Après cette longue conversation jusqu’à plus de deux heures du matin, le fils d’Aurore finit par se lever et reprendre le chemin de la demeure de Torlysse et Vorgate. Comme l’avait souligné Hugues, ce serait bien peu respecter ses hôtes de les faire s’inquiéter inutilement.
Ils n’avaient pas non plus besoin de savoir ce qu’il avait vécu ce soir. Cela ne concernait que lui. Il devrait bientôt prendre une décision qui influerait sur le restant de son existence, il ne fallait pas la prendre à la légère.
Ce sentiment de flou insupportable ne cessait de revenir. Dès que Nathan avait l’impression d’obtenir des réponses, d’autres questions encore plus insidieuses venaient remplacer les précédentes.
Alors qu’il commençait à cerner le fonctionnement de ce monde, de sa politique… voilà qu’une rencontre inattendue venait remettre en cause toutes ses croyances et déconstruire tout ce qu’il avait appris.
* * * * *
« Tu sais Mano, y a vraiment un truc inquiétant dans ce que nous a dit le gamin tout à l’heure.
–– Tu parles de la mort de Déis ? »
Les deux hommes restés seuls, ils étaient désormais plus à leur aise pour évoquer des sujets sensibles.
« Ouais, mais pas seulement. L’instabilité que ça va créer est une chose. Ce qui me préoccupe, c’est plus la façon dont elle est morte. Déjà, sa capture est louche. Seul un Maître pourrait capturer un autre Maître mais on sait qu’ils ne s’aventureraient pas à faire une chose pareille de nos jours. Ils préfèrent rester discrets. Cela ne peut que confirmer que Sophie cache quelque chose.
–– Et tu as une idée de ce que c’est, je paris.
–– Ce que nous disait Nathan m’a interpelé, oui. On dirait que les Obscurantistes existent réellement. Ils pourraient bien être à l’origine des bouleversements politiques que nous connaissons depuis vingt ans. »
Un bruit de serrure se fit entendre.
« Plus un mot, elle revient ! »
La porte s’ouvrit et Chiara vint de nouveau les rejoindre dans le salon.
« Vous n’allez pas dormir ? Tu rentres pas chez toi, Mano ? Si t’as besoin, la chambre d’ami est toujours prête pour toi. »
Silence.
« Vous parliez de quoi, au juste ? Vous me cacheriez pas un truc, j’espère ? »
Vite ! Changer de sujet ! Il fallait impérativement changer de sujet, la petite n’avait pas besoin de se préoccuper de tout cela.
« Ahem ! Si, si, si ! On parlait d’un truc, oui, tout à fait !
–– Oui, oui, absolument, on parlait d’un truc. C’était euh…
–– Allez, vous êtes vraiment pas bons pour dissimuler vos cachotteries. Je le saurai, tôt ou tard.
–– Elle a raison, Hugues, on devrait lui dire. »
Ils échangèrent un regard de connivence, comme s’ils avaient tout prévu.
« Tu crois ?
–– Elle a le droit de savoir. Ça concerne son passé, après tout. »
Clin d’œil discret.
« C’est vrai. Vas-y, Manoé, c’est toi qui a eu l’info, donc c’est à toi qu’il revient de lui annoncer la nouvelle.
–– Quelle nouvelle ? »
Chiara regarda intensément les deux hommes, étonnée.
« J’ai échangé avec le capitaine d’un navire que je connais bien, il y a quelques jours. Il m’a dit qu’il va tenter une expédition. Une expédition que personne ne s’est plus aventurée à tenter depuis… probablement quatorze ans, au moins.
–– Tu veux dire…
–– C’est exactement ce que je veux dire. »
Chiara avait du mal à y croire. Son vieil ami n’avait encore rien dit de l’expédition en question mais elle en devinait déjà le nom du navire et son cap. C’était si soudain… mais elle devait absolument en savoir davantage. Cette fois, elle ne se laisserait pas décourager ou persuader de rester à quai.
Cette fois, elle chevaucherait les flots à son tour et elle obtiendrait enfin les réponses qu’elle attendait depuis si longtemps !
« Ils ont finalement achevé le projet de rénovation de l’Iceberg. Tu n’étais pas bien grande lorsque nous t’avons trouvée, seule survivante à bord de cette coquille de noix. Encore jeune adolescente, tu n’en menais pas large, seule sur le pont, je m’en rappelle comme si c’était hier.
–– La disparition des autres passagers, quant à elle, reste un véritable mystère, murmura Manoé.
–– Un mystère qui sera peut-être bientôt résolu. Ces fous sont en train de monter une expédition. Leur objectif est de trouver quelque chose en plein Océan Chaud. Disons, la chose qui t’aurait portée jusqu’en Isoria.
–– Pourquoi vous me dites tout ça ? Vous ne devriez pas plutôt tenter de me retenir ?
–– Oh, tu sais... On t’aime bien trop pour faire une chose pareille, rétorqua Hugues.
–– Pis on sait très bien que tu ne nous écouterais pas.
–– Et elle aurait raison, d’ailleurs. J’ai toujours insisté sur l’importance de connaître ses racines au cours de son éducation. Je ne la reconnaîtrais plus si elle jetait tous mes précieux enseignements à la poubelle comme ça.
–– Oui, bon, tes précieux enseignements… Façon de parler, hein…
–– Tu veux te battre ?
–– Je me tiens toujours à ta disposition, tu le sais très bien. »
Chiara adorait ces deux hommes. L’un était pratiquement son père… quant à Manoé, ils étaient de proches amis depuis tant d’années à présent que c’en était presque de même. Elle ne se lassait pas de les écouter se chamailler tendrement, comme deux individus qui se respectent l’un l’autre mais qui ne peuvent pas s’empêcher de se taquiner.
Les quitter ne serait pas évident, c’est certain. C’était toutefois le prix qu’elle devrait payer pour traverser une nouvelle fois l’océan et découvrir ses origines.
* * * * *
Impossible de trouver le sommeil. Enfin seul après des heures de fête, de conversations, puis d’explications et de suppositions plutôt inattendues… et pourtant le marchand de sable se tenait loin de lui.
Même s’il ne l’aurait admis devant personne d’autre que lui-même, Hugues reconnaissait intérieurement qu’il avait été dur avec le gosse. Le défier aussi ouvertement et de cette façon… n’était probablement pas la meilleure manière de procéder.
Il n’empêche que le mal était fait, désormais. On ne peut réécrire le passé. On ne peut que l’accepter et tourner la page.
Dire qu’il va devenir la Dix-Huitième... Cela me rappelle lorsque je suis moi-même devenu Sentinelle. C’était il y a si longtemps, et pourtant…
Las de se tourner et se retourner sur son lit, il repoussa ses fins draps vert clair et fit un ultime quart de tour vers la droite, en direction de sa table de nuit. Il en ouvrit le tiroir supérieur, dégagea d’un geste fluide son double fond… puis il observa nostalgiquement son contenu poussiéreux.
Le Rituel du Corvus... Quel grand moment c’était…