette colonelle :p (et j'ai le "madame" qui résonne dans ma tête en lisant xD)
Merci, merci, merci, merci et encore un merci pour la route ♥