Chapitre 7

Pour ta mère, au bois, tu iras

Une fleur, cueilleras,

Son chagrin, apaisera.

 

Au bois, tu t’égareras

Tes pas, un loup suivra 

À genoux, tu l’imploreras

La fleur, épargnera

Ta chair, dévorera

 

Du bois, tu ne reviendras pas

Sa promesse, le loup tiendra

Et la fleur, délivrera

À ta mère en désarroi.

 

Au bois, le loup retournera,

Sa forêt, préservera,

Sa meute, protégera.

Et sur ta mère, ton esprit veillera.

***

 

Deux jours plus tard, j’avais retrouvé ma vigueur, je pouvais de nouveau marcher et m’alimenter seule. Les aides-soignantes n’étaient plus sur mon dos, à épier chacun de mes gestes et je retrouvais enfin un peu de lucidité. Bien sûr, il y en avait toujours une qui gardait un œil sur moi, mais ce n’était rien comparé à ce que j’étais habituée. 

Ma guérison miraculeuse a fait le tour du centre, le psychiatre s’est mis en tête de multiplier les séances, persuadé d’avoir percé le mystère de Jane Doe. Ses questions rudimentaires m’agaçaient au plus haut point, et je hochais ou secouais la tête de façon aléatoire pour lui faire plaisir et achever l’entretien le plus rapidement possible. J’avais autre chose en tête. Un autre mystère à percer.

Je ne sais pas si c’était un rêve, mais je me surprends à y croire. Le souvenir que j’en ai reste flou et brumeux. La tasse en porcelaine avait disparu elle aussi, mais je me souviens parfaitement de sa texture douce et du goût réconfortant de la tisane. Il faut que retrouve Tresse Bleue, c’est le seul moyen de savoir si j’ai perdu la tête ou non. Bien que je sois déjà sûre d’être folle, je n’ai pas envie de rajouter “hallucinations” à mon CV bien chargé.

Mon plan d’action est simple, arpenter les couloirs et interroger chaque résident, en espérant que ma voix soit audible, je n’ai pas encore dit un mot depuis l’autre nuit, et que mes compagnons de galère soient coopératifs. Première étape : la salle de repos. Ici, les plus hardis des galériens se réunissent autour de la télévision, parfois même, ils jouent aux cartes. Aujourd’hui, ils sont peu nombreux, mais je préfère commencer petit pour prendre mes marques et ne pas attirer l’attention sur moi. Évidemment, pas de chevelure bleue à l’horizon, ce serait trop facile. Il va falloir mettre la main à la pâte si je veux avoir des réponses. 

Une pauvre âme indolente se repose sur sa chaise, un jeu de cartes à la main. Il porte un béret beige sur ses cheveux poivre et sel. En apparence calme, je sens le bouillon de ses pensées s’entrechoquer entre elles. Je ne sais pas si j’en tirerai quelque chose, Béret Assaisonné a le regard perdu des gens trop longtemps noyés dans leur océan intérieur. Je passe sur celui-ci.

Un chandail sur le dossier d’un fauteuil attire mon attention. Il appartient à une dame entre deux âges, les cheveux gris attachés en tresse. Elle tricote une écharpe tout en regardant la télévision. Ses mains sont vives, Mamie Tricot doit avoir passé des heures à ce passe-temps dans cet endroit déprimant.

Ses pensées bourdonnent doucement contre les miennes. J’entends sa petite voix qui chantonne une ritournelle qui me semble familière. Je m’avance d’un pas et le bourdonnement devient plus clair. Elle répète les paroles de la chanson qu’elle fredonne. C’est une berceuse.

 

“Petit bébé, ne pleure pas

Ta maman t’offrira une jolie bague au doigt.”

 

Elle tricote en fredonnant, comme un disque rayé, et je remarque seulement que l’écran de la télévision n’affiche que de la neige. Alors je me mets moi aussi à regarder et à fredonner. Mon esprit s’engourdit et mon corps refuse de m’obéir. Mes genoux se plient et je me retrouve en tailleur, à côté de Mamie Tricot qui m’adresse un sourire bienveillant. Je fixe mon attention sur la neige, le bourdonnement, le fredonnement, le cliquetis des aiguilles à tricot. Je me laisse emporter par l’instant.

 

Mes pas me ramènent au lac gelé. Sous mon poids, la neige s’enfonce dans un bruit étouffé. Le ciel est blanc, il neige et les flocons tombent sur mes cheveux. Je ne porte rien d’autre qu’une couverture par-dessus ma blouse. Mes pieds sont rouges d’avoir marché nus dans la neige. Mais je ne ressens pas le froid. Pourtant, je resserre ma couverture autour de mes épaules et continue mon chemin avec la sensation d’être observée. 

Je sais ce qui se cache sous la surface gelée du lac. Je sais ce qui grouille dans l’eau sombre, et je ne souhaite plus m’en approcher. 

Je fais demi-tour, résolue à quitter cet endroit qui me fait peur. Mais devant moi se dresse un cerf majestueux. Ses bois sont d’un bleu luisant, sombres à la base et presque blancs aux pointes. Il ne me quitte pas des yeux. Son souffle chaud fait naître de la vapeur. Il reste immobile, mais je sais ce qu’il veut de moi.

Alors je n’ai plus qu’à revenir sur mes pas et marcher sur le lac. La peur me serre le ventre, mais le regard du cerf ne me quitte pas, je le sens. 

Je retrouve l’endroit où la neige est écartée, je m’agenouille et, prenant une inspiration, je jette mon regard vers mon reflet.

 

***

Aujourd’hui, sorcière,

Demain, poussière,

Déchaîne ta colère,

Entraîne le monde en Enfer,

Et s’il est encore temps,

Sauve-moi.

***

Le froid ne m’atteint pas. Cela fait trop longtemps que je patiente dans les eaux profondes et noires de mon désespoir. Mes os sont faits de glace, ma peau est gelée, ma voix s’écorche et se brise comme du cristal, le blizzard hurle ma douleur et souffle ma désolation. Mes larmes sont des cristaux de givre, source de souffrance et de soulagement, paradoxe insupportable qui m’oblige à porter mon regard vers mon autre moi.

Sa forme est vaporeuse, tantôt distincte, tantôt floue. Son visage sévère me transperce et je sens mes jambes défaillir sous moi. Elle ne parle pas, mais son silence est plus effrayant que tout. Elle me juge, intransigeante. Elle me reproche de l’avoir abandonnée, de l’avoir emprisonnée. Je suis toute petite devant elle. Plus j’ai peur, plus elle grandit, et plus sa colère m’écrase. Je suis devenue son jouet, elle fait de moi ce qu’elle veut. Elle fait de moi sa poupée, me soulève dans les airs et m’entraîne dans les profondeurs du lac.

Je sombre encore plus dans les abysses de mon âme. Mes émotions refoulées s’emparent de moi et me déchirent. Haine, colère, tristesse, désespoir, honte. Toutes ces émotions tourbillonnent en moi, tempête implacable qui ploie ma volonté. Tout est emmêlé, enchevêtré les uns dans les autres, comme des sarments qui m’enserrent et me retiennent captive. Je veux crier, mais je ne peux pas. L’eau s’engouffre dans ma bouche et dans mes poumons. Je me noie dans mes émotions. C’est fini pour moi. Je touche le fond. Je suis morte. Adieu ma vie. Adieu moi.

 

***

 

— Ne regarde pas, me dit ma mère.

Elle soulève l’épais tissu qui recouvre le miroir. Je ferme les yeux, docile et obéissante. Ce n’est pas la première fois que j’ai le droit de venir dans cette partie de la maison, mais ma mère ne veut jamais que je plonge mon regard dans son miroir. Elle m’a dit qu’il était dangereux, et qu’il fallait être une bonne sorcière pour pouvoir l’utiliser. Elle ne m’a jamais dit pourquoi, mais elle m’autorise à l’accompagner. Mais aujourd’hui, quelque chose dans l’air attise ma curiosité. Un crépitement, peut-être ? Une curiosité espiègle, une envie de découvrir un secret interdit ? J’ouvre les yeux un instant et découvre mon reflet. Comment décrire ce que mes yeux d’enfant voient à ce moment-là ? Comment supporter le poids d’un destin si affreux ? L’image dans le miroir me glace le sang et mon cri d’horreur emplit la pièce. Ma mère se jette sur moi et me ferme les yeux. Je n’aurai jamais dû voir ça, je le savais et maintenant je ne pourrai jamais l’oublier. Je pleure, je crie, je hurle. Ce que j’ai vu ne peut pas être moi, c’est impossible ! 

 

Je pleure dans ma chambre. Ma mère n’ose plus me parler et me laisse seule. Dans la maison, tout le monde s’agite. J’entends les pas lourds de mon grand-père dans les escaliers, les petits pas vifs et légers de mes sœurs, l’inquiétude dans leurs voix traverse les murs pour s’engouffrer dans mes oreilles. Je hurle pour faire taire la cacophonie de leurs émotions, en vain. Mon corps frêle s’épuise et les larmes finissent par sécher sur mes joues. Que vont-ils faire de moi ? Je sens que mon existence est en sursis et que lorsque le verdicte tombera, je serai seule au monde. Je vais perdre mes sœurs, ma mère, ma famille. Je ne ferai jamais partie de l’Assemblée, je serai un loup solitaire qui erre dans le froid glacial d’une vie sans amour. Je serai morte aux yeux de tous, oubliée, rejetée, pestiférée, jusqu’à ce que je n’en puisse plus et que la vie me quitte. Je me fane, je m’évanouis dans l’eau diaphane et je laisse ma place à une coquille vide, qui ne ressentirait ni peine ni souffrance, ni amour ni joie. Et tandis que je disparais lentement en moi, mon chagrin sombre avec moi.



 

***

 

J’étais en cage, maintenant je suis libre. Je surgis hors de moi, plus vivante que jamais, plus entière que jamais. Le soleil se lève à l’horizon et la neige commence doucement à fondre. L’hiver s’en va, le printemps prend sa place et je me sens à ma place. 

Jane Doe n’est plus. Elle n’a jamais été. C’était une invention, un masque pour me cacher et fuir ma vraie nature. Maintenant je sais. 

Je sais qui je suis. Je sais ce que je suis. Je sais ce qu’il a été, ce qui est et ce qui sera. Je sais tout. Je suis l’espoir qui fera naître un nouveau monde. Je suis la providence qui mettra fin à l’ancien monde.

Je suis Providence.

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