« Je suis la Treizième. Enfin, j’étais. »
Confortablement assis autour d’une table basse marron foncée dont le bois n’avait probablement pas été verni depuis de nombreuses années, Hugues sur un fauteuil rouge, Manoé et Nathan sur un canapé à trois places, était venu le temps des explications. La fille, que Nathan avait aperçu en arrivant à la ferme et en contournant la grande carrière en avant de la maison principale, ne les avait pas encore rejoints. Ses deux nouvelles connaissances n’avaient pas jugé bon de l’attendre pour reprendre la conversation où il l’avait laissée.
Quelques secondes avant que ces six mots ne viennent tomber telle une douche froide sur notre personnage principal, il s’efforçait d’observer chaque détail autour de lui. Les larges couloirs, les hauts plafonds caractéristiques d’un style architecturale qui se perdait dans l’Autre Monde mais qui semblait encore bien vivant en Isoria… ceux-ci lui conféraient une sensation d’espace inestimable. Même en étant à l’intérieur, il ne ressentait aucune pression qui l’aurait empêché de respirer ou fait se sentir enfermé comme cela aurait pu être le cas dans ces appartements de quinze mètres carré que l’on louait aux étudiants pour trois fois leur véritable valeur.
La peinture blanche écaillée aux murs ne détonait pas avec la décoration globale du logement. Si Nathan avait dû jugé, ce qu’il ne fit pas, il aurait pu se laisser aller à penser que l’ensemble manquait d’entretien et de rangement. Ce qui était d’ailleurs plutôt étrange si l’on considérait le fait que la présence féminine de Chiara aurait très bien pu ne pas tolérer désordre et saleté. Même si cette pensée aurait reflété une vérité certaine, ce jugement facile ne lui traversa pas l’esprit, d’autant plus qu’il n’était pas lui-même une personne exemplaire en la matière.
« J’ai été choisi par Sophie en 1201. Ce que tu as vu… ce sont les quelques facultés de régénération qu’il me reste. Si j’ai arrêté le combat tout à l’heure, c’est parce que j’avais déterminé ce que je voulais savoir depuis le début.
— Je ne comprends pas.
— Toi et moi, Nathaniel. Nous avons quelque chose en commun.
— Et c’était une bonne raison pour essayer de me tuer, je suppose ?
— Tu ne risquais rien. Après tout, tu t’es distingué en survivant à… quoi d’ailleurs ? Une agression ? La noyade ? Les deux ? Bref, ça ne m’intéresse pas particulièrement, mais tu peux comprendre que j’étais intrigué. Il fallait que je vérifie que tu étais bien ce que je pensais.
— C’est à dire ?
— Nous prend pas pour des cons. Tu sens la Sentinelle à plein nez. »
Pas de réponse. Nathan reprit, cherchant à éviter la remarque précédente et que cet instant de silence ne s’éternise à son désavantage. Mieux valait réorienter la conversation.
« Que voulez-vous dire par j’étais et ce sont les quelques facultés qu’il me reste ? On ne m’a pas vraiment parlé des pouvoirs des Sentinelles, à l’exception des phénix, brièvement, mais je n’avais pas cru comprendre qu’ils décroissaient au fil des ans.
— Cela ne m’étonne pas vraiment que l’on ne t’ait pas parlé de moi. Je ne suis pas une Sentinelle remarquable. Je ne l’ai jamais été. C’est même tout le contraire. Je ne crois pas que les autres sachent ce qu’il se passe lorsqu’une Sentinelle renonce à ce qu’elle est. Pas que ce soit arrivé souvent, d’ailleurs…
— Attendez. Vous dites que l’on peut renoncer à être une Sentinelle ?
— Ce n’est pas la plus plaisante des expériences mais… oui, c’est possible. D’une certaine façon. J’en suis la preuve vivante.
— Mais pourquoi une Sentinelle ferait-elle un tel choix ? Ne sont-elles pas des légendes vivantes ? Les Isorians ne rêvent-t-ils tous pas de suivre leur exemple ? »
Hugues éclata de rire. Ce fut un rire franc sans la moindre retenu et il eut le plus grand mal à s’arrêter. Lorsqu’il y fut enfin parvenu, il dut s’essuyer d’un revers de sa main gauche car les larmes lui étaient montées aux yeux.
« Tu ne dois vraiment avoir entendu que leurs points de vue pour proférer de telles inepties, gamin. Ha ha, enfin, bref, tu m’as bien fait marrer, c’est déjà ça. Écoute-moi bien gamin, les Sentinelles sont des reliques de l’ancien temps, mets-toi ça dans le crâne. Elles ne servent plus à rien. D’ailleurs, tout le monde était convaincu jusqu’à récemment qu’elles avaient disparu. La Purge et les lois qui en ont découlées sont la preuve que la religion de Sophie est vaine, désuète, et qu’une poignée d’individus biaisés ne seront jamais capables de maintenir l’équilibre d’un monde. Surtout que l’équilibre… Y a pas grand-chose de plus abstrait. Ce n’est qu’un tissu de conneries tout ça.
« Bref. Comme je te disais, j’ai été choisi en 1201. Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que la plupart des Sentinelles ont été choisies par Sophie. Ce que je veux dire, c’est que, contrairement à Rose ou Yvanaël, je ne suis pas né comme ça. Sophie m’a donné un certain nombre de pouvoirs et j’ai obtenu mon anneau lors de la Cérémonie de la Bénédiction. Auparavant, je n’avais pas de phénix. Je n’avais pas non plus de capacités régénératrices. Je n’étais qu’un Isorian comme n’importe quel autre.
« En tant que Sentinelle, je n’ai connu que peu de conflits. J’ai prêté serment en temps de paix, en plein milieu du Millénaire des Guillaumes1. Cela n’avait pas grand-chose de glorieux, ni d’utile. La monotonie et… quelques autres doutes ont fini par m’éloigner tellement que je n’avais plus ma place parmi… les apôtres de Sophie. Ressentant le besoin de disparaître, je suis venu ici. C’est un endroit idéal pour être tranquille et, ici, il n’y a pas de conflits puérils pour le pouvoir.
« Déterminé à changer de vie, j’ai relâché mon phénix dans la nature. S’il me reste encore certaines capacités, j’ai renoncé à mon statut de Sentinelle. Je n’entends plus la voix de Sophie. Je crois, d’ailleurs, que cela me permet d’être bien plus lucide et de considérer des éventualités auxquelles certaines Sentinelles demeurent complètement aveugles.
— Tu ne m’avais jamais raconté tout ça avec autant de détails… »
Chiara venait d’arriver dans le salon, marchant d’un pas souple et discret, aussi silencieuse qu’un félin.
« Ce n’est que du passé, mon ange. Rien ne sert de le ressasser…
— …importe seulement la liberté de se forger un avenir. Je sais, papa. Il n’empêche qu’il faut savoir d’où l’on vient pour aller sereinement de l’avant.
— Tu as raison, ma fille, mais j’ai comme l’impression que l’on change de sujet. Chiara, je te présente Nathaniel. Il a été sauvé par une de nos expéditions… d’une manière assez étrange, je dois dire. C’est pour ça qu’on causait de nos origines... communes. »
Elle serra la main de Nathan, murmura un « enchanté », puis s’installa à gauche de Manoé sur le canapé.
« Bon ! Et si tu nous expliquais un peu ce qui t’a mené jusqu’à nous, garçon ? On n’a pas souvent de la visite de l’étranger. Comment ça se passe sur le Grand Continent ? »
Nathan leur résuma alors ses dernières semaines : comment sa mère avait pratiquement disparu sous yeux, comment Ophélie l’avait envoyé en Isoria puis les diverses péripéties de son voyage avec Rose et les autres, les turbulences politiques du moment, sa tentative d’assassinat à bord du Tapéinótita, et enfin à quel point il pouvait se sentir perdu dans ce monde si nouveau pour lui.
« Tu soupçonnes Rose d’avoir attenté à ta vie ? Surprenant ! Je la connais bien, ça ne me semble vraiment pas possible. Et en même temps, j’avoue que la description que tu me fais de ton agresseur est troublante. Très troublante. Je ne vois pas quel intérêt elle aurait à t’éliminer, en revanche.
— Je reconnais que je n’ai pas non plus d’explication plausible pour ce point précis. Sans ça, mon hypothèse tombe à l’eau. Pourtant, je sais ce que j’ai vu, je ne l’ai pas rêvé. Et si ce n’était pas elle… Qui était-ce ?
— Bien des mages talentueux auraient pu temporairement modifier leur apparence mais maintenir ce changement coûte cher en termes de pouvoir magique. Il faudrait plutôt un Maître pour oser un tel coup mais je ne doute pas un instant que les Sentinelles à bord seraient intervenues rapidement. Les Maîtres sont généralement assez vieux et se connaissent les uns les autres. Rose ou Solange, notamment, auraient su ressentir leur présence. »
Hugues et Nathan se mirent à réfléchir plus profondément. Quant à Chiara et Manoé, ils restaient plutôt en position d’auditeurs… jusqu’à ce que ce dernier ne se décide à finalement participer à l’échange.
« Tu sais, Hugues, nous avons plusieurs fois évoqué un groupuscule d’individus extrêmement puissants. Les Sentinelles ne reconnaissent pas leur existence. La plupart d’entre elles n’en sont d’ailleurs même pas au courant, je suppose. »
L’ex-Sentinelle fronça les sourcils.
« Rafraîchis-moi la mémoire, vieux, on a eu une longue journée. »
Il s’exécuta.
« À chaque fois que l’on parle de Sophie, tu dis toujours qu’il y a quelque chose de louche, quelque chose de sombre qu’elle ne veut pas que le monde découvre. Qu’un terrible mensonge obscurcit les quasi deux millénaires d’histoire isorianne. »
Nathan exprima son étonnement à voix haute.
« Mais d’où pourriez-vous tenir ce genre d’informations ?
— L’immortalité est longue, gamin, faut bien s’occuper. Pis quand tu nourris des doutes, tu trouves toujours un moyen de mettre la main sur les réponses dont t’as besoin. ’fin bref, Manoé a pas tort. Y a un truc pas net autour de la genèse mais je n’ai jamais réussi à comprendre quoi avec précision. Tout ce que j’ai pu déduire de mes recherches, c’est que l’on ne peut pas avoir confiance en Sophie. Et puis il y a aussi ce groupe quasi inconnu de tous, c’est vrai… Dis-donc, t’as déjà prêté serment ? T’as pas l’air d’avoir d’anneau…
— Nous nous rendions justement sur le lieu de la Bénédiction lorsque j’ai été attaqué.
— Écoute-moi bien, petit. Écoute… »
Hugues fit une pause pour prendre sa respiration et réfléchir à comment il allait formuler ces prochaines phrases.
« Je ne sais pas tout ce que l’on a pu te raconter ces dernières semaines mais… si j’étais à ta place… je ne prêterais pas serment. Sophie n’en vaut pas la peine. Tu ne connais pas notre déesse. Pas comme je la connais. Tu la crois purement bienveillante. Si tu désires connaître la vérité… ne t’en tiens pas aux histoires des Sentinelles. Autrement, il te manquera toujours un morceau du puzzle.
— Et de quel morceau s’agit-il ?
— Je ne pense pas que tu me croirais si je te l’expliquais. Depuis que tu es arrivé en Isoria, on ne cesse de te répéter que toutes les dynamiques de ce monde tournent autour de deux entités : Les Sophians et les Sophistes. Les premiers seraient les gentils et les autres les méchants, comme dans toute histoire qu’on raconte aux gosses avant de dormir. Cette simplicité manichéenne ne s’applique pas dans la vraie vie, Nathaniel. Tu ne t’es jamais demandé comment Aaron II avait obtenu le soutien des Sophistes pour accéder au pouvoir ? Non, je suppose que tu t’en es arrêté au fait qu’il aurait assassiné ton paternel et fait disparaître ta mère… »
Nathan se tendit. Une corde sensible venait d’être touchée et tout le monde le perçut dans la pièce.
« Il est tard. Vaut mieux pas parler de ces trucs après deux heures du matin. Tu devrais rentrer chez toi, gamin. Tes hôtes pourraient s’inquiéter s’ils trouvent ton lit vide au petit matin. »