Depuis leur découverte sur Cianée par Padre Orio, les membres du Peuple Ancien ont fait naître de nombreuses craintes dans les esprits souvent embrumés d'ignorance des foules. Tous les maux du monde et de l’Au-delà leur ont été imputés, et sitôt que l'on les disculpe d'un de ces crimes imaginaires, cent autres leur sont de nouveau reprochés. Sans âmes, impies, travaillant à des sombres desseins inconnus de ceux qui ne sont pas de leur race, ou même fornicateurs, mangeurs d'enfants ou nécromanciens, ils sont, pour certains, les vivants portraits de l'Unique ou l'avant-garde de Ses légions démoniaques. Pourtant, les Divins, par la voix de l'Abbassauté et d'autres saintes personnes, nous ont délivrés du fléau de l'inconnaissance et nous ont enseignés que les Antiquès peuvent comme nous par l'eau et le feu être baptisés, et doivent être protégés comme des enfants perdus et retrouvés.
Beaucoup ont affirmé, à tort, que s'ils avaient depuis tout ce temps survécu sans connaître la grâce divine, faunes et centaures devaient avoir un puissant protecteur qui ne pouvait être nul autre que le Démon Unique ; les baptiser serait donc faire insulte mortelle aux Divins. Mais qui songerait, écrit Sainte Yeroma De Loarne, que celui qui vit esseulé dans les bois sans rien connaître de notre Foi, soit coupable de ce seul fait ? Et s'il survit tout ce temps, sans aide humaine, ajoute-t-elle, ne doit-on pas plutôt y voir la marque d'un miracle divin ? Dès lors, demande la sainte femme, de quelle terrible arrogance peuvent se draper celles et ceux qui lui refuseraient le baptême ? Or, il a été noté par Sainte Lélie que jamais plus, depuis le temps où l'Abbasse Aulcianne La Très Pieuse a reconnu le bien-fondé du baptême des Antiquès, le Temple n'avait eu à subir de défaites par les armes et que jamais son influence spirituelle et temporelle n'avait été aussi grande, preuve, si besoin était, que cela plaît à Déesse et à Dieu.
Or, dans leur orgueil mortel, les livristes discutent, tergiversent et finassent. Non contents de souiller, par leurs textes injurieux, les Saintes et les Saints, et jusqu'à la figure Abbassale même, ils s'en prennent aux membres du peuple ancien, et les attaquent en écrit et par les armes. Plusieurs fois, un pauvre faune fût par une foule éructante mis en pièce et ce qui était arrivé à Oplé, le malheureux compagnon de Hotz, atteste bien du fait que, telle la gangrène, leur dangereuse pensée se répand dans le corps encore sain des croyants. Il est nécessaire de la combattre par tous les moyens à notre disposition et c'est pour cela que l'Abbassauté a expressément ordonné aux ordres combattants de se faire les défenseurs des Antiquès partout où le besoin s'en fait ressentir.
*
- Ma sœur, c'est une folie ! Je ne peux vous laisser faire cela !
- Tu ne peux m'en empêcher, Hotz. N'oublie pas qui dirige notre petite troupe.
- Je suis de l'avis du butor, Sœur Madel. Vous risqueriez tout pour un inconnu ?
- Oui. C'est mon devoir. Un devoir sacré et irréfragable.
- Mais pensez à votre tâche, ma Sœur. Si vous êtes blessée, enfermée, ou pire, qui mènera le Baron en Ôrmeneau ?
- Je te fais confiance, Hotz. Ainsi qu'au Baron, lâchais-je sans le regarder. Nous sommes presque sortis de ce pays abandonné des Divins, et une fois dans l'Ôrmenel, vous ne devriez plus subir de menace des livristes et la route vous sera dégagée jusqu'au château de Sa Majesté.
Un silence s'installa. Hotz et Savançon me regardaient, l'air courroucé et inquiet pendant que je continuais mes préparatifs.
- Votre décision est donc prise ? me demanda le butor, résigné.
- Oui. J'irai sauver ce faune.
Après la discussion avec la femme, j'avais demandé au Baron et à Hotz de faire demi-tour pour nous en retourner en la taverne, afin d'interroger la clientèle du lieu pour tout connaître de cette affaire, et voici ce que nous avions appris : il y avait trois jours de cela, un faune avait été aperçu en l'ancien temple de la ville, qui fût saccagé par une troupe de livristes il y a plus de cinq années de cela, et jamais réhabilité depuis lors, malgré les demandes répétés de l’évêque de Ranges. L'Antiquès avait été trouvé, disait-on, en adoration devant une statue de saint, ce que les livristes ne purent pardonner : le fait qu'un membre du Peuple Ancien, qu'ils jugent diabolique, soit en plein acte de ce qu'ils nomment idolâtrie avait été pour eux comme une double offense. Ils se saisirent de l'infortuné, le molestèrent, et l'auraient tué si ce n'eut été pour une Damoiselle qui passait en les lieux et qui leur ordonna de lui livrer le faune afin de le mener devant le Comte de Saint-Cadis lui même. Depuis lors, le pauvre Antiquès demeurait captif en ce terrible château et il se disait dans la ville que, pour l'exemple, le Comte l'allait faire pendre.
Tu commences, lectrice, lecteur, à connaître ma fougue et il ne t'étonnera guère que ce récit me mit dans une ire que j’eus tout le mal du monde à contenir. L'évocation de ce pauvre temple ravagé, les statues abattues, les vitraux brisés à coup de pierres ou de bâton, déserté de toute prêtrise, abandonné de toute sacralité, m'avait fait bouillir le sang et j'eus envie de le venger par ma lame. Mais quand l'image de ce pauvre faune séquestré par ce Comte impie s'imposa à moi, je sus soudain où était mon devoir : je me devais, comme il m'était recommandé par l'Abbassauté, de le sauver. J'avais attendu que nous soyons à quelques lieues de la cité pour annoncer cette décision à mes compagnons. J'irais, seule, chercher le faune. Savançon ne pourrait m'accompagner car il était connu du Comte et celui-ci ne le laisserait jamais repartir en ma compagnie, et je ne pouvais imposer à Hotz un tel danger. Ils m'avaient, comme je l'escomptais, regardé comme une démente et avaient tout essayé pour m'en dissuader, mais en mon âme brûlait une volonté que nul ne pouvait étouffer. Nous étions en la mi-journée seulement, et je leur demandais jusqu'à la midi du lendemain. Si en ce décan je n'étais revenu, il leur faudrait m'estimer perdue et continuer seuls.
J'avais rédigé une lettre à remettre à la commanderie générale de mon ordre, en Ôrmenau, en laquelle j'exposais les faits et demandais à ce qu'Hotz soit soldé. Puis, je revêtis l'habit de Sanctuariste qu'il me restait, l'autre ayant été débité pour en faire mon accoutrement de mercenaire, et, après avoir fait des adieux chaleureux à Hotz et formels au Baron, j'allais vers mon destin.
Je ne peux, aujourd'hui, m'expliquer entièrement les raison de cette décision qui, au moment où je l'ai prise, me paraissait d'une clarté quasi divine. La fatigue du voyage, la mort de Damiette, les vexations que j'avais eu à subir, et, plus que tout le reste, l'étrange impression d'être, en mon royaume même, une intruse, alors que du temps de la mère de ma mère, toutes et touts sans exception acceptaient comme il se doit en leur âme la parole Abbassale, tout se mêlait en moi depuis des jours et cette étreinte, comme une ceinture trop serrée qui cède soudainement, s'était relâchée brusquement à la mention de cet Antiquès. Les desseins des Divins sont insondables et je crois simplement que, pendant un temps, j'en fus le vaisseau.
Le chemin jusqu'au château ne fut guère long mais j'eus néanmoins le temps de croiser quelques regards mauvais avant d'arriver. J'empruntais l'antique pont à chaînes suspendu au-dessus des profondes douves, passais sous une menaçante tour-porte avant de pénétrer en la cour. Celle-ci était pleine d'une activité grouillante, métayers, bêtes et gens d'armes y faisaient leurs affaires en une sarabande chaotique. Une jeune fille en livrée de page vint à ma rencontre, mais, reconnaissant mon habit, s'arrêta à mi-chemin et me dévisagea, sans savoir que faire. Insensiblement, alors que toutes et tous s’apercevaient de ma présence, le silence se fît. Seuls les grognements de contentement d'un porc se roulant dans la poussière et le caquètement d'oies indifférentes à la situation venaient briser le calme anxieux.
- Va m’annoncer à ton Seigneur, page, dis-lui que Sœur Madel, de la commanderie d'Oultrebaie veut le voir et que, si il consent à me recevoir, j'ai à l'entretenir d'un grave sujet.
L'enfant regarda autour d'elle un peu perdue, puis, prenant une décision, fit une courte révérence à mon adresse et s'en fût en courant. Je sautai à bas de ma jument, et hélai un garçon d'écurie :
- Et bien ? Dois-je m'occuper moi-même de ma monture ?
Rougissant, le garçon vint prendre les rênes que je lui tendais et murmura quelques paroles d'excuses, puis s'en retourna avec mon cheval. Droite dans la cour, portant mon regard calmement autour de moi mais ne le fixant sur rien, j'attendis. La vie reprit son court mais doucement, comme étouffée par un drap de laine : les déplacements se faisaient précautionneusement, les discussions à mi-voix, chacune et chacun me jetait à la dérobé des regards interrogateurs. Une femme et un homme en arme s'étaient postés devant le portail que j'avais emprunté, m'interdisant une fuite à laquelle je ne songeais guère.
Après un temps qui me parut plus long que nécessaire, la page revint, accompagnée d'un grand homme sec et pâle, habillé d'un modeste vêtement de toile noir.
- Je suis Foulque De La Blanche-Mesnie, chambellan de Monseigneur le Comte. Voulez-vous bien, ma sœur, me suivre je vous prie ?
D'un signe de tête, j’acquiesçais et ensemble, nous pénétrâmes dans le bâtiment le plus récent, celui que j'avais le matin même admiré au loin. Nous empruntâmes un monumental escalier de marbre, et pénétrâmes dans une pièce entièrement boisée d'ébène blanc de Cianée. S'y trouvaient là une dizaine de personnes, toutes de noir vêtues, de part et d'autre d'une grande table richement sculptée couverte de divers papiers et livres sur laquelle était appuyé le Comte.
C'était un homme courtaud, la peau très sombre, la tête nue, les tempes grisonnantes, ses cheveux maintenus en arrière à la manière des soldats et non pas tressés comme les nobles des villes. Il portait une moustache large et point de barbe. La seule touche de blanc dans ses habits de velours finement brodés, était sa large fraise, qui relevait son port de tête altier. Il ressemblait plus à un chef de guerre qu'à un de ces nobliaux plastronneurs qui pullulent dans chaque cour, plus à l'aise avec le compliment qu'avec l'épée. Je crois bien que, si j'eus été de ces peinteresses qui arrivent de nos jours à rendre vivante les figures qui peuplent leurs toiles, si bien que l'on croirait presque les voir s'animer devant nos yeux, j'eus voulu représenter cette scène, figée en cette pièce, blanche de ce bois rare. D'un côté, je figurerais, légèrement en retrait de la table, cette masse noire de courtisans et conseillères, le regard tourné vers la porte que je venais d'emprunter. Penché en avant, les poings sur le plateau en une attitude martiale mais point agressive, se détachant des autres par son calme et sa composition, le Baron, me fixant de ses yeux sombres. En face, à plusieurs pas de lui, seule touche de couleur dans cette saisissante scène, dans mes habits rouges et blancs, entièrement en arme, je me peindrais, le dévisageant en retour, comme si nous eussions été seuls en cette salle.
Pas un mot n'avait été prononcé, pas un instant n'était passé, et le Comte et moi savions déjà que, à la mesure de l'amitié profonde et du respect sans faille qui eut pu se nouer entre nous si nous avions été de la même allégeance, nous serions dans cette vie-là des ennemis acharnés. Je m'avançais de deux pas et fit une révérence tout à fait respectueuse pour son titre, lui rappelant ainsi que j'étais moi aussi de noble lignée. Puis, comme il se devait, j'attendai qu'il prît la parole. Lentement, il se redressa, me dévisagea, et s'adressa à moi.
- Sœur sanctuariste, votre venue est une surprise. Vous êtes bien loin de votre commanderie d'Oultrebaie qui se trouve, si je ne me trompe, sur les berges du Roux-Aillé. Que faites-vous en nos terres ?
- Je suis au service du Temple, messire. Je vais là où Il me le commande. Il se trouve que j'avais à faire dans la région.
- Et je conjecture que vous ne me direz pas quel est, au juste, ce service ?
- Vous conjecturez bien, messire. Je ne puis divulguer ainsi les secrets du Temple. Surtout à des...
Je suspendis mes mots juste assez pour laisser au Comte le temps de se figurer ce que j'allais dire.
- … laïcs.
Saint-Cadis eut un petit sourire comme s'il appréciait la pique, puis reprit un visage sévère.
- Et donc, sanctuariste, votre obscure tâche vous a menée en mon castel ? Pourquoi donc ? Il n'est point, à ma connaissance, le repère de dangereux ennemis des Divins.
À mon tour je contins un rictus.
- Non point, messire, le Temple n'a aucunement maille avec vous ni avec vos gens. Il se trouve simplement qu'en votre cité, j'ai entendu des bruits inquiétants et je suis venue m'assurer par moi-même de leurs fondements.
- Des bruits inquiétants, répétât-il ? Et quelles sont-elles, ces rumeurs qui alarment une de ces moniale-soldates dont on m'a pourtant tant vanté la bravoure ?
- Il se dit, messire, que vous détenez en vos murs un faune.
Un remous parcourut l'entourage du compte.
- Vous le savez messire, l'Abbassauté s'est donné la tâche de protéger les Antiquès, et les ordres combattants comme le mien jouent un rôle primordial dans l'application du respect que chacun doit au droit canon.
Le remous se fit agitation.
- Ainsi donc, si ce qu'il se dit en votre cité est vrai, et je le crois, je vous remercie de la protection que vous avez apporté au faune, et je vous prie, au nom du Temple, de me le remettre que je puisse l'escorter en une région où il serait plus en sûreté.
Comme un orage qui brusquement éclate, les nobles personnes, sages conseillers et favoris avisés du Comte se mirent d'une seule voix à m'agonir d'injures et d'invectives. Je ne veux, pour l'amour de Déesse, les reproduire ici mais je peux en extraire la substantifique moelle : l'on me traitait de suppôt de l'Abbas, de chienne servile, de servante de l'Unique, l'on me disait traîtresse, incroyante, mécréante, l'on me souhaitait la mort, l'on me promettait la bastonnade ou la pendaison, une jeune femme me défia même, je le crois bien, en duel. Ce qui, de ce concert fort peu harmonieux, se faisait entendre était que jamais ils ne confieraient le faune à une sanctuariste, ennemie de leur foi, et que serait exercée sur lui la justice comtale.
Devant cette averse d'avanies, le comte et moi restions silencieux, droits, nos regards plongés dans les yeux de l'autre. Quand il considéra que j'avais eu ma part d'injures, Saint Cadis, d'un geste ferme, fit taire ses roquets. Le silence qui s'en suivit fut de ceux que l'on entend à la fin d'une bataille. Lentement, il se tourna vers ses gens, et d'une voix qui ne souffrait aucune contestation, leur ordonna :
- Laissez-nous seuls.
Après quelques instants d'hésitations, la masse noire fit une révérence à son maître et se retira, non sans me lancer un dernier regard assassin. Seul De La Blanche-Mesnie s'attarda, et lâcha au Comte quelques paroles à mi-voix que je ne pus discerner. Le noble fit de la tête un signe d'assentiment, et le chambellan, s'approchant de moi, me demanda de lui confier mes armes. Bien que réticente, je m’exécutais : cette précaution n'est guère rare en présence de hauts dignitaires.
Quand nous fûmes seuls, le Comte fit un geste en ma direction.
- Approchez-vous, Sœur Santuariste, me dit-il, presque amicalement. Voulez-vous boire du vin ou de l'eau de vie ?
- Du vin, messire, je vous remercie, le soleil est dur dans votre pays.
Il versa dans une coupe le contenu d'une carafe finement ouvragée, en but deux gorgées et me la tendit en poussant un soupir de contentement. Le vin était frais et sec, parfait pour me désaltérer.
- Vous disiez vrai, ma sœur, repris le comte alors que je buvais encore. Je détiens bien un Antiquès, un jeune faune fantasque du nom de Deinos D'Olbia, petit seigneur venant d'une quelconque cité Caronienne et qui ne doit posséder pour tout bien que son épée.
- Il vous a été remis par une de vos gens ?
- Oui, par De Bernedieu, la jeune femme qui vous a proposé de régler tout cela par un duel. Elle lui a sauvé la vie alors qu'il allait se faire étriller par une foule de croquants excités par le prêchi-prêcha de l'un des leurs. La peste soit de ces mystiques bigots qui croient pouvoir dissimuler leurs pêchés aux yeux des Divins en dénonçant plus fort encore ceux des autres. Ils sont une plaie à vif qu'il nous faudra bien un jour faire cicatriser.
Je me tenu coite, car j'eus préféré qu'il soit en de bonnes dispositions, mais il ne s'en fallut de peu que je rappelle au Comte que c'est précisément en cette tâche qu'était la raison d'être du Temple et de ses ecclésiastiques que Lui et les siens attaquent avec tant de fureur.
- Enfin, continua-t-il, je me suis trouvé bien ennuyé quand j'ai vu débarquer cette demi-chèvre ensanglantée, plus morte que vive, et je pressentais déjà qu'elle m’apporterait bien du souci. Je le fis néanmoins soigner et s'il n'est pas fringuant, il se porte aujourd'hui bien mieux.
Je me taisais toujours, ne sachant guère où il désirait en venir. Après une courte pause, il pointa un doigt accusateur en ma direction :
- Vous n'êtes guère maligne, sœur Madel. Seriez-vous venue me voir en privé, secrètement, que j’eus pu vous confier le faune discrètement, et l'agitation serait morte de sa belle mort. Mais non, il a fallu que vous fassiez irruption en mon conseil, devant les plus jeunes et virulents gentilshommes et damoiselles de mon parti ! Il a fallu que vous annonciez à la vue et au su de toutes et tous que vous veniez pour le faune ! Il a fallu que vous me jetiez le gant publiquement, un gant que je ne peux me permettre de ne point relever !
Le Comte parlait fort et marchait à grand pas dans la salle en faisant d'amples gestes des bras.
- Ce chèvre-pied est une épine en mon flanc. Le Temple et ses troupes n'attendent qu'une occasion pour me dénoncer, cracher sur ma réputation, me diffamer aux yeux de Sa Majesté ! L’exécution d'un Antiquès, que pourtant tous ces hypocrites méprisent en leur âme, leur donnerait un prétexte pour cela ! Je serai mandé en la cour pour y être jugé, ou pire. Et si je ne m'y rends point, cela fera de moi un rebelle et créerait des remous que le Temple et ses fidèles chiens seraient trop heureux d'exploiter. Ah certes il ne leur en faudra pas beaucoup pour m'attaquer ! Le peuple d'Ôrmenau chante déjà une chanson qui appelle à raser jusqu'aux fondations de mon château, ne l'avez-vous point entendue ?
- Je ne comprends point, messire. Confiez-moi le faune si tel est votre intérêt. Cela vous abriterait de la fureur Royale.
- Vous ne comprenez pas ! Ah diantre vous ne manquez pas de courage mais pour ce qui est de la finesse d'esprit... Je suis l'un des meneurs de mon parti, vous le savez. Le bras droit de Sa Seigneurie la Duchesse ! Je ne peux passer pour un faible ! Je ne peux donner l'impression d'obéir à un ordre du Temple dont vous êtes la représentante. Je ne peux vous confier le faune. Ah, que n'êtes-vous venue me consulter en secret, répéta-t-il.
- Messire, j’entends votre vergogne mais une sanctuariste agit sans honte, à la vue de tous et ne se dissimule pas comme une voleuse ou une espionne, m'exclamais-je, piquée.
- Tant de courage et si peu de cervelle, soupira le Comte. Je vous comprends, ma sœur, j'étais comme vous à votre âge. Mais je prie qu'avec les années vous vienne un peu de sagesse et que vous appreniez sans trop avoir à en souffrir qu'en toute chose mesure et précautions sont bonnes.
Cette leçon, reflet presque exact de celle que Léanon m'avait soufflée avant mon départ, m'agaça fortement et c'est d'une voix froide que je répliquais :
- Je ne suis point là pour préserver votre honneur ou celui des livristes. Si vous détenez un Antiquès, vous allez à l'encontre des lois du Temple et vous devez en subir les conséquences. Que cela ne vous sied point, à vous ou aux autres hérétiques, je n'en ai cure. Je constate bien que ma présence en vos murs ne vous plaît guère : remettez-moi le faune et je serai partie dans le décan.
- Je ne le peux, dit-il d'un air désolé.
- Bien, en ce cas je vous prierais de me rendre mes armes et je partirai. Mais je vous mets en garde : tenez-vous prêt à subir le châtiment du Temple.
- Cela non plus je ne peux le permettre, ma sœur.
- Il vous faudra bien l'accepter, messire, car il n'y a point d'autre solution : ou je repars avec le faune, quitte à ce que vous passiez pour un faible, ou je repars sans et vous devenez criminel.
- Oh, je vois bien une autre voie, Sœur Madel.
*
- Pleutre ! Scélérat ! Sale engeance née du cul du Démon ! Renégat impuissant aux bourses pleines de merde ! Comte brigand ! Saint-Cadis de ma vulve !
Dieu, pardonne-moi, Déesse, je ne mérite point Ton absolution, mais je ne décolérais pas. Cela faisait plusieurs décans que j'étais enfermée en une chambre du château et je crois bien que je n'avais pas un instant cessé de lancer toutes les imprécations que j'avais apprises depuis ma naissance, celles que l'on se répétait en secret entre novices, celles que j'avais entendues prononcées par Léanon ou d'autres sergentes sur le champ d'exercice, celle que j'avais eues à souffrir des livristes que j'avais combattus.
Dès ses dernières paroles prononcées, le Comte avait sorti sa dague et d'une voix puissante avait appelé ses gens qui, ensemble, m'avaient traînées en cette pièce, pendant que, me débattant, je lançai au traître mille malédictions et injures, et m'y avaient murée. Je fulminais ! Le perfide ! Cet enfant de chien avait couardement profité de mon désarmement pourtant volontaire. Il avait osé porter la main sur moi ! Il avait violenté une sanctuariste et la détenait contre son gré ! Une femme de Déesse ! Et cela même alors que mon état d'émissaire devait garantir ma sécurité. Je ne peux, lectrice, lecteur, te décrire mon irritation, mon humiliation. J'avais été outragée par un noble qui s'était déshonoré.
Mais la colère n'a qu'un temps, ma gorge me lançait et, à cour de vocabulaire, je commençais à me répéter. Je m'assis donc sur le haut lit qui se trouvait là et, entrepris, tout en sirotant une coupelle du vin que l'on m'avait laissé, d'évaluer ma situation en commençant par l'endroit où je me trouvais. Je n'étais certes pas en un cul-de-basse-fosse comme j’eus pu le craindre : au contraire, la pièce semblait avoir été la chambre d'un proche du Comte. Elle était grande et lumineuse, bien meublée, et les armes familiales figuraient sur les boiseries de la cheminé. La grande fenêtre vitrée qui éclairait la salle s'ouvrait aisément mais celle-ci donnait sur l'a-pic du mont sur lequel était sis le château, et je ne pouvais espérer y descendre sans me rompre le cou à coup sûr. Ah le Comte avait bien choisi ma geôle !
Alors que, assise sur l'épais matelas de plumes, bien différent de ma couche dure en la commanderie, je buvais rageusement le vin en maugréant contre Saint-Cadis et tous les livristes de la création, j'entendis un rire clair, mais étouffé, comme au travers d'un mur ou d'une porte. Je redressai la tête de surprise.
- Je ne sais guère ce qu'a fait le pauvre Comte pour mériter cette ire, ma Dame, mais je me réjouis, par tous les saints, de ne point à cet instant être en ses chausses ! Une telle fureur fait plaisir à voir quand elle est dirigée contre ses ennemis mais je n'ose même imaginer l'effroi d'en être la cible !
Les mots venaient d'une porte basse à côté de la cheminé qui devait donner sur une chambrette pour les domestiques, femmes de compagnies ou valet de chambre. La voix, qui semblait jeune et amusée, continua.
- Quoi qu'il en soit, ma Dame, laissez-moi vous féliciter ! Jamais je n'ai entendu tant d'imagination dans les expressions, ni tant de puissance de gorge pour ainsi harpailler ! Tant de noise par une seule personne, c'est un tour de force !
Plus il parlait, plus je discernais dans ses paroles un léger accent, à peine perceptible mais bien présent, qui me semblait Caronien.
- Vous êtes le faune ! m'écriai-je. Vous êtes... Ah peste, j'ai oublié le nom que le Comte m'a dit tantôt.
- Deinos D'Olbia, ma dame, noble désargenté, faune vagabond, poète à la recherche d'inspiration, trouvère égaré en ce siècle cruel, âme libre et légère. Et à compter de ce jour, votre plus fidèle serviteur, et votre plus fervent admirateur. Puis-je connaître, si je ne suis par trop impudent, le nom de celle qui possède un tel souffle ?
Surprise par la tournure alambiquée de ses phrases, je mis quelques instants à répondre :
- Je suis Sœur Madel, de la commanderie D'oultrebaie. Je suis une sanctuariste et j'étais venue en ce château pour demander du comte qu'il vous délivre.
- Une moniale ! Caspita ! Jamais à vous entendre je ne l'aurais cru ma sœur ! Vous jurez comme les soudards des tavernes de la Marina di San Capio !
Aujourd'hui encore je ne saurai dire si je devais ou non y entendre un compliment.
- Pouvez-vous ouvrir cet huis de votre côté, demandais-je ?
- Hélas non, brave sanctuariste, elle est verrouillée à l'aide d'une grosse clef que le chambellan, homme aussi avenant qu'un cadavre à première vue mais qui a montré beaucoup de courtoisie à mon égard, garde toujours en une aumônière. Chaque jour, l'on vient par deux fois refaire mes bandages et me donner pitance et boisson, et chaque jour, il accompagne chirurgien et serviteur, et prend un soin infini à me cloîtrer, me laissant seul avec pour unique distraction cette sorte de vinasse sèche bien étrange à mon palais que l'on boit en cette région.
- Et vous n'avez trouvé aucune échappatoire ?
- Hélas non, ma sœur. Je leur ai bien demandé de me fournir du vin de Corsonne, même une piquette ferait l'affaire, ou à tout le moins un vin de mon pays, mais rien n'y fit. Ils se contentent, jour après jour, de me servir ce vinaigre écœurant.
Je restais interdite un instant avant de lui lancer :
- Je ne vous parle point du vin, tête-de-bois ! Je vous demande si vous n'avez trouvé aucune autre voie pour vous évader ? Une fenêtre peut-être ?
Son rire clair comme un ruisselet résonna et je ne pus m'empêcher de sourire par devers moi. Je n'avais jamais rencontré personne de son peuple auparavant mais l'on m'avait mis en garde contre leur charme et leurs caresses qui peuvent endormir les plus méfiantes.
- Que non point, Sœur Madel. Il y a bien une fenêtre mais à moins que les Divins, après m'avoir fait à moitié chèvre me fasse entièrement oiseau, je ne serais guère assez désespéré pour m'y risquer. Je vois aussi une autre porte, donnant sans doute sur un escalier, mais elle est verrouillée de même et le chêne en est par trop épais pour que je puisse l'enfoncer de mes sabots. Et je suis encore faible de tout le sang perdu, si je peux à présent me tenir debout plus de quelques instants sans chanceler, je ne peux courir et encore moins me battre, ce qui rend tout projet d'évasion, vous en conviendrez, épineux jusqu'à l'impossible.
- J'en conviens, murmurais-je. Il semble donc que nous soyons pris et que nous ne puissions qu'attendre le bon vouloir du Comte.
Après un temps de silence que je mis à profit pour rassembler mes pensées, je lui demandai au travers de la lourde porte :
- Au fait, messire D'Olbia, que faites-vous en cette région ? Vous avez été, si je ne me fourvoie, surpris dans le temple de la ville en adoration devant une statue de saint. Ne saviez-vous pas que Saint-Cadis est un repère de livristes et que ceux-ci ont en horreur le culte des saintes personnes ?
- Oh si ma sœur, je ne le sais que trop bien.
Il poussa un gros soupir presque comique et entreprit de me conter son histoire. Il fut heureux que nous fussions alors enfermés car nous eûmes la soirée entière pour ce faire, et cela ne fut point de trop car il prenait tant de circonvolution pour dire les choses les plus simples, tellement d’ambages pour expliquer le moindre fait, qu'en tout autre temps, j’eus perdu patience. Mais en cette geôle où je n'avais rien à faire d'autre que me morfondre, ce fut une plaisante distraction, et je me pris même une fois ou deux à rire de ses bouffonneries ce qui, je pouvais le dire au ton de sa voix, le mettait en joie. Pardonne-moi, lectrice, lecteur, de ne point te retranscrire ici ses paroles dans leur exactitude, mais il me faudrait, pour ce faire, plus de papier et de persévérance que je n'en possède. Je vais donc les rapporter plus succinctement.
Il me raconta donc qu'il était un jeune faune sans argent, n'ayant pour tout bien qu'une petite demeure et quelques terres qui ne rapportaient qu'à peine assez pour leur entretien, et qu'il y a quelques années de cela, il était parti en la cité de Vièze, qu'en bon Caronien il appelait Viezza, y poursuivre des études avec dans l'idée de devenir médecin. Malheureusement, me dit-il, les tentations sont en ville nombreuses pour un jeune faune, et il passa plus de temps sur les tabourets des tavernes et des tripots que sur les stalles de l'université, et bien vite il se retrouva sans le sous et expulsé de son école pour une faute qu'il ne voulut point me révéler. Il survécut en jouant du cistre et en chantant dans les rues et les tavernes, pour quelques piécettes, d'abord des chansons connues du commun, puis des morceaux et des poésies que lui-même composait. Ce ne fût qu'ainsi qu'il connut un certain succès, et l'on commença à fredonner ses airs en toute la cité et même au-delà de ses murs.
Mais Deinos était un faune insouciant et insolent, et certaines de ses paroles, raillant les patriciens de la ville, provoquèrent leur ire et l'obligèrent à prendre la fuite. Sur les routes, de cités en village, il finit par entrer en Pont-Aulce et, selon ses termes, il tomba « désespérément en amour de cette terre ». Il en aimait le vin, les fromages et le pain, les paysages et les villes, les gens et les bâtiments.
- Par dessus tout, ma sœur, vos temples ! Dio mio ! Ces temples que vous même n'aimez plus, vous les comparez à nos fines façades caroniennes, à nos délicates constructions et vous les trouvez grossiers, dépassés ! Quel tort vous avez ! Certes, j'aime autant que tout autre notre art caronien qui reproduit à la perfection la nature, j'aime nos sculptures que l'on dirait faites de chair et non d'albâtre, mais face aux vôtres quelle tristesse, quel manque de fantaisie ! Nos temples sont beaux comme des tombeaux, froids et figés, mais les vôtres sont de vivantes forêts avec leurs piliers ramurés, ces statues de saintes et de saints, parfois ramassées et grotesques comme des animaux, d'autres fois allongées et calmes, sages comme des ermites, et vos vitraux colorés qui sont des feuillages aux travers desquels passe la lumière pour éclairer le monde de couleurs nouvelles. Dea mia ! J'y ai passé des jours entiers en admiration, pleurant de beauté, ne mangeant point, buvant à peine, perdu dans ces couleurs et dans ces formes ! Il me semblait être dans une nature sublime, parfaite, une forêt créée par Dieu et Déesse pour leur cité céleste.
Il me conta ensuite qu'il avait entendu parler de ce temple saccagé, en Saint-Cadis, qui abritait, à l'entendre, des trésors d'art remontant à l'établissement même de la famille du Comte en la région, plusieurs siècles auparavant. Il avait donc décidé d'y venir, de nuit, pour s'en assurer. A la lueur d'une torche, il avait fouillé les ruines et y avait trouvé plusieurs restes qui, malgré leur état, l'avaient plongé en une admiration proche, me dit-il, d'une extase béate. C'est comme cela qu'il en avait oublié le temps qui passait, le soleil qui se levait, et qu'un croquant l'avait débusqué, ameutant à lui une foule colérique. Le reste, je le savais déjà vaguement par le Comte : son sauvetage par De Bernedieu, son trajet jusqu'en ces murs posé comme un sac de farine sur la croupe de sa monture, puis les soins, longs et douloureux, l'attente terrible sans connaître le sort qu'on lui réservait, et puis mon arrivée.
Son récit enfin achevé, la nuit était tombée et j'étais affamée, n'ayant rien avalé depuis le matin même en la taverne, et je commençais à me demander si Saint Cadis n'allait pas trouver plus simple de me faire mourir de faim quand j'entendis que l'on s’approchait dans le couloir, puis une clé tourna dans la serrure de ma chambre. La porte s'ouvrit sur De La Blanche-Mesnie qui en passa le pas, puis s'écarta pour laisser pénétrer un homme et une femme qui portaient des plateaux, et un vieillard qui tenait une bassine d'eau chaude. Le grand et pâle chambellan me fit une révérence et indiqua au valet de poser le plateau qui m'était destiné sur le rebord de la cheminé cependant qu'il déverrouillait la pièce du fond.
Voyant ceci, je jetais un regard rapide à l'huis débouchant sur le couloir : le passage était dégagé et si je voulais prendre ma chance, je devais le faire sans tarder. Toutes et tous étaient occupés et il leur faudrait quelques instants pour réagir, que je pourrais mettre à profit pour m'enfuir. J'allais m'élancer, quand dans le chambranle, une forme apparu. C'était un des jeunes gentilhommes que j'avais vus en le conseil du comte, la main posée sur le pommeau de sa dague, et qui m'interdisait toute fuite. Je jurai par devers moi, puis détournai mon regard en une attitude de désintérêt forcé, pour m’abîmer dans la contemplation du plafond. Après un temps qui me sembla bien long, torturée par l'odeur de la nourriture chaude mais ne voulant point m'humilier à manger devant eux, le chirurgien ressorti de la chambre du Faune accompagné de la servante et du chambellan qui prit soin de refermer la porte à clé derrière lui, et, après une courte révérence de ce dernier à ma destination, ils s'en furent. J'entendis le cliquettement de la serrure indiquant qu'une fois de plus j'étais prisonnière, mais je n'en avais cure : je me jetai sur le potage simple mais revigorant et le dévorait en quelques instants, jusqu'au tranchoir de pain. Puis je bus de longues gorgées de vin coupé à l'eau fraîche, et m'allongeai en soupirant sur le lit. Je ne pouvais rien faire de plus ce soir-là et je n'avais plus qu'à espérer que Hotz et le Baron suivent mes directives et avertissent la commanderie générale de ma captivité et que celle-ci prenne la peine de m'en délivrer. Épuisée par la journée, assommée par le repas, je ne tardais pas à m'endormir d'un sommeil plus profond que je ne l’eus souhaité.
*
- Qui va là ?
Je m'étais réveillée en sursaut, comme si, de mon sommeil, j'avais présenti que l'on approchait de ma couche et l'exclamation m'avait échappée.
- Silence ma sœur, pour l'amour des divins !
Le Comte se trouvait à quelques pas de mon lit, et avait parlé d'une voix étouffée. Portant un chandelier, De La Blanche-Mesnie était penché sur la porte de la chambrette du faune, et tentait de l'ouvrir avec précaution.
- Que faites-vous là en ce décan, messire ? Venez-vous nous assassiner durant notre sommeil ?
J'avais parlé d'une voix claire et forte. Saint-Cadis poussa un soupir, secoua la tête et me fit signe de parler moins fort.
- Sanctuariste, si je voulais vous faire tuer, je ne viendrais point seul avec mon chambellan qui à peine sait tenir son couteau de table. Vous vous seriez éveillée cerclée de mes gens en armes et vous n'auriez point même eu le temps de recommander votre âme de pécheresse à Déesse.
Je fronçai les sourcils et allais répliquer d'une remarque acerbe quand il m'interrompit.
- Plus tard, Sœur Madel, nous aurons tout le temps un autre jour de nous échanger des insolences. Pour le décan, il nous faut parler.
Il se tourna vers son conseiller et demanda, impatient :
- Allons ! Ça vient ?
- Oui messire, je vais le chercher.
Le chambellan s'engouffra dans l'ombre de la pièce voisine, puis, après un échange de paroles étouffées dont je n'entendis pas le sens, revint en compagnie de Deinos D'Olbia. À la faible lueur des chandelles, j'eus du mal à distinguer les traits du faune. Cependant, mon regard fut tout de suite attiré vers sa culotte bouffante qui, comme la mienne s'arrêtait aux genoux. Mais là où je portais des chausses et des basses bottes de voyage en cuir, il était jambes nues et l'on distinguait clairement ses pattes de chèvres poilues et ses sabot qui claquaient sur le parquet.
Il fit une grande révérence en la direction de Saint-Cadis et de la mienne, et prit la parole, à la même manière assourdie que le comte.
- Ma sœur, mettre enfin un visage si gracieux sur cette voix si puissante est pour moi un plaisir que je ne peux dissimuler ! Et messire, si vous venez en pleine nuit nous éveiller ainsi en secret, c'est que je devine...
- Silence !
Le Comte n'avait pas crié mais la colère perçait dans sa voix.
- Pas un mot de plus, créature du Démon. Je ne t'ai pas sauvé parce que j'ai de l'amitié pour toi, mais uniquement pour éviter à ma ville et à mon peuple d'être massacré par un Temple corrompu. Je vais m'adresser à Sœur Madel qui, si elle n'est point de ma confession, pour le moins partage avec moi son humanité et possède une âme, et tu vas te taire. J'ose espérer que tu as compris ?
Le faune fit une petite révérence moqueuse mais n'ajouta rien. Satisfait, le Comte se tourna vers moi.
- Sanctuariste, comme vous le savez, je ne peux vous libérer, ni vous ni le faune, sans passer pour un faible. Mais je ne peux non plus vous garder en mon château sans que le parti adverse en tire avantage. En discutant avec mon plus fidèle conseiller, dit-il en désignant De La Blanche-Mesnie, je suis parvenu à un terme qui, je l'espère, vous agréeras.
- Je vous écoute.
- Cela m'assassine de le dire, mais je préfère passer pour un incompétent que pour un lâche. Ainsi donc, vous et le faune vous enfuirez de votre geôle, cette nuit même, emportant avec vous armes et chevaux. Dès demain, après une courte instruction, nous mettrons cette fuite sur le compte de votre grande habileté et de votre ruse. Je conterai que De La Blanche-Mesnie est venu dans la nuit inspecter votre chambre, y ayant entendu des bruits inquiétants. Il expliquera que vous vous fîtes passer pour malade pour abaisser sa méfiance et que dès qu'il eut le dos tourné, vous l’assaillîtes, l’assommâtes, et que vous prîtes la fuite avec le faune.
- Mais jamais je n'attaquerais un homme de dos ! Cela est indigne et aucune...
- Je le sais, sœur sanctuariste. Mais cela n'a point d'importance ! Il me suffit que mes gens le croient.
Un silence s'en suivit.
- Je comprends, repris-je. Et donc pour que le subterfuge fonctionne, il me faudra taire la vérité, à toutes et à tous ?
- Pas tout à fait. Je vais vous demander, sur les Livres Sacrés, de jurer de ne dévoiler la vérité qu'à Sa Majesté la Reine, et à ses proches conseillers.
- Pourquoi donc ? demandais-je, surprise.
- Et bien pour me garder de leur vengeance, Parbleu ! Je veux que Sa Majesté sache que je suis fidèle et que, malgré ma confession, je reste un de ses loyaux serviteurs. Je ne fais qu'essayer de louvoyer entre les remous de toutes sortes pour mener ma barque à bon port.
- Il me faudra aussi en aviser le Maître de mon ordre, ajoutai-je.
- Le Maître des sanctuaristes ? Tiens donc ?
- Oui. Je ne peux lui mentir. Vous me demandez de cacher la vérité à mes sœurs et mes frères, à ma commanderesse, même ! Cela m'est prohibé par un serment plus ancien et plus important que celui que vous voulez me faire prêter. Je dois pour cela demander une dispense et une absolution de mon Maître. De plus, je pense que cela sera nécessaire si vous voulez vous garder de représailles de sa part : il n'est point homme à pardonner à un brigand sans honneur, un hérétique qui plus est, d'avoir porté la main sur une de ses filles, mais peut-être que la vérité apaisera son courroux.
Le Comte grogna, mécontent, mais il répondit :
- Soit. Le serment que vous allez prêter est donc que vous direz à toutes et à tous, Êtres Humains comme Antiquès, que vous vous échappâtes de votre captivité par vos seuls moyens, et que vous ne pourrez dévoiler la vérité qu'à la Reine Elle-même, à ses plus proches conseillers, ainsi qu'au Maître de votre ordre.
- Je consens à ce serment. Il ne me parait point déshonorant ou contrevenir à mes vœux.
Saint-Cadis me présenta un exemplaire des Livres Sacrés.
- Seriez-vous prête à jurer dessus ?
Je jetais un regard mauvais à l'ouvrage qu'il tenait, essayant de déterminer si c'était une des éditions impies contenant le Troisième Livre que suivent les livristes.
- N'ayez point d'inquiétude ma Sœur, il s'agit de la version de votre foi. Regardez.
Il ouvrit la première page et je distinguais malgré l'obscurité une marque Abdone, l'ordre qui possède la prérogative abbassale de la publication de nos Tomes Sacrés. Rassurée, je posais la main senestre sur la couverture de l'ouvrage, et récitais d'une voix étouffée, mais claire :
- Par les Divins, sur mon âme et sur mon cœur, je promets que je ne dévoilerai la vérité sur cette nuit qu'à celles et ceux que le Comte a désignés.
Soulagé, celui-ci me fit un signe de tête presque amical, et se tourna vers Deinos.
- Quant à toi, la chèvre, je ne te demande pas, je t'ordonne de prêter le même serment.
- Avec plaisir, messire, tout pour quitter au plus vite cet endroit. Brrrr, une journée de plus avec votre piquette aigre et je crois que je n'eus point survécu. Il n'est pas étonnant que vous fussiez, en cette région, tant en colère contre le Temple si c'est tout ce que vous avez à boire. Moi aussi je chercherais querelle au monde entier si je devais chaque jour me contenter...
- Je vais t’égorger sur place si tu ne te tais point !
Le Comte bouillait d'une rage froide, le poing crispé sur la poignée de sa dague encore à sa ceinture, et je n'avais plus face à moi le noble diplomate à qui j'avais eu à faire mais le soldat terrible qui avait vaincu la Ligue Vilerine à la bataille d'Illema. Deinos lâcha un petit rire moqueur et déposant sa main sur le Livre, il récita mot pour mot la promesse que j'avais faite.
- Bien, dit Saint-Cadis, plus tempéré. Maintenant fuyez. Vos armes et bagages sont dans les écuries, en-près de vos fontes. Mais faites vite !
- Pourquoi tant d'empressement ? demandai-je. La nuit est encore jeune, personne ne sera éveillé avant plusieurs décans.
- Vous ne comprenez donc pas ? Dès qu'ils apprendront la nouvelle, mes gens entreront dans une colère folle. Si je ne veux éventer notre complot, je ne pourrai pas les empêcher de se lancer à votre poursuite !