Le Grand Maître ou la Grande Maîtresse, la Première Écuyère ou le Premier Écuyer, notre Maréchal de l'Ordre, les Pères commandeurs et Mères commanderesses, les sœurs et frères sanctuaristes, les sergents, les sergentes, les frères et sœurs patientes : notre ordre est parfaitement agencé et cela est bonne chose. La nature même en est une frappante image, de la course de ses astres, chacune en son rôle, jusqu’aux plus petites choses : le lion domine le renard qui lui-même est au-dessus du furet, qui est supérieur aux souris. Toute chose doit être à sa place et ne point chercher à s'élever ni à s'abaisser de sa condition. Ce n'est qu'ainsi que la sublime machinerie céleste peut à jamais dans la paix accueillir nos âmes.
Toujours et en tous lieux, le Temple a combattu les hérésies. Toujours notre ordre en a été le bras armé. Cela n'est point par cruauté mais pour prévenir de telles folies : les païennes pensées perturbent le monde, veulent le renverser cul par-dessus tête. Souhaiter la mise à bas de l'Abbassauté ou des couronnes d'Androne, c'est vouloir faire voler les moutons, mettre dents en becs des oiseaux et désirer chevaucher des rats de la taille de chevaux. Or si tout ici-bas se trouble et se dérègle, les Divins, qui aiment tant l'Ordre qu'ils l'ont, en leur Cité des Astres, établi de toute éternité, nous abandonneront aux griffes de l'Unique et de son soleil ardent, et toutes et tous brûleront à jamais dans le feu infernal. Nous serons plongés dans le désert de flammes, là où tout n'est que chaos, où les poules sont douées de paroles, où les objets inanimés marchent sur leurs pattes et où les fols sont révérés comme les saintes et les saints.
Or il me semble bien, constatant l'état de grand trouble en lequel se trouve notre royaume par la faute des livristes, qu'il n'est guère loin ce temps où Dieu retirera son bras qui nous protège du soleil et où Déesse cessera de combattre les légions démoniaques, laissant le champ libre au Démon et à ses troupes de ravager de leur feu notre terre à jamais. Le temps de l'Ultime Brasier approche et nous nous devons, nous autres fidestes, d'y faire, jusqu'à notre dernier souffle, obstacle, tant de notre âme que de notre corps.
*
Nous chevauchions aussi vite que la faible lueur rougeâtre d'Erutre, encore gibbeuse, nous le permettait tandis que, basse et mince, Leuco n'éclairait guère les ombres floues du paysage. Bien sombre sont les nuits où les lunes ne sont pas pleines ! Nous avions, ainsi que le Comte nous l'avait promis, trouvé nos armes et montures en les écuries, et nous avions filé par la porte ouverte du château. J'avais prévenu D'Olbia que nous aurions à rejoindre mes compagnons et que je l'escorterai jusqu'en Ôrmeneau, ce à quoi il m'avait, soulagé, remercié car il se sentait encore trop faible pour cheminer seul, à plus forte raison poursuivi par une troupe de livristes assoiffés de son sang. J'avais laissé, la veille, Hotz et Savançon en une grange au toit rongé, qui ne leur offrirait aucune protection s'il se mettait à pleuvoir mais qui leur fournissait un abri contre le vent qui, même en ce chaud printemps, soufflait parfois terriblement. J'eus un peu de mal, dans l'obscurité, à en retrouver le chemin, mais moins d'un décan après nous être échappés, je la décelai enfin grâce aux braises de leur feu qui luisaient entre les planches de leur cache.
Je descendis de ma monture et, suivie du faune clopinant, j'y entrai en trombe pour y trouver Hotz, éveillé par le bruit de nos chevaux, accroupi comme un félin, son sabre en main, prêt à se jeter sur un quelconque assaillant. Le Baron, encore plus qu'à moitié endormi, cherchait à tâtons son épée autour de lui.
- Ma sœur ! Je ne croyais plus vous revoir ! Mes prières ont donc été entendues, gloire à Déesse !
- Hotz ! Je suis bien aise de vous avoir retrouvé ! Je suis avec le faune, dis-je en le désignant d'un geste alors que Deinos se fendait d'une révérence digne d'un Prince. Mais il nous faut fuir au plus vite !
Je vis que le butor brûlait de m'en demander plus, mais il se contenta d’acquiescer et commença à ranger le camp. Il écrasa les braises, rassembla ses possessions et alla seller son cheval et celui du Baron qui, quant à lui, peinait à enfiler ses bottes de voyage. J'en profitais pour partager avec D'Olbia un morceau de pain et quelques gorgées de vin, car nous ne savions pas quand nous pourrions à nouveau faire halte. En quelques instant, tout fut prêt et nous pûmes reprendre la route, à nouveau encerclé de cette obscurité qui, je l'espérais, nous protégerait un peu.
La progression fut d'abord silencieuse, car, comme en un temple, la nuit est le domaine des Divins et appelle toujours au recueillement, mais, dans les ténèbres, notre train n'était point rapide : nous pûmes donc nous porter au niveau les uns des autres, et l'introduction de chacun fut faite. Je racontai ensuite succinctement ce qu'il s'était produit chez le Comte de Saint Cadis, notre entrevue, l'enfermement en la chambrette, la découverte de Deinos, et jusqu'au repas que l'on m'avait servi. Rendue à ce moment du récit, je me tus, rougissante dans l'obscurité, honteuse par avance du mensonge que je devrais proférer. Par bonheur, le faune n'avait point tant de scrupules et, prenant mon relais, il affabula un récit tout à fait crédible : en pleine nuit, j'avais commencé à pousser des lamentations glaçantes, réveillant tous les domestiques. Le chambellan, qu'il décrivit avec emphase comme une sorte de semi-géant, sinistre et pâle, était venu voir ce qui causait tant de dérangement. Alors qu'il se penchait sur ma couche, je lui avais sauté à la gorge et, suite à une lutte acharnée, j'étais parvenue à l’assommer. Puis j'avais délivré le Faune et, le portant à demi, je nous avais frayé un chemin vers la liberté. Je ne comprenais guère comment il parvenait sans honte apparente ni hésitation à inventer de telles faussetés, et bien des fois, j’eus envie de crier que tout ce qu'il disait n'était que tromperies, mais mon serment au Comte m'en empêcha.
Le ciel s'éclaircit progressivement et finalement le soleil pointa, mais ce ne fut que quand nous nous le vîmes haut au-dessus de nous que nous nous autorisâmes une halte. Nous nous restaurâmes, et je pus enfin, pour la première fois, observer le faune de la tête aux sabots. C'était, autant que je pouvais en juger, un jeune homme. Son visage avait cette forme étrange qu'ont les Antiquès, qui fait que, même grimés ou dissimulés, il est impossible de les confondre avec les Êtres Humains. Ses cheveux d'un brun aux reflets cuivrés étaient lourds et bouclés, et il en sortait deux cornes semblables à celles d'un jeune chevreau. Ses yeux étaient sombres et rieurs, et sa moustache et sa barbe, finement taillées, semblables à celles de Savançon. Ses vêtements étaient de simples habits de voyage, de cuir et de toile épaisse, mais il étaut coiffé un grand chapeau à plume à la mode Aldissienne, où deux trous avaient été pratiqués laissant entrevoir ses cornes. Il était armé de cette fine épée que les Caroniens nomment striscia, mais que, pour railler, les soldats appellent avec mépris « petite râpe » ou « rapière », car c'est une arme de ville et de duel, et serait moins qu'utile sur un champ de bataille. C'était un superbe objet, à la garde ouvragée et alambiquée, et le faune semblait bien être capable d'en faire usage car il portait aussi enfouraillé à sa hanche senestre une longue main-gauche.
Le repos fût bref, je sommeillai un peu mais je me réveillai rapidement, suante sous le soleil de la midi, angoissée de reprendre notre route au plus vite. D'Olbia et Savançon s'étaient assoupis à l'ombre de buissons, mais Hotz, debout, surveillait le chemin par lequel nous étions venus. Quand il me vit éveillé, il me demanda à mi-voix :
- Quand est-ce que le faune nous quittera ?
- Il nous accompagnera jusqu'en Ôrmeneau, répondis-je. Il est de mon devoir de le protéger.
Le butor eu l'air irrité par ma réponse.
- Verflucht !
Il cracha au sol en direction de l'Antiquès. Surprise par son impétuosité, je lui demandai :
- Pourquoi ce courroux, Hotz ? Je te pensais amical avec le Peuple Ancien, n'avais tu point un compagnon centaure ?
- Les faunes ne sont en rien comme les centaures, me répondit-il. Les hommes-chevaux sont certes brutaux et bouillants, mais ils sont honnêtes et droits, et si on ne les brave pas stupidement, jamais ils n'attaquent d'eux-même. Ce sont des soldats, et on peut leur faire confiance. Les chèvre-pieds sont au contraire fourbes, sournois, ils sourient par devant et poignardent dans le dos, ils ont des desseins qu'eux seuls connaissent et jamais ne les dévoilent. Leur parole est plus légère qu'une plume et ils la reprennent à l'envie. Ils sont pis que des courtisans, et feront tout pour charmer hommes et femmes.
Je haussais légèrement les épaules, en pensant par devers moi que les préjugés livristes avaient malheureusement bien essaimé, même chez quelqu'un d'aussi pieux que Hotz, qui, dès qu'il le pouvait, se mettait en prière. Je ne souhaitais point répondre et l'eus-je voulu que je n'eus pu car le Baron et le faune s'éveillaient à leur tour. Nous reprîmes donc la route, et, au soir, Hotz déclara que nous étions aux limites de l'Echord ; un simple ruisseau en marquait la frontière avec l'Ôrmenel, et mon cœur se gonfla de joie quand le butor m'annonça qu'il ne nous resterait de voyage, à compter du lendemain au matin, que trois jours pleins avant d'être enfin en vue des murs de la cité. Nos assaillants progresseraient sans doute un peu dans les terres avant de rebrousser chemin car le pays deviendrait de moins en moins accueillant pour des livristes à mesure que nous approcherions de la capitale, fortement attachée à notre parti. Les gens de la région sont farouches contre les hérétiques par fierté de leur proximité avec la ville Royale et pour montrer leur fidélité, car s'il est vrai que la Reine possède d'autres terres et demeures, c'est en le Chateau de Grève, en plein Ôrmenau, qu'elle réside habituellement et que sont sises ses chancelleries, intendances, et tout ce qu'il faut comme conseil et gouvernement pour la bonne conduite de l'État. Déesse voulut que jamais nous ne vîmes les gens du Comte et je me demandais même si nous étions pourchassés : peut-être Saint-Cadis avait-il interdit de nous suivre. Je ne comptais certes pas patienter pour le vérifier.
Le lendemain au soir, nous nous arrêtâmes à l'orée d'un village nommé Pontune, dans une de ces grandes auberges toujours surpeuplées, dont la salle commune sert aussi de taverne aux gens du lieu et aux voyageurs, et reste plus bruyante qu'un poulailler une grande partie de la nuit. Pour la première fois depuis le commencement de notre périple, je décidais donc de prendre une chambre à part pour notre petit groupe. Certes, je dus payer plus de deux fois le prix de couches en la salle commune, mais je ne me sentais pas la force de subir les chants d'ivrognes toute la soirée, car je n'avais pas eu le temps de rattraper le sommeil de retard que ma mésaventure au château de Saint-Cadis m'avait fait perdre, et, de plus, mes périodes menstruelles, dont le déclenchement me laisse souvent en un état de fort accablement, commençaient leur cycle.
Nous investîmes la chambrette, et après avoir grignoté un morceau de pain et du fromage tiré de nos fontes, je me couchais de bon décan dans le grand lit que nous partagerions. Je soupçonnais les trois jeunes hommes de souhaiter redescendre profiter un peu de la salle commune. Le faune m’impressionnait par son endurance car tout autre que lui, avec ses blessures, se serait depuis longtemps effondré, mais il continuait à être une agréable compagnie, ne se plaignait jamais, parlait beaucoup, trop parfois à mon goût, et faisait souvent la discussion au Baron qui, malgré les préjugés de sa foi envers ceux de race ancienne, avait l'air de l'apprécier. Ils étaient tous deux de la petite noblesse et, avec ses manières affables et ses plaisantes causeries, D'Olbia avait su s'attirer la sympathie de Savançon. Ce dernier avait par ailleurs entreprit de lui exposer le but de notre voyage, et de lui en conter les péripéties, que le faune avait écouté avec un intérêt et une attention surprenantes pour un être si fantasque. Je conjecturais donc qu'ils auraient l'envie, ensemble, de boire de ce vin de Corsonne dont Deinos nous rabâchait les ouïes depuis la veille. Quant à Hotz, je savais que son naturel prudent lui ferait prendre des nouvelles de la région auprès des clientes et des clients avinés de la taverne.
Je m'éveillai au beau milieu de la nuit, sentant confusément une absence. J'étais seule en la couche froide et, malgré le décan avancé, j'entendais encore la rumeur sourde des rires et des chants de la salle commune. Plusieurs fois même, une clameur joyeuse s'éleva. Comprenant à mon grand dépit que je ne pourrais me rendormir, je décidais de descendre m'enquérir de mes compagnons de voyage. Au beau milieu de la galerie devant ma chambre, je fus prise d'une angoisse sourde : il me semblait, au-dessus des autres, reconnaître la voix de Deinos D'Olbia. Je me précipitais dans le degré menant en la taverne et, m'y immobilisais en sa moitié. De là, j'avais une vue plongeante sur la salle et ses occupants.
Debout sur une table, le faune, manifestement ivre, était au centre d'une attention fébrile. Les gens l'écoutaient en tapant dans leurs mains, riant comme des ânes, se frappant les cuisses, alors qu'il leur contait notre mésaventure au château de Saint-Cadis. Armé d'un cistre qu'il avait déniché je ne sais où, chantant à moitié des rimes improvisées, parlant le reste, il leur faisait le récit héroïque de notre fuite. A l'entendre, ce n'était alors plus un mais cinq serviteurs que j'avais affronté. Je ne l'avais pas aidé à descendre mais je l'avais porté à bout de bras dans les escaliers alors qu'il n'était plus qu'à demi-vivant. Les portes du castel n'étaient point ouvertes et j'avais dû forcer le chemin face à des gardes armés. Notre chevauché dans la nuit devint dans la bouche du chèvre-pied celle de mille périls, chaque pas pouvant être le dernier. Chacune de ses paroles était accompagnée de cris de joie ou de surprise, et les scènes de batailles étaient l'occasion pour les gens du lieu de pousser des cris de terreur ou de rage, puis de s'entre-congratuler en se donnant des grandes claques dans le dos et en criant des « Vive les sanctuaristes ! », « Mort aux livristes ! ». J'entendis même des « Vive sœur Madel ! » poussés de ça et de là.
Tout aussi éméché que les autres, le baron riait beaucoup et dépensait les piécettes de sa bourse sans compter, ce qui lui procurait beaucoup d'amitiés, et je suis sûre que, dans l'euphorie, quand bien même on eut su qu'il était un livriste, on l’eut acclamé pour sa générosité. Hotz, même lui, le nez dans une bolée d'eau de vie, souriait en silence en écoutant les bouffonneries de Deinos. Me promettant d'arracher un à un chaque poil des pattes de ce maudit faune dès que l'occasion m'en serait donné, j'entrepris de remonter en ma chambrée sans me faire remarquer. Mais il fallut à ce moment là que l'aubergiste, jeune femme à la voix aiguë, me désigne du doigt en criant :
- La voilà ! Elle est là Sœur Madel, la terreur des hérétiques !
Ce fût une marée. Je fus tirée de force dans la grande pièce, je fus acclamée, je fus encerclé de corps ivres puant la sueur et l'alcool, l'on me mit en main des verres de vin que je n'avais qu'à peine le temps de goûter avant qu'on ne me les retire pour m'en donner un autre encore meilleur, me promettait-on, que le précédent, l'on me félicitait, on pleurait de mes malheurs, on tendait des poings rageurs vers le ciel en maudissant les livristes... Je ne pouvais mot prononcer, je ne reconnaissais personne, et ce n'est qu'après de longs moment ainsi ballottée que je pus m'asseoir, étourdie, alors que la salle commençait à se vider.
J'avalai d'un trait le contenu de la dernière coupe qui m'était parvenue en main et j'allai voir Hotz.
- Prends le baron, je m'occupe du faune.
C'était un ordre et il ne le discuta point. Il alla quérir le jeune livriste qui s'était endormi sur la table, la tête posée entre ses bras, pendant que je cherchais du regard ce faune trop bavard. Il discutait en un coin de la salle avec une jeune femme blonde, et je le vis lui caresser doucement les cheveux, puis jouer avec une de ses mèches bouclées, l'entortillant autour de ses doigts, pendant qu'il lui parlait à voix basse dans l'oreille. L'obscurité de la salle ne put cacher la rougeur qui monta aux joues de la fille, et elle fit « oui » de la tête.
- Deinos !
Le faune leva le regard et pendant un instant, je vis ses yeux briller d'une colère mauvaise, mais ils reprirent leur ton rieur presque immédiatement et c'est avec une courbette chancelante et d'une voie empâtée par l'alcool qu'il m’accueillit.
- Sœur Madel ! Ma sauveuse, ma bienfaitrice ! Vous voilà enfin le centre de l'attention que vous méritez !
- Venez, D'Olbia, nous devons nous coucher.
Il jeta un regard ennuyé sur la femme blonde, puis il tourna ses yeux vers mon visage plein d'une juste colère, comme s'il calculait un risque. Il tenta une supplique :
- Voyez-vous, Sœur Madel, je pensais que peut-être...
- Non.
- Je suis bien meurtri et une douce...
- Rien du tout.
- Ne laisserez vous pas votre coeur être...
- Nenni, le coupais-je. Suivez-moi, nous allons en notre chambrée.
Il hésita un instant, puis un sourire éclaira son visage et il lança :
- Bien ! Puisque c'est décidé ! Sœur Madel me donne un ordre, qui suis-je, pauvre Ægipan, pour lui désobéir ? Ma dame, ajoutât-il en baisant la main de la pauvre fille blonde qui, depuis mon arrivée, semblait, de honte et de crainte, vouloir se fondre dans le mur, je chérirai toujours en mon cœur le souvenir de cette soirée, de vos douces paroles, et sachez que jamais je ne... eeeh !
Je l'avais saisi par le col et, de force, je le traînai en direction des escaliers.
- N'avez-vous donc auncune honte ? Devant mes yeux ! Soufflai-je fermement mais à voix basse.
- Qu'y a-t-il, ma très chère sœur, qu'ai-je fait pour mériter votre courroux ?
Sa voix miéleuse, presque moqueuse, attisa ma fureur.
- Il est interdit pour les Antiquès de partager la couche des Êtres Humains, vous le savez parfaitement !
- Mais je ne...
- Ne prenez point même la peine de me mentir, messire ! Vous vouliez passer la nuit avec elle, et de telles relations sont prohibées par le Temple, dont je fais partie. Croyiez-vous que j'allais laisser une telle chose se produire sans réagir ?
Après un silence, il répondit d'une voix grave et claire, sans plus aucune trace d'ivresse.
- Non ma sœur, je ne le crois pas. C'est ce qui fait que je vous admire tant, vous ne pouvez détourner les yeux d'une injustice, d'un méfait, d'une insulte faite au Temple ou à la Vrai Foi. Vous êtes un modèle, une statue sculpté dans la droiture et la valeur, et c'est pour cela que j'ai eu, ce soir, envie de vous chanter.
Mal à l'aise de ses louanges, je rétorquais.
- Justement, causons-en ! Nous devions être discrets sur cette affaire et je vous trouve en train d'en faire la chronique à une bande de soudards ?
- Ah, pardonnez-moi, sœur Madel, mais je n'ai jamais rien promis de tel ! J'ai juré de ne dire la vérité qu'à Sa Majesté la Reine, mais je n'ai jamais promis de me taire devant les autres. Le comte voulait que je mente ? Je mentirais.
Il eut un petit rire ravi.
- J’eus l'idée, ce soir, d'une chanson contant vos exploits, ma sœur. Cela sera mon chef d’œuvre, et ma vengeance envers le Comte. Il veut que je mente ? Répéta-t-il. Ah et bien je le ferai. Et cela sans jamais me parjurer, ma chère Madel. Je le dépeindrai en ogre, en brigand, en eunuque sans honneur. En tout lieu du royaume, on entendra mon chant, on chantera sa couardise et son impéritie, on dansera sur les injures que je lui réserve. Je ferai de lui la risée du Pont-Aulce et il se repentira de m'avoir humilié.
Ses paroles m'alarmaient un peu.
- Messire D'Olbia, je ne suis pas sûr que cela soit très avisé.
- N'ayez aucun tourment, très chère sœur, vous sortirez grandie de tout cela.
Je voulus rétorquer que ce n'était point ce qui m'inquiétait mais nous étions arrivés en la chambre, et j'avisai soudain Hotz retenant le baron par la ceinture qui, la tête passée par la fenêtre, dégorgeait tout le vin qu'il avait bu ce soir-là.
*
- Nous aurions dû rester à l'auberge aujourd'hui...
Cela faisait plus d'une demi-dizaine de fois que le baron, de sa voix plaintive, répétait la même chose. Il faisait peine à voir, pâle, décoiffé, les habits froissés, ne tenant qu'avec difficulté sur son cheval. Il plissait les yeux pour ne point être blessé par le soleil et chaque cahot de sa monture lui arrachait un gémissement à fendre l'âme.
- Nous ne pouvons perdre de temps, répétai-je pour la troisième fois. Sa Majesté la Reine nous attend pour bientôt.
Ce n'était pas exactement la vérité : nous étions au matin du neuvième jour de Clystre et nous arriverions, si plus rien ne venait troubler notre avancée, deux jours plus tard, la onze. C'était à tout le moins quatre journées en avance de ce que Sa Majesté la Reine avait ordonné, puisqu'elle voulait que nous arrivions avant la quinze. Nous aurions amplement eu le temps de prendre un demi-jour ou même une journée entière de repos, mais j'en voulais au baron, à Hotz et au faune et je ne désirais point leur faire ce plaisir. Ah ils avaient désiré boire comme s'il n'y avait point de lendemain ? Et bien le jour s'était pourtant levé et maintenant ils devaient accepter les conséquences de leur incurie.
La mine défaite du baron me mettait en une joie mauvaise, et même Hotz, pour qui j'ai pourtant de la sympathie, chevauchant en silence, la tête basse, me donnait du baume au cœur. J'avais dû passer la fin de la nuit entre trois corps ronflants, puant la vinasse et la vomissure, je n'avais réussi qu'à trouver du repos qu'au petit matin, et les voir chevaucher piteusement me vengeait. Seul Deinos D'Olbia semblait ne souffrir d'aucun des maux qui habituellement accablent les buveurs. Dispos, la mine fraîche et la patte légère, il semblait au contraire plus en forme encore que la veille, comme si le vin avait eu sur ses blessures un effet miraculeux. Il était tellement fringuant que l'on eut pu croire que c’était lui qui escortait les deux jeunes-hommes et non point l'inverse. Cela m’horripilait mais il me suffisait d'un regard aux deux autres pour que je dusse contenir des sourires cruels. Baste ! Leur déconfiture me suffirait.
- Haaa... Que ne sommes-nous restés à l'auberge aujourd'hui ? demanda Savançon pour la sixième fois.
*
Le paysage lui même annonçait la fin de notre voyage. Tout nous criait que nous approchions d'Ôrmenau : les collines pierreuses couvertes de basse végétation se faisaient de plus en plus peuplées, les villages devenaient de plus en plus large à mesure que nous avancions. Je vis pour la première fois ce réseau de canaux dont on m'avait tant parlé, prouesse de mécanique, qui puisse l'eau des fleuves environnants et, le long d'immenses aqueducs, viennent irriguer les champs avoisinants, donnant à cette terre sèche les même couleurs verte et or des grands champs de blés des grasses plaines du sud du royaume. Enfin, au matin du deuxième jour après la mésaventure à l'auberge, nous commençâmes à longer la Jarnelle, qui traverse Ôrmenau, et je sentis l'impatience me gagner : nous n'étions plus qu'à quelques décans de notre destination, et il me semblait déjà exhaler l'odeur de fumée, de crasse et d'urine communes à toutes les grandes cités. Hotz et le faune paraissaient partager mon excitation, mais le Baron devenait au fil du temps plus sombre et taiseux, et je du faire un effort pour me souvenir de la nature même de notre tâche : si notre arrivée signifiait pour moi le retour à une vie calme et ordonnée en ma commanderie, elle était pour lui l'expectation d'un terrible châtiment.
Alors que les rives du fleuve se faisaient de plus en plus encombrées d'habitations et de granges diverses, nous pénétrâmes dans le faubourg du Montobel, le plus étendu de ceux qui bordent la ville. Nous dûmes à compter de ce moment, progresser à un train douloureusement lent, prenant à chaque instant garde à ne point renverser un enfant, une passante ou une chien errant. Il y avait autant de monde en les ruelles que nous traversions qu'en tout Girant, et nous n'étions qu'encore dans les faubourgs ! Je n'osai me figurer la masse grouillante que devaient être les rues de la capitale. Après plusieurs décans où il me sembla progresser contre une marée contraire, nous arrivâmes enfin en vue de la porte du Montobel. Bien que ses battants en fussent grands ouverts et que je ne visse nul gens d'armes pour en surveiller le passage, une longue file de charrettes et de montures à l'arrêt dans les deux sens, en interdisaient l'accès. Les piétons tentaient de contourner le problème en empruntant les deux poternes jouxtant la grande porte, mais celles-ci en était tout autant bouchées. Les plus téméraires se glissaient entre les chevaux et les carrioles, bravant à tout instant le risque de recevoir un coup de sabot, de se faire rouler sur le pied, ou de se faire agonir d'injures par des charretiers mécontent de cette tricherie.
- Nous n'allons quand même pas attendre là ! M'exclamais-je, ébahie, courroucée d'être si près du but bloquée. Je suis une sanctuariste mandatée par la couronne ! Ils doivent nous laisser passer.
- Hélas, ma sœur, soupira Hotz, pour pénétrer en la ville, tout le monde, puissant comme pauvre ère, partage le même sort. Observez cette cavalière.
Il me désigna une femme d'un certain âge, manifestement noble, qui, entourée de ses gens à pied ou montés, rongeait son frein, arrêtée par les culs de deux gros bœufs qu'un paysan menait par le licol. Ruminant contre cette organisation qui me semblait invraisemblable, je me promis d'en toucher un mot à Sa Majesté la Reine, dès que je la verrais. Ce ne fût qu'à la tombée de la nuit qu'enfin nous pénétrâmes en Ôrmeneau.
Dans l'obscurité naissante, la cité ne me parut guère différente des autres que j'avais pu voir, ni plus riche ni moins sale. Hotz nous menait, comme je le lui avais demandé, à la commanderie générale de mon ordre qui se situe en une voie nommée Grand-rue Galante. Il n'était resté en la ville que quelques jours et la connaissait mal mais, me dit-il, chacun est une fois au moins passé en cette rue, car elle est la plus large et la plus célèbre d'Ôrmeneau, et mène jusqu'au Château de Grève. Elle se trouve sur le Cap Sainte-Âme, nom donné à l'étroite bande de terre qui s'étend en long entre les deux fleuves de la ville, la Jarnelle et le Noguez, et où sont situées les demeures les plus riches, les temples les plus opulents et les palais des princes et des nobles qui veulent être au plus près de la cour. La rive sud, celle où nous nous trouvions, se partage en divers quarts. Il y a celui de Saint-Jeorg, que nous traversions, celui de la Butte-Aux-Ris et ses trente clochers, le quartier de l'Empire, longeant les rives de la Jarnelle, où se trouvent les tanneries et autres artisans qui en chaque ville empuantissent et rendent boueuse de sang et autres mixtures immondes les eaux des fleuves. En aval de celui-ci se trouve le Paraclet, coupe gorge où, me dit Hotz, il ne faudrait jamais que je m'aventure seule, car il est le repère des miséreux, gredins, et bandits de toute sorte qui rôdent en la cité. La rive nord quant à elle, plus dégagée, plantée de jardins et de quelques bois, est le lieu des universités et des abbayes. C'est là que se trouve le Grand Temple-Cathédrale de la Sainte-Sizaine, où sont ensevelis depuis des temps immémoriaux les membres de la famille royale.
Nous empruntâmes un pont bordé de hautes demeures et qui, malgré le décan avancé, ne désemplissait pas, pour nous retrouver en le Cap Sainte-Âme. Nous débouchâmes soudain d'entre deux bâtiments et j'eus le souffle coupé devant ce qui s'offrait à mon regard : nous étions sur la rue la plus large qu'il m'ait été donné de voir à ce jour encore, telle que je n’eus pus atteindre l'autre versant d'un jet de pierre. Elle était bordée de riches palazzo, dont le plus ancien ne devait point avoir mon âge, plus somptueux encore que tous ceux que j'avais pu admirer jusqu'alors, et des fontaines majestueuses surmontés de statues représentants des scènes antiques, des guerriers célèbres ou des Saintes Personnes, gargouillaient d'une eau claire entre les façades. En son milieu était une longue et large bande d'herbe grasse, plantée de fleurs de centaines de teintes et d'arbustes exotiques aux feuilles de milles formes et s'y trouvaient à intervalles réguliers de hautes sculptures de marbre blanc et noir. Malgré la nuit tombée, il y faisait clair comme en pleine journée car de hautes torches métalliques surmontées de grandes boules de verre, situées de part et d'autre de la rue, tous les dix pas, brillaient d'un éclat aveuglant et du Démon si je comprenais comment telle chose était possible sans que la flamme ne s'y étouffe ! Elles éclairaient la voie d'une lumière fixe qui ne faisait pas danser les ombres comme le fait un flambeau ou une lampe et je restais un temps figée par ce mystère, plus encore que par toutes les merveilles qui s'offraient à mes yeux. Il me sembla pendant un instant me trouver en la Cité des Astres et aujourd'hui encore, après l'avoir de maintes fois et en toute heure arpentée, je crois que cette rue en est l'un des reflets les plus fidèles. Gloire en soit rendu aux Divins, il faut bien que ce soient Dieu et Déesse qui guident la main de celles et ceux qui produisent de telles merveilles !
Deinos D'Olbia lâcha un petit rire.
- Chaque fois que je viens en cette rue, je me retrouve, pour quelques instants, chez moi. Et même, il me semble que bien des Caroniens crèveraient de jalousie s'ils la voyaient de leurs yeux. Maîtresse Fussali s'est ici surpassée, c'est sans doute aucun son chef-d’œuvre.
- Qui donc ? demanda Savançon.
Le Faune lui lança un regard surpris.
- N'avez-vous point entendu parler de la Maestra ? Alcaintra Fussali, de San Gianna ? L'une des plus grandes artistes de notre siècle ?
Devant la dénégation du Baron qui secouait la tête, et pendant que nous descendions la grande Rue Galante, le faune entreprit de l'instruire.
- Alcaintra Fussali fût une peinteresse, sculptrice, mais aussi ingénieure, mathématicienne et médecin. Elle fût l'autrice de nombreux ouvrages tant sur les sciences que les arts et il semble qu'elle fût en toute chose la plus érudite. Elle connut une renommée sans précédent dans toutes les cours de Caronie d'abord, puis de l'Androne entière. Votre roi Aulcian le deuxième, père de Sa Majesté la Reine, a naturellement fait appel à elle pour redessiner sa ville d'Ôrmeneau dont il était si fier mais qui lui semblait terne et vieillie depuis qu'il avait vu nos belles cités marchandes lors de ses campagnes caroniennes. Ensemble, Alcaintra et lui commencèrent par cette rue, directement devant le château royal, mais leur mort à tous les deux, qui intervint à une année d’écart seulement, et le coût outrancier de cette seule voie celèrent la tombe de ce projet : Sa Majesté la Reine a d'autres soucis en tête qu'embellir sa ville. La plupart des palazzo et des sculptures ne sont pas directement d'Alcaintra mais ont été réalisés après sa mort, parfois en suivant ses directives, d'autres fois non. Mais certains, les plus proches du Château de Grève, sont de son plan même et il n'en reste pas moins que cette sublime rue est l’œuvre parfaite d'une femme d'une exception telle que le monde n'en connaît qu'une fois, peut-être, par millénaire. Et pourtant, ajouta-t-il en riant, elle était esclave et le resta jusqu'à sa mort.
- Esclave ? S'exclama le baron, outré. Mais comment a-t-elle voyager dans toute l'Androne et créer de telles merveille tout en étant couverte de chaînes ?
Le faune éclata d'un grand rire franc.
- Messire, vous connaissez bien mal notre pays et nos us. Je vous en causerai une autre fois, mais sachez juste que les divers propriétaires d'Alcaintra tiraient de sa possession un honneur et un prestige sans commun et qu'elle fût mieux lotie que bien des princesses et ne manqua jamais de rien. Chacun de ses désirs, et elle en avait peu, toute dévouée qu'elle était à son art, était immédiatement assouvi et elle jouissait de bien plus de liberté que nombre de personnes non asservies. Et quoi qu'il en soit, nous n'enchaînons pas les esclaves, nous ne sommes point cruels. De plus, ajouta-t-il d'un ton matois, cela les gêne affreusement dans leur travail.
- Et ces drôles de torches, demandai-je en désignant les boules lumineuses. Sont-elles aussi de son fait ?
- Je ne crois pas, répondit Deinos, pensif. Il me semble bien qu’elles sont l’œuvre d'un artisan d'Arfelo qui a trouvé un moyen de produire de la lumière sans faire de flammes.
- Sans faire de flamme ? m'exclamais-je, comment est-ce possible ? Seul le feu émet de la lumière, elle ne peut exister sans lui ! D'olbia haussa les épaules.
- Je ne sais, malheureusement. Il vous faudra demander à quelqu'un qui a plus de savoir que moi en le domaine
- Cela n'est point possible, répétais-je, sûre de mon fait.
Nous étions sur ces entrefaites parvenus face à un bâtiment qui jurait avec les autres. Ramassé, orné de tourelles défensives, il ressemblait à un petit fortin et faisait comme une verrue au milieu de ces palazzo élancés. Les fenêtres et les portes étaient en forme d'ogives, et un crénelage décoratif bien démodé ornait le haut des murs. Au-dessus de l'huis était gravé le blason de notre ordre. Nous étions à la commanderie générale des Sanctuaristes.
Nous mîmes pied à terre et, du lourd heurtoir en forme de patte de lion, je frappais à la porte. Peu de temps après, celle-ci s'entrouvrit et un frère patient passa sa tête pour nous observer. Il allait parler, d'un air chafouin, quand il remarqua mes habits. S'écartant prestement, il ouvrit en grand la porte et s'exclama :
- Ma sœur ! Bienvenue dans ta demeure !
- Merci mon frère. Je suis sœur Madel de la commanderie d'Oultrebaie.
Il plissa un instant les yeux, comme s'il essayait de me reconnaître, puis les ouvrant en grand, il s'écria :
- Sœur Madel ! Oui ! On m'a dit il y a quelques jours que tu viendrais avec sœur Damiette ! Vous êtes avec l'hérétique ?
- Je suis avec le baron de Savançon, en effet, mais plus aucune de mes sœurs ne m'accompagne. Je suis la seule à avoir pû achever notre périple.
- Seule ? Mais... Il se reprit soudain, s'écarta du passage et me dit : Entrez, entrez, la rue n'est point le lieu pour palabrer de telles choses.
Nous pénétrâmes dans la commanderie pour nous trouver sous un grand porche à croisée d'ogives, qui débouchait sur une cour intérieur d'où l'on entendait le bruit familier des écuries, et qui était, à dextre comme à senestre, pourvu de deux grands escaliers. Avisant enfin notre train, le portier eut l'air ahuri. Il faut à sa défense dire qu'il s’attendait à recevoir la visite de deux sanctuaristes, deux sergentes et un prisonnier, et non point d'une jeune sœur accompagnée d'un faune, d'un butor et d'un jeune et beau gentilhomme. Il se retint cependant de toute question, et héla un novice, qui vint nous décharger de nos montures. Il lui donna quelques brèves instructions et se retourna vers moi.
- Je suis frère Capien, ma sœur, et je crois bien que le Grand Maître voudra te voir immédiatement. En temps normal, je t'aurais proposé de passer par les cuisines après un tel voyage mais...
- Je partage ton opinion, mon frère, l'interrompis-je. Me mèneras-tu à notre Maître ?
- Suivez-moi.
Ensemble, nous empruntâmes un des deux escaliers qui déboucha immédiatement sur une grande salle aux murs couverts de somptueuses tapisseries. Elle était richement meublée de chaises sculptés et de plusieurs larges tables, et éclairée par de nombreuses chandelles de cire, et non de suif, enchassées sur de lourds chandeliers dorés. Les verres des innombrables fenêtres donnant sur la rue étaient colorées et en leur centre se trouvait les armes des sanctuaristes. Jamais je n'avais vu tant de richesse dans aucune commanderie que j'avais de ma courte vie visité, et je ne pus m'empêcher de pousser un petit sifflement d'admiration.
- Pardonne tant d'ostentation, ma sœur, mais nous sommes ici au plus près du pouvoir et il est parfois nécessaire d'éblouir nos visiteurs pour être entendu.
L'homme qui venait de parler se tenait au milieu de la salle, debout devant un lutrin, une plume à la main. Grand et musculeux, il était vêtu d'une simple robe rouge et blanche, qui lui donnait l'air d'un saint ou d'un sage. Sa peau claire était ridée mais ses yeux étaient vifs et d'un vert froid. Il avait son crâne, comme celui de beaucoup de mes frères, entièrement rasé et il portait la barbe, d'un roux mêlé de fils d'argent. Reconnaissant à ce détail Aubin de Lorebonne, je me jetais à genoux, tête baissée, et m'écriais :
- Grand Maître ! Je suis Madel, de la commanderie d'Oultrebaie, et j'amène avec moi le Baron de Savançon à la demande de Sa Majesté la Reine. Et à la vôtre, ajoutai-je après une courte hésitation.
- Relève-toi, ma fille. Tu n'amènes point que le Baron de Savançon, à ce que je peux observer. Messire, dit-il en se tournant vers le livriste. Bienvenue en nos murs. Je remarque à vos côtés votre épée. C'est donc que vous êtes venu ici de votre gré. Cela est à votre honneur.
- Messire, répondit le baron, je sais où est mon devoir. Sa Majesté la Reine me fait mander, je me précipite auprès d'elle, comme tout loyal sujet le ferait.
Le Maître ne lui répondit point, mais fit à son adresse un signe de tête respectueux. Il regarda ensuite le faune d'un air interrogateur. Retirant sa coiffe, le caronien fit une révérence presque caricaturale et se présenta.
- Messire de Lorebonne, je suis Deinos D'Olbia, gentilhomme sans richesse que votre fille, sœur Madel, que mille fois soit loué son nom, sauva d'un bien mauvais pas. Je ne pourrais avoir assez de toute la nuit pour vous dire, Ô grand maître, tous les dangers qu'elle brava, et avec quelle droiture et pureté d'âme elle agit à mon endroit. Messire, ce monde n'est point toujours accueillant pour un ægipan et je prie Déesse chaque nuit que de telles personnes agissent en son nom pour nous protéger des abus terribles auxquels nous sommes confrontés.
Un silence gêné résonna à la fin de sa tirade, que le jeune faune très content de lui ne parut remarquer, brisé par un raclement de gorge du Maître qui dit à voix basse :
- Et bien, il me semble qu'il y ait beaucoup à conter. Puis, il ajouta, plus fort : et que fait un butor en ta compagnie, ma fille ?
- Hotz a été d'une grande aide, maître. Il fût engagé par ma sœur Damiette et a depuis été d'une grande loyauté, nous guidant sur les routes et combattant à nos côtés. C'est un bon fideste, fidèle à notre Temple.
- Justement, où est sœur Damiette ? Tu n'as point fait seule le chemin, j'espère.
- Ma sœur est morte, mon père.
Le Grand Maître me dévisagea un temps de ses yeux si verts, comme s'il voulait lire en moi les vérités de nos mésaventures. Puis, il se tourna vers frère Capien et lui ordonna de mener mes compagnons de voyage en les cuisines pour les nourrir, puis de leur montrer les cellules où ils passeraient la nuit. Les trois me firent leurs adieux et se retirèrent.
- Bien, assieds-toi ma fille, tu as l'air épuisée, dit le Grand Maître en tirant une chaise tapissée.
- Je le suis, Maître, mais je suis aussi soulagée d'être enfin parvenue à ma destination.
- Bois, dit-il en me tendant la coupe de vin qu'il gardait au côté de son lutrin, bois et commence à parler. Je veux tout savoir.
Ce n'est que tard dans la nuit que j'eus terminé mon récit. Le Grand Maître m'avait écouté avec attention, ne m'interrompant qu'à de rares occasions pour me demander une précision ou une clarification. Dès que j'en eus fini, une immense langueur me prit, comme si revivre en parole ces péripéties m'avait vidée définitivement de toutes mes forces. Le Grand Maître avait les yeux perdus dans le vide et semblait plongé en une profonde réflexion. J'avais faim, je frissonnais de froid malgré la douceur de l'air et je ne souhaitais que m'allonger en ma couche, mais je ne dis rien qui put déranger sa penserie. Au bout de quelques temps, il se redressa et, s'adressant autant à lui-même qu'à moi, il déclara :
- Tout cela est préoccupant. Le royaume est en grand troubles pour qu'ainsi des hérétiques défient le Temple, en tue ses moniales, se moque de ses lois. Il faut que je parle à la Reine.
Son regard se posa sur moi et il me dit :
- Tu as bien agi en toute chose, ma fille. Tu as fièrement rempli ta tâche, et sache que toutes et tous au sein de notre ordre en seront informés. Je vais te mener en une cellule où tu pourras te reposer, et dès demain, tu reprendras avec nous le cours de ta vie monastique.
- Je ne devrais pas présenter le Baron devant Sa Majesté ? demandais-je, surprise.
- Cela ne sera point nécessaire. Je m'en chargerai, et j'exposerai à Sa Majesté les dangers que tu as dû braver pour son service, afin de lui faire comprendre qu'il n'est plus possible de tolérer de pareilles rebellions en son royaume. Il faut qu'Elle agisse, par la force si besoin en est.
- Je prierai pour qu'Elle vous entende, répondis-je, malgré tout froissée de ne pouvoir, au pied de son château, rencontrer la Reine.
La cellule ressemblait en tout point à celle de ma commanderie d'Oultrebaie, ce qui, dans mon état de faiblesse, m'émut presque aux larmes, et le Grand Maître me laissa seul, non sans me promettre qu'il allait faire quérir un frère patient pour m'apporter de quoi manger. Je m'endormis bien avant cela.
Les jours qui suivirent furent d'opportuns moments de calme et de recueillement. Mes journées reprirent leurs douces cadences de prières, de repas en silence, de nuits entrecoupées d'offices, de moments de lecture et même de l'ennui qui m'avait tant manqué. Au lendemain de notre arrivé, à mon réveil, on m'avait informé que le Grand Maître et Savançon étaient ensemble allés, dès le premier décan, se présenter à la Reine, et je n'avais depuis lors plus revu le gentilhomme. Hotz avait été, à ma demande, soldé comme il se devait et, après m'avoir respectueusement salué, s'en était allé chercher un autre engagement. De tous, c'est celui dont je regrettais le plus, les jours suivants, la compagnie car il avait été valeureux et d'agréable tenue, et je me surpris même à penser qu'il eut fait un excellent sergent de notre ordre. Mais Déesse n'appelle à son service que celles et ceux qu'Elle désire, et il ne me revient pas d'interroger ce choix. Deinos D'Olbia m'avait quant à lui fait des adieux larmoyants, me rendant grâce et m'encensant jusqu'à la malaisance, et ce fut avec un certain soulagement que je le vit prendre congé. Malgré tout, je ne peux aujourd'hui encore m'empêcher de sourire en repensant à certaines de ses impertinentes bouffonneries. Avant de partir, néanmoins, il lança une phrase qui ne manqua point de m'inquiéter fort.
- J'ai terminé la chanson que je vous avais promise, me dit-il. Bientôt, toutes et tous connaîtrons vos exploits.
Je ne pris point la peine, sur le moment, de le lui défendre et bientôt, absorbée dans mes solitaires méditations, j'oubliais entièrement ses paroles. Ce fut, je le crois, la plus grossière erreur de ma courte vie.