Chapitre 7

Ήξευρετε, δελφοί μου γαπητοί, ἄνθρωπος πς ταχς ες κροατς, βραδύς δ ες λαλητς, βραδύς δ ες ργήν· ργ γρ νθρώπου δικαιοσύνην θεο οκ ργάζεται.

 


"Sachez-le, mes frères bien-aimés : ainsi, que tout homme soit prompt à écouter, lent à parler, lent à se mettre en colère ; car la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu."

Jacques 1:19-20

Nouveau Testament

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La nuit recouvrait la forêt d’un voile pudique. Les flammes du bûcher avaient laissé place à aux braises rougeoyantes, au charbon et aux cendres. La chaleur repoussait le froid et maintenait la terre dans un état boueux. Une maigre lumière crépusculaire dessinait des contours d’écarlate et d’or.

Assis sur une souche, Lemet regardait le feu purificateur s’éteindre peu à peu.

Au bord du chemin, à l’entrée du campement, s’élevait une croix de frêne. Les pisteurs l’avaient taillée et plantée là contre les mauvais esprits qui n’allaient pas manquer de hanter ce lieu de mort. Des pierres brûlées, disposées tout autour de l’ancien campement, formaient une barrière qui les empêcherait de quitter leur tombeau de cendre.

Une terre maudite pour des générations.

Pour le moment, l’odeur du brasier repoussait tout ce que la forêt comptait de prédateurs et de charognards. La nuit serait calme. Cependant dès que la terre refroidirait, les gloutons, les loups et les corbeaux viendraient gratter des débris pour en tirer ce qui n’avait pas été totalement consumé. Un bras, une tête, un doigt, même criminel et partiellement calciné, restaient de la viande pour eux. La survie dans ces montagnes ne s’embarrassait pas des superstitions ou d’une quelconque supériorité humaine.

Au côté de Lemet, sur une couche de branchages pour le protéger de l’humidité du sol, enroulé dans une épaisse couverture, couverte de sa cape souillée, le Crasseux n’avait pas fait un mouvement. Si sa peau et ses lèvres avaient recouvré une teinte de poussière, sa respiration demeurait imperceptible, ses yeux clos et ses membres inertes.

Réchauffer la victime au bûcher de ses bourreaux aux yeux de l’Iv Bohccot et les pisteurs.

Réchauffer le bourreau au bûcher de ses victimes à ceux de Lemet.

Les muscles de Lemet étaient douloureux à force de se retenir de jeter cette chose au feu, à la brûler vivante, à attiser les flammes…

Il aurait pu faire croire à un accident.

Une scorie aurait embrasé la couche de branchage, la couverture…

Il aurait pu dire que finalement elle était morte.

Pour ne pas l’abandonner aux charognards…

Lemet n’avait rien fait de cela et en devenait fou. Il avait pansé les plaies qui striaient le corps du Crasseux. Lame, bâton, tison… les trappeurs avaient frappé dur, fort… et pas juste frappé.

Un corps de femme…

Battue, brûlée, tailladée et violée.

Lemet jeta un rapide regard au visage tatoué qui dépassait à peine de la fourrure. Les yeux clos, le visage où la lueur rougeoyante effaçait les reliefs.

Elle était vivante.

Une question tournait dans l’esprit de Lemet : pourquoi ?

Machinalement, il prit un bâton.

Occuper ses mains.

Et frappa la souche où il était assis dans un rythme lancinant.

Occuper le silence.

 

Pourquoi ?

 

*** *** ***

 

L’épuisement paralysait Ona. Il engourdissait son corps, effaçait sa conscience. Il n’y avait rien à part elle et le vide. Tout juste subsistait la réminiscence d’avoir convoqué un Compagnon et aucune envie de savoir pourquoi.

Des hommes sans doute.

Une sensation de chaleur l’enveloppait, chassait la léthargie provoquée par le froid. Inexorablement, elle allait se réveiller. Pour le moment, elle ignorait où, savourant l’oubli.

Méfie-toi toujours plus des hommes que des bêtes. Les animaux, eux, ne font que leur travail d’animaux.

Shani ?

Ona avait rêvé de Shani… depuis combien de temps ce n’était pas arrivé ? Des siècles peut-être.

Oh Shani…

Un bruit rompit le fil de la pensée de la femme, un bâton que l’on frappait sur un autre, s’infiltrait jusque dans son esprit.

TOC.

Refus.

Ona se concentra sur les bribes de sa lointaine mémoire. Le temps du soleil, de l’insouciance, où le passé n’était que des grains de sable et l’avenir une promesse.

Shani…

Les bords du Nil.

TOC.

La maison de son père.

Le visage de sa mère.

Un souvenir heureux.

TOC.

— Théona, fille de Pakhomios, dois-je venir moi-même te coiffer ?

La voix de sa mère n’aidait en rien Ona à se préparer plus vite. La mode était aux tresses, mais huiler ses cheveux et les tresser se révélait bien plus complexe et long qu’elle ne l’avait supposé.

— Veux-tu mon aide, souffla la voix de Shani depuis l’embrasure de la porte.

Le cœur d’Ona manqua un battement.

— Shani ! s’écria-t-elle en se levant d’un bond.

TOC.

Depuis combien de temps n’avait-elle pas vu sa sœur ? Un an ? Deux ans ? Depuis que son mari l’avait emmenée à Alexandrie pour ses affaires.

Alexandrie, le bout du monde pour Ona.

TOC.

L’adolescente se jeta sur sa sœur, lui sauta dans les bras. Oublieuse de toute manière, de toute retenue.

— Je vais me fiancer ! couina Ona comme si sa sœur n’avait pas affronté des jours de voyage pour assister aux fiançailles.

Shani décolla la jeune fille exaltée qui s’accrochait à elle. Elle sourit aux dix-sept ans rayonnant de sa cadette.

— Finis donc de te coiffer !

TOC.

Ona se rappela soudain qu’elle avait un peigne en main et les cheveux détachés. Elle se remit à la tâcha.

— Qui est le malheureux qui a accepté de te prendre pour épouse toi et tes deux mains gauches ?

Ona jeta un regard noir à sa sœur en s’asseyant sur un tabouret. Une mélodie hors de ce temps perça dans l’air.

L’oiseau qui s’envole, Dans le vent de l’hiver. Portant le parfum des terres lointaines, Il emporte mon cœur vers le passé.

— Yohannes…

Son sourire s’étira d’une oreille jusqu’à l’autre. Shani s’approcha, saisit une mèche de cheveux de la fiancée, la lissa entre ses doigts et entreprit de les natter.

— Yohannes, le fils de Minas ?

La réponse fut un couinement de souris.

— Je prends ça pour un oui.

Ses ailes battent comme des tambours, Faisant écho à mes souvenirs. Dans ses yeux, je vois les ombres des anciens, Et dans son vol, un appel à la paix.

Ona termina la tresse qui tombait sur le côté droit de son visage. Elle en noua l’extrémité avec la base d’un fil de laine bleu.

— De ce que m’a dit maman, tu as bien de la chance qu’une bonne à rien comme toi ait trouvé si facilement un mari.

La voix moqueuse de Shani n’entacha en rien la bonne humeur d’Ona. Son ainée avait toujours été la perfection aux yeux de leur mère et elle l’incapable. Rien de nouveau. Heureusement, avec trois fils en plus de ses deux filles, leur mère avait eu bien assez à penser pour ne pas avoir eu le temps de s’attarder sur le sujet.

Shani noua à son tour la tresse qui tombait du côté gauche du visage de sa sœur.

L’oiseau est libre, il voyage sans fin, Mais son chant me parle de solitude. Je suis là, parmi les vents, Et je l’écoute, dans le silence du monde.

 

 

 

 

Ona attrapa le voile de lin, le posa sur sa chevelure. Shani l’aida à le fixer avec un bandeau de laine azur brodé de fleurs blanches.

— Tu as fait des progrès en couture petite sœur ! Ce bandeau est très joli.

Le froid s’immisça dans le souvenir, peuplé de voix qui n’avait rien à y faire.

— Ob Lemet ?

— Théona ! appela une nouvelle fois leur mère depuis l’extérieur. Es-tu prête ?

— Je crois qu’elle est au bord de la crise de nerfs, souffla Shani, elle est pressée de se débarrasser de toi !

Ona ricana.

— Elle va devoir me supporter encore quelques mois.

— Est-elle encore en vie ?

Le mariage n’aura pas lieu avant les récoltes !

Shani secoua la tête.

— Oui.

— Ce n’est pas une raison pour la rendre folle. Viens.

La lumière crue d’une journée rayonnante accueillit les deux sœurs dans la cour de la maison de leur père. Leurs frères apprêtés comme pour leur propre mariage attendaient à l’ombre d’un acacia. Leurs épouses s’affairaient à aider leur belle-mère dans les préparatifs du repas. L’époux de Shani s’entretenait avec son beau-père. Les enfants couraient entre les adultes.

Leur mère se planta devant elles.

— Eh bien, tu en as mis du temps ! Qu’est-ce que sera le jour de la noce !

— Il aurait sans doute mieux valu qu’elle soit morte vu ce qu’ils lui ont fait, non ?

L’odeur de la nourriture embaumait l’air. Dans le lointain, sur la route, le son d’un tambourin résonna. La procession du fiancé…

— Ils arrivent ! s’écria la matrone.

— Que comptes-tu faire d’elle au juste Ob Lemet ? 

Toute la famille s’immobilisa.

Un vent glacial balaya la scène. L’effort pour maintenir son esprit dans le souvenir devint trop important. Le décor s’effaça et laissa place à la nuit.

Le passé devint immense et l’avenir infini.

Froid.

La douleur courait sur sa peau.

Brûlures. Coupures. Coups… jusque dans son ventre. Une vague de souvenirs terrifiants la submergea.

— Pour le moment, elle ne s’est même pas encore réveillée…

Le souvenir des hommes.

Ona entrouvrit les yeux pour ne pas laisser son esprit sombrer.

Lueur dansante du feu mourant.

Deux silhouettes.

Elle chercha à bouger.

Poignets attachés.

Pieds liés.

Terreurs.

 

Elle était encore aux mains des hommes.

 

 

*** *** ***

 

Mannù Iv Bohccot se tenait debout, raide, le corps et l’esprit fatigué par les évènements de la journée. À ses côtés, le traqueur de Crasseux n’avait pas bougé depuis des heures du cercle de pierres installé autour de l’ancien campement de trappeurs. Il veillait le feu. Cherchait-il à s’assurer que rien ne resterait rien des monstres humains qui avaient vécu là ?

Le regard de Mannù se posa sur la femme enroulée de couverture et de fourrure :

— Il aurait sans doute mieux valu qu’elle soit morte vu ce qu’ils lui ont fait, non ?

Simple remarque. Il n’avait qu’aperçu les blessures que les chasseurs lui avaient infligées. Des barbares sans dieu ni religion, pire que les bêtes… Le noble se tourna vers le traqueur Lemet Bjørk. L’assurance que ce dernier affichait depuis leur rencontre huit mois plus tôt avait comme volé en éclat. Ob Bjørk n’était pourtant pas homme à s’émouvoir du sang et de la chair répandus. C’était un mercenaire froid sur lequel couraient des histoires effrayantes. Cette femme…

— Que comptes-tu faire d’elle au juste Ob Lemet ? 

… le perturbait. Pourquoi ? Ob Bjørk s’intéressait-il à elle ? Sans doute pour comprendre la raison pour laquelle le Crasseux ne l’avait pas réduite en nourriture pour les gloutons comme les hommes. La littérature sur le Démon ne mentionnait aucune différence de traitement envers les femmes et les hommes, pas plus qu’elle n’en faisait entre humain et animaux. La Bête tuait tout sans distinction.

— Pour le moment, elle ne s’est même pas encore réveillée… répondit le traqueur d’une voix d’outre-tombe.

Oui, et il n’était pas sûr qu’elle passe la nuit malgré les efforts de son compagnon. Mannù s’écarta de lui pour se rapprocher de la femme. Il ne voyait d’elle que les yeux clos. Dans le fossé, il avait vu bien plus.

Sa peau d’or sombre, ses cheveux de suie, ses tatouages d’encre indigo…

Pas très couleur locale. Les femmes de la région avaient le teint blafard, les cheveux d’argile ou de feu, ainsi que la silhouette robuste des climats rudes.

La survivante était une étrangère. Que faisait-elle là ?

Les paupières clauses frémirent. Un mouvement parcourut la cape de fourrure.

…aux mains des hommes…

Un regard noir perça entre les cils.

Terreur.

— Ob Lemet ? Elle revient à elle !

Le traqueur sursauta, sortant brutalement de ses pensées. Il se leva d’un bond.

— Écartez-vous ! ordonna-t-il.

Qu’ils meurent eux aussi.

L’urgence de sa voix alerta Iv Bohccot. Ob Bjørk n’était pas de nature à s’affoler pour rien. Voyant que le noble ne bougeait pas assez vite, le traqueur lui attrapa le coude et le força à reculer.

Les loups étaient de bons compagnons…

— Ne restez pas à côté d’elle.

La femme remua, chercha à se relever. La cape glissa. Mannù fronça les sourcils en découvrant qu’elle avait les poignets attachés.

— Pourquoi a-t-elle…

Un grondement animal l’interrompit.

Proche.

Il se tourna vers la forêt, mais n’aperçut que la nuit.

Hurlement.

— Sortez du cercle ! cria Ob Lemet.

Le traqueur n’attendit pas que son compagnon fasse un geste, qu’il le poussât brutalement vers le sous-bois. Surpris, Mannù trébucha et tomba de l’autre côté du cercle de pierres brûlées. C’est seulement à ce moment-là qui comprit d’où venait le danger.

Les braises s’agitaient, la lumière dansait dans les cendres. Deux silhouettes féroces s’élevèrent, sortant de la terre et des scories.

Des loups.

Enfin…

Non.

Les loups ne naissaient pas du feu. Deux bêtes démoniaques sortaient des enfers.

Lemet Bjørk enjamba le cercle de pierre au moment où les deux fauves se lancèrent dans sa direction.

Grondement de fureur.

Babines retroussées.

Crocs luisants.

L’homme s’immobilisa et leur fit face. Les deux bêtes bondirent sur lui…

Mais Ona était si fatiguée. Son corps ne pouvait supporter l’effort.

… et disparurent en touchant la barrière magique.

Elle retomba en léthargie.

Dans le cercle, la femme retomba dans la plus totale immobilité. Le silence de la nuit reprit ses droits.

Alertés par le bruit, les pisteurs s’étaient précipités vers le bûcher, armes en main, leurs chiens sur les talons.

— C’était quoi, ça ? s’exclama Mannù, le corps encore tremblant de l’apparition.

Ob Lemet ne lui répondit pas. Le traqueur n’avait que faire de ses questions. Mannù le vit retourner sans hésitation dans le cercle et se diriger vers la femme.

— J’ai besoin de tiges de frêne ! aboya-t-il.

Il se pencha sur elle…

— Et de la poudre de valériane et de pavot.

… et remit la cape sur son corps inerte.

— Elle ne doit pas se réveiller ou elle nous tuera.

 

 

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Elly
Posté le 01/07/2025
Coucou !

Je trouve enfin le temps de reprendre la lecture de cette histoire. J’aime beaucoup lire tes descriptions qui sont vraiment belles et immersives ! Celle du début, notamment.

Je suis très curieuse de savoir ce qui est arrivé à Lemet pour qu’il la déteste comme ça, et surtout si Ona a vraiment fait quelque chose de mal ou pas… par contre elle me fait tellement de peine à être malmenée comme ça la pauvre ! C’est terrible… j’espère qu’elle aura le droit à un happy end…
Reveanne
Posté le 02/07/2025
Bonjour!
je suis contente de te revoir! :)
Merci pour les compliment.
Elle va avoir des hauts et des bas, mais elle n'est pas blanche comme neige... Bref, de quoi vivre plein d'émotion (enfin j'espère. :)
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