Force est de constater qu’il ne plut pas cet après-midi-là ni les jours suivants, contrairement aux normales de saison. Solola s’assit au pied du figuier. Elle avait espéré y trouver Marcelin. Depuis son coup de foudre unilatéral avec le Tournesol, Solola le voyait de moins en moins. Quand elle le questionnait à ce sujet, il lui répondait simplement qu’il devait prendre soin de son couple. Solola n’osait pas le contredire mais elle ressentait tout de même une pointe d’agacement face à ce genre de réponse. Ce n’était pas réellement de la jalousie… quoi que. Elle avait du mal à comprendre que Marcelin puisse préférer à leur amitié une histoire d’amour imaginaire.
Les premiers jours, elle avait trouvé sa dévotion soudaine attendrissante. Dans un second temps, elle s’était inquiétée de sa détermination grandissante face à l’indifférence totale de Palmyre. A présent, elle était tout simplement agacée. Solola n’avait pourtant jamais été du genre à s’ennuyer seule. Entourée de ses livres et de son imagination, elle n’avait d’ailleurs que très rarement ressenti la solitude. Malgré tout, Marcelin lui manquait.
Palmyre était également devenue le principal sujet de conversation de son ami durant les rares moments qu’ils partageaient encore. « J’ai emmené madame ma femme au cinéma » … « Oh un gâteau à la pistache ! Tu sais que Palmyre déteste la pistache ? La dernière fois on est allés au resto et … ». Solola devait alors déployer toute sa force de volonté pour ne pas lui crier de redescendre sur terre. Comment pouvait-il s’inventer une vie et déblatérer sur le sujet pendant des heures ? Elle commençait même à se demander s’il ne finissait pas par y croire réellement. Allait-il au cinéma et au restaurant seul lorsqu’il prétendait y inviter le Tournesol ?
A chaque fois, elle était tentée de lui en parler. Pourtant elle ne le faisait pas. Malgré tout, il restait son ami et elle avait peur de le blesser. Ne sachant pas comment aborder le sujet avec délicatesse elle avait choisi l’option du silence et du conciliant hochement de tête.
Solola et Marcelin se croisaient donc plus rarement depuis plusieurs semaines, mais ces deux derniers jours elle ne l’avait pas vu du tout. Aucune trace de lui dans son studio ni sous aucun des arbres du parc. Plus préoccupant encore, il n’avait pas participé au cours de méditation qu’ils étaient censés partager aujourd’hui. Solola s’inquiétait de plus en plus mais ne savait pas à qui en parler. Elle avait pensé en discuter avec Palmyre, lui demander si elle avait bien continué à se faire harceler par un nombre constant de lettres d’amour ces derniers jours. Cependant, le Tournesol s’était liée d’amitié avec le groupe des étudiants moqueurs et il était rare de la croiser seule. De plus, l’esprit romanesque de Solola n’excluait pas totalement l’hypothèse du meurtre et imaginait parfaitement Palmyre enfoncer les lettres de Marcelin dans sa gorge jusqu’à l’asphyxie. Elle visualisait aussi très bien le sourire béant de son ami qui, à l’article de la mort, n’aurait qu’une pensée en tête : elle m’a touché ! A l’époque, la situation n’était donc pas assez désespérée pour qu’elle envisage de se donner en spectacle en accusant publiquement le Tournesol de bourrage papier mais elle commençait doucement à réviser son jugement.
Assise dos à l’arbre, elle observait les étudiants réunis sur l’herbe, Palmyre rayonnante en leur centre. Solola se leva et inspira longuement pour se donner du courage. Les yeux fixés vers sa cible, elle avançait d’un pas résolu, ignorant la petite voix dans sa tête qui lui murmurait qu’elle se ruait vers une parfaite occasion de se ridiculiser.
Les conversations étaient animées mais semblaient toutes avoir pour centre le Tournesol qui s’exprimait peu mais les gratifiait de petits rires retenus et de gestes lents et gracieux. Elle était l’incarnation de la douceur Une douceur froide qui fascinait autant qu’elle agaçait Solola. Ce qui la dérangeait surtout, c’était le côté insaisissable de Palmyre. Son sourire figé, sa posture, sa manière de s’exprimer … Il y avait en Palmyre un mélange étonnant de prestance et d’absence de caractère.
Lorsque Solola arriva à la hauteur du groupe, les conversations se tarirent immédiatement et laissèrent place à un silence embarrassant. Les joues de Solola s’enflammèrent.
- Salut ! Euh … Palmyre, désolée de te déranger mais ça fait un moment que je n’ai pas croisé Marcelin, tu sais où je peux le trouver ?
Des ricanements s’élevèrent autour d’elles mais Solola resta concentrée sur Palmyre et son éternel sourire figé. N’avait-elle qu’une seule expression en magasin ? Dans une vie alternative, où elle ne risquait pas de devenir la risée de la Deter, elle aurait rêvé la déstabiliser. Elle aurait certainement hésité entre : se mettre à crier sans raison, lui mettre une baffe ou s’accroupir en imitant le cri du dindon.
- Mmmh … je suis désolée, qui est Marcelin ?
Les ricanements redoublèrent. Qu’elle ne se souvienne pas d’un garçon croisé par hasard au réfectoire n’aurait rien eu d’étonnant, si sa déclaration enflammée n’avait pas autant nourri les conversations dernièrement. Solola fut si étonnée par cette réaction qu’elle ne sut quoi répondre dans un premier temps. Puis la colère prit le dessus. Cette mimique figée, cette réponse minable qui daignait à son ami jusqu’à son existence… s’en était trop.
- On savait déjà que l’hypermnésie n’était pas ton Talent mais là c’est inquiétant…
Solola fixait le Tournesol. Par soucis de mimétisme, elle avait adopté le même air béat. Palmyre haussa les épaules, sans rien laisser paraitre d’un quelconque étonnement.
- J’ai une mémoire sélective, je ne retiens que ce qui me parait intéressant.
- Ouf, c’est donc une histoire de mauvais goût. Pendant quelques secondes j’ai eu peur que ça soit de la lâcheté.
Solola tourna les talons, et s’éloigna rapidement, les oreilles bourdonnantes de fureur mais fière de ne pas avoir baissé les yeux.
Elle s’apprêtait à rejoindre sa chambre lorsqu’elle sentit derrière elle une ombre évoluer entre les arbres. Elle se retourna, tentant de distinguer l’origine du frissonnement des feuillages. Suivant son présentiment, elle avança lentement dans le sillage de l’ombre.
Le chemin lui dévoila bientôt l’immense saule pleureur dont lui avait parlé Marcelin lors de leur première rencontre. Il est vrai qu’il avait l’air triste. Ses branches tombaient mollement autour de lui, laissant choir ses feuilles jusqu’au sol. Aucun autre arbre n’avait poussé à ses côtés. Solola se demanda si la tristesse du saule les avaient fait fuir ou si leur manque de proximité était justement la cause de sa mélancolie. Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Solola. Elle avait trouvé une question qui, faute de la passionner, entrainerait certainement Marcelin vers un monologue où le Tournesol n’aurait pas sa place. Néanmoins, elle en avait fait l’expérience avec la pistache, aucun sujet ne semblait tout à fait à l’abri d’une rechute. Il faudra donc être particulièrement vigilante.
Solola écarta le voile de feuillages pour y découvrir un jeune homme tellement recroquevillé qu’on aurait pu croire à un enfant. Marcelin ne releva pas la tête lorsque Solola vint se poser à ses côtés. Ils demeurèrent ainsi un long moment, en silence. Une légère brise faisait doucement valser les feuilles de leur alcôve protectrice. Solola n’avait jamais vu Marcelin abattu. Lui qui était si joyeux, si résilient. Lui qu’elle croyait au-dessus de tout, quelque chose avait réussi à l’atteindre, mais quoi ? Était-il arrivé quelque chose à sa grand-mère ? Ou était-ce de la faute de ce maudit Tournesol ? Solola jeta un coup d’œil inquiet à son ami. Elle ne savait pas quoi dire, ni quelle question poser. C’était une spécialité de Marcelin de toujours trouver les mots justes. Solola aimait les mots, elle en avait lu des milliers. Plus jeune, elle consultait chaque soir le dictionnaire de son Holopad et en apprenait un nouveau. Pourtant, face à la tristesse de Marcelin, elle n’en trouva aucun. Elle ne contenta donc de patienter à ses côtés, en espérant que sa présence serait déjà source de réconfort et en attendant qu’il se décide à parler, ce qui ne tarda pas à arriver.
- On a découvert mon Talent.
Solola tourna brusquement sa tête vers lui. Un feu d’artifice d’émotions contraires se succédèrent sur son visage. La surprise d’abord ! Puis la joie, le doute, l’incrédulité, l’incompréhension puis finalement, le retour de l’inquiétude. Trouver leur Talent était le but ultime de chaque étudiant de la Deter, une réussite accordée à une petite moitié d’entre eux uniquement. Marcelin faisait partie des chanceux, il avait trouvé sa voie, son destin. Comment cette nouvelle pouvait-elle provoquer une telle réaction ?
Solola s’était attendue à tout sauf à cette phrase. La stupeur l’empêcha à nouveau de parler et elle se retrouva sans voix. Cette fois-ci, peut importait à Solola de trouver les mots justes, n’importe quels mots suffiraient mais elle ne pouvait décemment plus rester silencieuse.
- C’est … une super nouvelle non ?
Marcelin lui adressa un sourire indulgent en soupirant.
- Le très talentueux Marcelin Sato peut prévoir à la perfection les phénomènes météorologiques et climatiques deux jours avant leur occurrence. Ça aurait pu être utile avant l’invention du Météomètre mais maintenant je suis juste vétuste, dépassé, inutile.
- Mais non, tu viens juste de découvrir ton Talent, tu n’as peut-être pas encore vu toutes ses facettes ! Et puis je suis sûre que la Deter t’aidera à te trouver un métier intéressant où ton Talent sera super utile.
- Solola … Quand les profs découvrent ton Talent, ils t’isolent généralement pendant un bon mois, en mode camps d’entrainement, pour que tu puisses te concentrer sur la maîtrise de ton Talent. J’ai découvert mon Talent pendant une séance d’hypnose. A ce qui paraît j’aurais prédit heure par heure la météo des deux prochains jours. Ils m’ont isolé deux jours. En me laissant sortir mon coach m’a dit qu’ils allaient réfléchir au potentiel que représentait mon Talent et qu’ils me tiendraient au courant plus tard.
Marcelin soupira en regardant ses pieds nus attraper l’herbe entre leurs orteils.
- Tous mes cours ont été annulés. Franchement je ne sais pas du tout ce que je vais faire. Et puis je vais devoir le dire à Palmyre aussi. Elle voudra peut-être plus de moi après ça.
Solola sentit que le moment était venu pour elle d’intervenir si elle voulait éviter une nouvelle conversation lunaire autour du Tournesol.
- Tu verras bien. Ne te fais pas trop de soucis, s’ils ne te trouvent pas de métier précis, tu pourras faire ce que tu voudras. C’est plutôt pas mal, non ?
Devant l’absence de réaction de Marcelin, Solola se décida à enchainer sans trop savoir où elle allait.
- Tu pourrais par exemple t’occuper des jardins. C’est pratique de savoir s’il va pleuvoir pour … planter des … trucs !
- Mouais, marmonna Marcelin.
A court d’idées pour remonter le moral de son ami, Solola décida de suivre la seule et unique idée qui lui vint en tête à ce moment-là. Il fallait ce qu’il fallait, et même si elle ne doutait pas qu’elle s’en mordrait les doigts très souvent, elle abattit tout de même sa dernière carte.
- Tu sais, puisqu’ils ont supprimé tous tes cours, tu pourrais peut-être apporter ton aide à la cafet. Comme ça tu serais tout le temps avec ta … femme, et ça t’occuperait pendant qu’ils réfléchissent.
Les doigts de pieds de Marcelin s’immobilisèrent. Lorsqu’il releva la tête vers Solola, son sourire légendaire était de retour.
- C’est une brillante idée jeune damoiselle ! Je vais aller en parler au coach, en espérant qu’ils ne réfléchissent pas trop vite du coup.
Il adressa un clin d’œil à Solola puis s’allongea sur l’herbe en fermant les yeux. L’ombre de sa déception planait toujours sur son visage, mais les commissures de ses lèvres retroussées indiquaient que sa joie de vivre n’était jamais très loin.
Solola s’allongea à ses côtés et déposa délicatement sa main légèrement moite sur la sienne. Les yeux fermés, elle se remémorait leur conversation en se maudissant de ne pas avoir su quoi dire, de ne pas avoir su mettre définitivement fin à sa peine.
Comme pour répondre à ses doutes, Marcelin chuchota :
-Merci.
Solola ne répondit pas mais raffermi la pression de sa main sur la sienne. Elle ne put s’empêcher de se demander ce qu’il en serait pour elle. Jusqu’à présent, elle ne s’était jamais demandé ce qui se passerait si Marcelin trouvait son Talent avant elle, s’il partait de la Deter. A présent, elle était déçue pour lui mais également soulagée de savoir qu’il resterait auprès d’elle encore un petit peu.
Les yeux fermés, elle visualisa une devanture Bleu Majorelle encadrée de fenêtres aux contours ocres. Tout autour, des plantes grasses, des cactus et des plantes vertes se dressaient fièrement. A l’intérieur, une jungle de fleurs multicolores invitait les visiteurs à se rapprocher des murs couverts de livres. Si son Talent s’avérait inutile comme celui de Marcelin, ou si à 25 ans elle finissait Indéterminée, ils donneraient vie ensemble à la première Jardilibrairie. Ils seraient peut-être jugés inutiles par la société, mais ça serait beau et paisible.
Solola soupira d’aise et se surpris à espérer très secrètement, n’avoir aucun Talent.
Son inutilité permet d'aborder un peu plus l'appréhension de la découverte du Talent, avec une autre crainte. En plus de celle de ne pas le découvrir, il y a désormais également celui d'être inutile - dépassé car on sait faire mieux.
Sa relation avec Tournesol (j'avais oublié son surnom, et c'est vraiment bien trouvé), on se demande vraiment à quel point c'est du lard ou du cochon. Je crains qu'hélas pour lui, tout soit dans sa tête.
En tout cas bravo, ce chapitre est un très bon tournant, auquel je m'attendais pas.. (moi qui me demandais si Marcelin allait évoluer, je vois qu'il n'a pas le choix)
Si cela t'intéresse, la partie ajoutée va de "Assise dos à l'arbre" à "baissé les yeux".
Bonne soirée :)
Sur la forme, quelques remarques :
« concilient hochement de tête. » : conciliant
"n’aurait qu’une pensée en tête : elle m’a touchée !" => touché
« Elle se retourna, tentant de distinguer l’origine du frissonnement des arbres. »=> « du frissonnement des feuillages » permettrait d’éviter la répétition du mot « arbre »
« aucun sujet ne semblait tout à fait à l’abris d’une rechute » : abri
"Solola ne répondit pas mais raffermi" => raffermit
"elle ne s’était jamais demandé" => demandée
Je suis contente d'avoir réussi à te surprendre ! Oui en effet, la phase d'acclimatation à la Deter est à présent terminée et nous commençons à revenir au sujet principal !
En tout cas merci d'être toujours là après 7 chapitres, tes commentaires continuent à me motiver et à faire évoluer mon histoire :D
Si cela t'intéresse, la partie ajoutée va de "Assise dos à l'arbre" à "baissé les yeux".
Bonne soirée :)
Merci pour ton commentaire :)
En effet l'histoire va commencer à accélérer dans les prochains chapitres et tu devrais y découvrir les réponses à tes questions !
Merci en tout cas de continuer à suivre mon histoire :)
Si cela t'intéresse, la partie ajoutée va de "Assise dos à l'arbre" à "baissé les yeux".
Bonne soirée :)