Le 29ème jour : Dïri
Mock l’attendait là où ils s’étaient rencontrés la première fois, près du trou dans l’arbre. Il était installé contre une branche et jouait d’une petite flûte de bois creux. Quand Dïri arriva vers lui, il s’arrêta et leva vers lui ses huit yeux où brillait une tranquille assurance.
« Il savait que je viendrais », pensa le jeune tepmehri « Il m’observe de l’intérieur ».
Comme toute réponse, Mock sourit et Dïri ignorait si c’était juste parce que Mock aimait sourire ou si c’était parce qu’il avait lu dans sa tête.
— Je pense que j’ai trouvé cette chose imprévue.
— Je savais que tu le ferais, ajouta Mock. La disparition de Nimrod... c’est une histoire intéressante. Les Grunes disparaissent facilement quand approche le 84ème jour. Mais c’est trop tôt pour être commun.
Dïri ne répondit pas et Mock se redressa. Ses tentacules étaient soigneusement nattés sur son épaule et il portait son habituel chapeau melon posé dessus.
— Qu’est ce qu’il faut que je fasse maintenant ?
Les huit yeux noirs se tournèrent simultanément vers lui.
— Tu comprends ce que cela signifie n’est-ce pas ? Si tu poursuis cette conversation, alors tu auras accepté mon marché.
— Je ne suis pas un idiot. Vous avez été très clair.
— Bien.
— Ma parole vous suffit ?
Mock pencha la tête sur le côté et son chapeau chuta sur le sol. Il le ramassa et l’épousseta avec soin.
— Tu ne la trahiras pas. Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même, Dïri. Ce sera bien, tu verras. Le monde, la science, le pouvoir... tu préfères cela à la liberté. Tu es très curieux et ensemble, nous allons dépasser toutes tes espérances.
Dïri ne dit rien. Au-delà de tout, il appréciait Mock finalement. Il était comme une épice dans un monde de sucrerie. Il était intéressant.
— Qu’est ce que je dois faire ? demanda-t-il.
Mock eut l’air plus grave.
— La bromrod ne doit pas mourir. Si elle meurt, alors il n’y aura aucun espoir que je te garde auprès de moi. Tu vas devoir la sauver, car elle ne s’en sortira pas toute seule.
— Où est-elle ?
— Derrière le palais de papier, il y a un labyrinthe naturel creusé par des rampants, il y a de ça plusieurs milliers d’années. Keizarod l’a toujours utilisé pour se débarrasser de ses rivaux. Elle l’a perdue dedans, quelque part. Il ne lui reste pas beaucoup de jours avant qu’elle ne se dessèche complètement. Tu dois te hâter.
— Keizarod l’a perdue en sachant qu’elle pouvait mourir ? Mais pourquoi ?
Mock observa le visage terrifié du jeune tepmehri et des fossettes creusèrent ses joues tandis qu’il riait :
— Tu as tant de choses à apprendre. Il est trop tôt et il n’y a pas de temps pour tes questions. Ça n’a rien d’une chose extraordinaire, des vivants qui tuent d’autres vivants. Tu verras des choses bien plus incroyables que ça.
Dïri réfléchit.
— Si Nimrod est perdue dans un labyrinthe, comment ferais-je pour ne pas m’y perdre à mon tour ?
Mock haussa les épaules.
— Il y a des possibilités, il y a des réponses. Ce n’est pas si compliqué, mais je serais déçu de devoir te donner la solution. Montre-moi que j’ai bien choisi ton crâne pour ce qu’il y a dedans.
Le 30ème jour : Haéri
Lissarod avait un teint de plus en plus brouillé au fur et à mesure que les jours passaient ; fouiller les cimes et les souterrains n’avait apporté aucune conclusion heureuse. C’est pour cela que Haéri avait vu avec soulagement Dïri redescendre du faîte, le regard dur et déterminé.
— Très bien, j’ai quelque chose. Je sais où elle se trouve, mais ce sera ardu. Il y a un deuxième labyrinthe sous terre, près du palais dans la grotte.
Tandoori lui addressa un regard batracien et Dïri soupira :
— On vous expliquera. On va avoir besoin de tout le monde pour réussir à la retrouver à temps. On a quatre ou cinq jours devant nous, mais pas plus. Le problème majeur vient que nous risquons de nous égarer nous-mêmes si l’on fonce sans réfléchir. Il nous faut un moyen plus fiable que notre sens de l’orientation.
Un grand sourire se dessina sur le visage de Haéri.
— Pour ça, pas de soucis ӝ on a déjà trouvé !
Dïri eut l’air pris de cours.
— Déjà trouvé ?
— Nos têtes ont travaillé ӝ pendant que tu cherchais... tes infos n’importe où ӝ espèce d’infâme lucane !
— On parlera de ça quand on aura récupéré Nimrod, riposta Dïri, agacé.
— Ouais, alors arrête de lui chercher des mites, ajouta Lissarod pour la forme, toujours prête à mettre des bâtons dans les roues de Haéri, même quand il l’aidait à sauver sa meilleure copine.
Izzirod et les jumeaux observaient la conversation avec une certaine perplexité. Tous ces gens agressifs étaient décidément bien étranges ! Izzirod soupira. Heureusement que Dïri était si beau, ça compensait son côté hétérodoxe.
— Bon, quelle est ton idée ? demanda Dïri.
— Tu avais un esprit des os pour descendre dans la grotte et tu l’as attaché avec du fil d’élégante ! Rien de tel que du fil pour ne pas se perdre dans un labyrinthe !
— Il va nous en falloir ӝ beaucoup pour faire ça, non ? demanda Izzirod. Et chacun sa pelote ӝ pour ne pas en manquer !
Lissarod croisa les bras devant sa poitrine.
— Il y a plus malin encore. Nous sommes au début de l’été. Les petites élégantes sont nées au milieu du printemps et portent encore leurs barboteuses. Trouvons-en un nid et gardons un jeune par binôme ; il nous donnera tous le fil dont on a besoin. Ensuite, on se répartit dans le labyrinthe : un pour gérer la bête tisseuse, l’autre pour porter de l’eau dans une feuille. Il faut aussi une bromrod par binôme, pour la lumière... Les deux tepmehris qui seront en binômes n’auront qu’à utiliser un esprit des os !
Ils se regardèrent les uns les autres et hochèrent la tête. Ce plan commençait à ressembler à quelque chose.
— Et comment sait-on si ӝ l’un de nous trouve Nimrod ? demanda Izzirod.
Dïri haussa les épaules.
— Facile. Les premiers qui la retrouvent remontent leur fil jusqu’à l’entrée et tirent sur les autres pour prévenir tout le monde. On se retrouve au début de la grotte.
— Et si la vieille se pointe ? ӝ Une autre idée brillante ? demanda judicieusement Haéri.
— On l’assomme avec une batte et on la ligote avec du fil d’élégante ! pesta Lissa pour conclure.
Le 31ème jour : Lissarod
Partir à la chasse aux élégantes n’était pas une affaire de simplet. Il s’agissait déjà de repérer le bon nid ; c’est-à-dire celui qui était le mieux placé pour qu’on puisse y grimper sans se rompre la queue.
Lissarod était plutôt douée en ce qui concernait la grimpe (contrairement à Dïri qui semblait handicapé quand il devait utiliser une partie de son corps autre que sa tête). Elle exultait. Non seulement son precah avait enfin recouvert l’ensemble de son corps, mais il semblait plus performant et plus dépendant de sa volonté que celui de ses camarades. Il redevenait lisse, rugueux ou collant plus vite et avec plus d’efficacité. C’était un véritable don qui lui avait été fait.
Elle fut la première à poser sa queue dans le nid, bien que ses tentacules l’aient aidée à progresser sur les derniers mètres. Elle s’épousseta et se moqua ouvertement en apercevant Dïri qui jurait en dérapant un peu plus bas. Les precahs de couleur clairs n’étaient pas très efficaces pour ce genre de chose ; tout le monde le savait !
Elle attendit qu’Izzirod et Haéri la rejoignent avant de s’aventurer plus loin.
— C’est émouvant, pas vrai ? dit Haéri. Ils semblent si paisibles.
Lissarod savait que c’était à elle qu’il parlait, mais elle fit comme si elle n’entendait pas ; elle n’aimait pas trop cette familiarité. Cependant... il avait raison.
Dans la lumière bleue et chaude de l’été, Mîme nimbait le cocon de teintes iridescentes, le tout relié à leur environnement par de longs fils épais comme des doigts.
Les grunes s’inclinèrent au-dessus du berceau. Ils n’avaient pas vraiment peur et étaient plutôt excités. Les élégantes étaient des animaux raffinés et il était dit que quiconque pouvait observer son reflet dans leurs seize yeux vivrait un beau voyage quand l’année se terminerait.
Les élégantes étaient grosses comme leur torse. Il y avait cinq jeunes, lovés dans les pattes des uns des autres qui dormaient comme une portée de chiots. Apparemment, ils n’avaient pas encore bien compris quelles appendices devaient porter des bottines et quelles autres devaient mettre des mitaines.
Izzirod fit un visage tout triste :
— Oh, ils sont trop mignons ! ӝ Doit-on les séparer ?
— On les ramènera après, haleta Dïri qui venait d’arriver à l’entrée, les doigts éraflés à défaut d’avoir pu compter sur son precah ou ses tentacules trop courts.
— Ce n’est pas vraiment le moment d’être sentimentale, ajouta Lissarod.
Elle ne pouvait vraiment pas supporter cette nouille !
La bromrod s’accroupit près des jeunes créatures et essaya d’en attirer une à elle. Elle raffermit doucement sa prise sur le corps de son frère. À force de grattouilles, de cajoleries et avec l’aide de Haéri, les grunes parvinrent à récupérer les deux ensemble. Izzirod choisit la facilité en saisissant une élégante qui dormait paisiblement sur le dos, ses huit pattes en l’air.
Elles étaient plus lourdes qu’ils l’avaient imaginé et ils commencèrent la descente avec appréhension. Dïri dut se retenir de soupirer : il s’était acharné à monter là-haut alors qu’il n’avait servi strictement à rien.
Le 32ème jour : Nimrod
Elle ne pouvait plus très bien bouger. Sa bouche était sèche, sa peau se craquelait, ses tentacules étaient fragiles comme du papier de soie et son precah se recroquevillait sur elle comme du lichen.
Nimrod se dit qu’elle allait mourir ici. Elle enfouit comme elle pouvait ses doigts dans les ossements et la chair pourrissante de l’arbre. Juste un peu d’humidité... mais ce n’était pas suffisant. Des images dansaient devant ses yeux. Elle essayait de se remémorer un extérieur qu’elle ne pensait pas revoir : la beauté des fleurs et les créations de Lissarod, Ephèbre deux fois baguée d’or, la lumière cérulescente de Mîme sur la flaque où elle aimait se baigner.
Elle avait terriblement envie de pleurer, mais n’avait plus assez d’eau dans son corps pour cela.
Nimrod était une grune très simple. Elle aurait voulu aimer quelqu’un profondément, fabuleusement, douloureusement peut-être, et être celle qui toucherait ses tentacules et alors... ils seraient incroyablement compatibles. Ils auraient descendu la rivière ensemble le quatre-vingt-quatrième jour et leur bateau blanc aurait traversé l’éther pour se perdre dans demain.
Ce n’était pas grand-chose. Un destin banal pour un grune, mais elle n’aurait rien de tout ça. Ce n’était malgré tout pas la pire des façons de mourir : les os continuaient de vibrer autour d’elle et lui racontaient une histoire.
« Il était une fois, des êtres qui ne pouvaient pas vieillir... Ils pouvaient être n’importe quoi... Des grunes, des corneilles à trois pattes, des élégantes ou même d’autres espèces intelligentes vivant ailleurs dans le cosmos ou dans d’autres mondes. Ces gens étaient appelés des Piliers.
La vieille bromrod de l’arbre était un Pilier, elle aussi. Elle était vieille comme le monde, plus vieille que le plus vieux des arbres, plus vieille que Mîme lui-même.
Elle avait eu des rêves au début. Elle avait eu des espoirs. Mais quand le pouvoir s’était éveillé, tout avait fondu comme du miel dans de l’eau. Les années l’avaient délavée. Elle avait d’abord perdu la douleur, puis le reste de ses sensations. L’obscurité avait volé ses couleurs puis ses yeux. Le silence avait pris ses oreilles.
La vieille bromrod possédait un fabuleux pouvoir. Un pouvoir juste à elle, car tous les Piliers étaient différents.
Ils étaient venus nombreux ceux qui étaient intéressés par sa puissance et au début elle en avait usé et abusé. Dans son palais souterrain, elle avait vécu comme une reine, entourée de courtisans et organisant des fêtes fastueuses remplies de musiques et de danses. Mais le temps était passé et ceux sur qui elle avait posé sa main avaient fini par se délaver eux aussi. Finalement, ils s’étaient jetés dans la Rivière Blanche et Keizarod s’était de nouveau retrouvée seule.
Elle avait fini par apprendre de ses erreurs. Ce pouvoir n’était pas un don, mais une promesse de souffrance. Elle s’isola du monde et refusa de parler à quiconque venait pour elle, fasciné par une puissance ancienne qui ne devait plus s’exprimer. »
Nimrod écoutait cette histoire et bien qu’elle ait deviné que la vieille grune était celle qui vivait dans le palais de papier blanc, elle se demanda ce que tout cela avait à voir avec elle.