Ethel scruta d'un œil circonspect la coupole lointaine qui la narguait aujourd'hui encore. Cela faisait déjà trois jours qu'aucune fée n'était partie en mission. Elles n'avaient pas spécialement besoin de ravitaillement, ayant constitué leurs stocks pour un moment, et avaient toutes besoin de reposer leur esprit après l'épisode désastreux de l'échappée de Linda. Mais Ethel n'avait aucune envie de croupir au coin du brasero, et encore moins si c'était pour y subir un des nombreux sermons tragiques de Sacha.
Elle s'éclipsait donc dès qu'elle en avait l'occasion pour retrouver l'endroit magique que lui avait montré Clo, la première fois qu'elle avait voulu l'aider à s'envoler. Elle avait simplement mentionné aux autres qu'elle avait besoin d'être un peu seule, ce qui était loin d'être faux, et qu'elle ne se rendrait pas dans les zones dangereuses de l'usine, ce qui était beaucoup moins vrai. Elle avait un peu tourné en rond dans les méandres des tuyauteries avant de finalement parvenir à retrouver le passage vers la "salle du soleil", comme elle l'avait renommée intérieurement.
Malgré de nombreuses tentatives désespérées, elle avait toutefois passé plus d'heures ici à profiter du rayon de soleil et à bougonner qu'à s'envoler. Elle s'était une fois de plus assise dans la tache de lumière, dont elle commençait à connaître par coeur la localisation en fonction de l'heure de la journée, quand elle avisa un levier dans un coin de la pièce qu'elle n'avait jamais remarqué jusqu'alors. Tout à coup, elle sut quelle était la solution à son problème du moment. Elle n'aurait pas su dire exactement pourquoi, mais elle savait très précisément ce qui allait se produire au moment de tirer le levier. Fort heureusement, celui-ci se trouvait non loin du niveau du sol. Elle s'arc-bouta contre le mur de tout son poids pour parvenir à le faire pivoter jusqu'à ce qu'elle entende le léger déclic qu'elle espérait sans s'en être rendu-compte. Un grincement de fin du monde se fit entendre, donc les vestiges suraigus se répercutèrent jusqu'au plafond où le soleil l'attendait toujours. L'échelle métallique émergea de la structure du mur en même temps que le mince sourire s'épanouissait sur les lèvres d'Ethel. Elle n'était pas même un peu surprise du résultat de sa manœuvre, et cela, seul, l'étonnait un peu.
Sans s'en formaliser, elle attrapa le premier échelon du barreau bien trop haut pour elle. Ça n'était bien évidemment pas du tout adapté à son gabarit, mais ça ferait déjà bien mieux l'affaire que le mur désespérément lisse qui ne lui offrait jusqu'ici aucun point d'accroche pour commencer à grimper. Elle mis à profit toute ses habitudes de crapahuteuse urbaine ainsi que toute sa motivation à atteindre le plafond pour franchir sans encombre les dix premiers échelons. Elle se mettait à chaque fois sur l'extrême pointe des pieds pour attraper le niveau suivant, et tirait sur ses bras pour se rétablir du mieux qu'elle pouvait. Elle parvint bientôt à mi-parcours, et jeta un coup d'oeil satisfait vers le sol qui s'était éloigné considérablement. Soudain, elle vit surgir dans la pièce une petite masse rousse extrêmement agitée qui semblait lui hurler quelque chose. Elle était suffisamment haut pour que ne lui parviennent que des bribes d'exhortations étouffées.
"…barreaux… rouille… pas fiables" étaient cependant trois termes qui, assemblés, étaient suffisamment explicites pour qu'elle comprenne le fond de la pensée de Clo. Elle haussa les épaules. Ca n'était pas la première fois qu'elle utilisait des infrastructures instables pour frayer son chemin quelque part. C'était même globalement la base des parcours qu'elle effectuait dans la ville. Elle s'apprêtait donc à ignorer cordialement les avertissements de plus en plus suraigus de Clo lorsqu'elle sentit un basculement de très mauvais augure sous ses pieds. Tout un pan de l'échelle venait de se détacher du mur dans un timing que l'on aurait pu croire calculé pour corroborer les avertissements de la petite fée rousse. Au ralenti, Ethel bondit pour tenter de crocheter une partie plus stable de l'échelle avant de s'apercevoir que ce malheureux basculement était général. Elle ne put donc que chuter magistralement dans le vide dans une parfaite synchronisation avec l'échelle traitresse. La fraction de secondes que dura la chute lui paru une éternité. Le visage terrorisé de Clo illuminé par le soleil se reflétait dans les yeux d'Ethel qui tombait à l'infini. Le sol se rapprocha à une vitesse effrayante. Elle ferma les yeux et attendit l'impact.
Celui-ci ne vint jamais. Lorsqu'elle les rouvrit, elle se trouvait à quelques centimètres du sol, figée dans une lévitation parfaitement stable. La terreur dans les yeux de Clo s'était mue en une expression de ravissement mêlée de soulagement et elle entendait une sorte de bourdonnement qui venait de son dos, juste là où elle pouvait sentir une légère tension entre ses omoplates.
Elle volait.
A l'instant où elle s'en rendit compte, la surprise lui fit perdre le contrôle du complexe appareillage qui équipait son dos et les ailes se figèrent net. Prise de court, elle s'écrasa lamentablement au sol dans un imbroglio de membres et d'ailes diaphanes. Quelques secondes passèrent, durant lesquelles Clo et elle se fixèrent dans le blanc des yeux, puis elles éclatèrent de rire. Elle se tinrent les côtes pendant une bonne dizaines de minutes. Incapable de se tenir droite, Clo avait rejoint Ethel sur le sol et elle se marrait à n'en plus finir : son hilarité relançait celle d'Ethel et ainsi de suite, si bien que le fou-rire général sembla ne jamais devoir se terminer.
Ethel sentait toute la pression de ces derniers jours s'évanouir dans cette crise d'hilarité absurde qui suivait une mort frôlée de près. Il lui sembla que le visage de Linda s'effaçait enfin un peu de devant ses rétines, et elle sentit une boule dont elle n'avait pas eu conscience jusqu'ici fondre dans sa poitrine jusqu'à lui réchauffer tout l'intérieur.
Quand Clo et elle finirent par se calmer, elles échangèrent un sourire complice. Elle songea que cela ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps, et que c'était peut-être un peu dommage d'avoir attendu d'avoir des ailes et un corps qui ne lui appartenait plus pour se faire une amie.
Elle se releva, fixa la fenêtre avec une détermination nouvelle, et pris son envol d'une seule traite.
La sensation était grisante. Elle entendait l'air siffler à ses oreilles et sentait plus qu'elle ne voyait le plafond qui se rapprochait à une vitesse fulgurante. Le rayon de soleil si chaud l'aveuglait, mais cela ne la ralentissait pas le moins du monde dans sa course. Elle n'avait pas besoin de voir : elle volait. Pour la première fois depuis qu'elle était passée dans cette fichue boucherie, elle sentait que c'était là une nouvelle part d'elle-même qu'elle pourrait accepter pleinement. Elle ralentit instinctivement lorsque la coupole de verre approcha. Il devait y avoir un système de nettoyage automatique, parce qu'elle était absolument immaculée malgré le fait que la salle où elles se trouvaient soit peu fréquentée. Ethel savait pour avoir reçu cette connaissance dès l'enfance que c'était physiquement impossible, pourtant, elle avait l'impression que le rayon de soleil apportait encore plus de chaleur sur sa peau maintenant qu'elle s'en était rapprochée. Elle plaqua sa main contre le verre pour atténuer les reflets qui l'empêchait de voir l'extérieur, et ne put retenir un sifflement admiratif. La salle devait se trouver en bordure de l'enceinte de l'usine, si bien que le paysage au delà des bâtiments s'offrait à elle dans toute sa magnificence. Tout, à perte de vue, était vert ou paré de couleurs chatoyantes. Une herbe fraîche s'étendait sur des plaines et des collines arrondies, piquetée de fleurs rouges, jaunes, roses, bleues… Il s'agissait surement d'une de ces zones où l'on tentait désespérément de rassembler les espèces végétales encore en vie pour les maintenir dans ce monde. Mais quand même, il fallait reconnaître que ça avait une sacrée gueule. Il y avait même des arbres, des arbres qui formaient une petite forêt juste en bordure de son champ de vision. Elle avait beau nourrir une certaine affection pour le bitume où elle avait grandi, elle en était émue au delà de ce qu'elle aurait pu imaginer. De la buée s'était formée juste au niveau de sa bouche, et elle frotta frénétiquement la vitre de ses mains pour faire réapparaître le paysage. Encore un instant. Elle leva le nez, droit vers le ciel bleu qui surplombait cette vision irréelle. C'était quand même dingue, cette couleur… Même pas besoin de néon pour donner du brillant, dans un tel endroit. Un enfer au beau milieu d'un paysage de conte de fées : voilà ce qu'était la Fairy Factory.
Un conte de fée qui devait couter une somme astronomique, à n'en pas douter, étant donné le peu de zones naturelles qui demeuraient disponibles sur la planète. "Si je sors d'ici, je leur piquerai cette forêt", grogna-t-elle entre ses dents, parfaitement consciente de l'inconscience de ses propos. Une trille attira son attention vers le bas, et elle vacilla un instant en se souvenant de la hauteur à laquelle elle se trouvait. Elle avait beau apprécier son appareillage aérien, elle avait tout de même plus l'habitude d'avoir du métal ou du béton sous les pieds, lorsqu'elle se trouvait à cette altitude. Elle calma les battements de son coeur et avisa Clo qui lui faisait signe de redescendre. Elle amorça le mouvement lentement. Elle avait tellement pensé au fait de grimper qu'elle ne s'était pas tellement préoccupé du mouvement inverse, mais les mouvements aériens lui étaient devenus naturels avec une rapidité déconcertante. Elle atterrit un peu brutalement devant Clo, mais somme toute honorablement, estima-t-elle. Son amie - ça lui faisait toujours un peu bizarre d'utiliser ce terme, même dans sa tête, mais c'était foutu, il semblait qu'elle la considérait définitivement comme ça désormais - lui tendit une gourde transparente remplie d'un liquide violet peu ragoutant. Visiblement, les experts com' de la Fairy avaient eu la brillante idée d'y ajouter des paillettes. La réponse à tout, dans l'univers fée, à n'en pas douter. Aux yeux d'Ethel, cela ne faisait cependant que rendre le produit encore plus louche. Elle saisit la chose et l'agita devant son nez d'un air vaguement dégouté. Quelque chose lui disait que ce que Clo allait lui demander de faire avec n'allait pas du tout lui plaire.
"Bois ça", lui asséna celle-ci tout naturellement. Et voilà.
"Il est littéralement hors de question que j'ingurgite ce truc à moins d'une question de vie ou de mort… Où est-ce que tu as déniché ça ?" s'insurgea Ethel en faisant mine de lui rendre le récipient.
"Boit ça !", insista-t-elle. "Tes ailes n'ont rien de naturel, au cas où tu l'aurais oublié, du coup il leur faut du carburant… Je t'accorde que ça n'est pas très folichon, mais je t'assure que tu ne veux pas savoir ce qui arriverait à ton corps si tu vas au delà des limites de ta machinerie…" Merde. Ça avait bigrement l'air d'une bonne raison. Elle se dit qu'elle demanderait tout de même plus tard à Mélusine ce qui arrivait si on ne faisait pas assez attention, et vida de mauvaise grâce tout le contenu de la gourde. Ou plutôt, elle essaya. Parvenue au quart du récipient, ses lèvres se fermèrent tout naturellement. Elle eut beau essayer de recommencer à boire, c'était comme si son corps décidait de lui-même d'arrêter tout mouvement en ce sens. C'est alors qu'elle remarqua qu'à chaque fois qu'elle portait la gourde à sa bouche, trois petites lumières vertes, parfaitement alignées, diffusaient en clignotant un petit halo de lumière verte à travers la peau presque translucide de son poignet.
"Ça, ça veut dire que tu es chargée ! C'est un peu bizarre au début, je te l'accorde, mais ça te permet de réguler facilement la quantité dont tu as besoin.", lui expliqua Clo devant son regard perplexe. Une jauge de batterie, quoi. Il ne manquait plus que ça, soupira-t-elle intérieurement. Elle se demanda combien de surprises glauques lui réservait encore ce nouveau corps. Une idée vint subitement s'imposer dans son cerveau : "au fait, est-ce qu'on peut… mourir ? De vieillesse, je veux dire ?" Clo haussa les épaules.
"Ben, j'en ai aucune idée, on ne sait pas toutes quel âge on avait à la base, mais je pense qu'aucune de nous n'était assez vieille pour qu'on puisse vérifier ça sur le terrain… Il va falloir qu'on attende pour le savoir." C'était logique, mais la perspective de n'avoir strictement aucune idée de son espérance de vie perturba Ethel presque plus que tout le reste. Elle rangea cette réflexion dans un coin de son esprit et décidera qu'elle la traiterait plus tard. Peut-être même dans très, très longtemps.
Elles rentrèrent au village en nettement moins de temps qu'à l'aller, mettant à profit les toutes nouvelles capacités d'Ethel. Clo passa le trajet à lui lancer de petits défis muets, passant entre deux tuyaux sous un angle improbable, se laissant chuter jusqu'au dernier moment au lieu de planer tranquillement, fonçant à toute vitesse avant de lui imposer un ralentissement brutal… Lorsqu'elles arrivèrent enfin près de la porte d'entrée, Ethel ne put s'empêcher de noter un air profondément perplexe inscrit sur le visage de son amie aux cheveux roux. De toute évidence, ses progrès fulgurants l'avaient surprise, se rengorgea Ethel.
Lorsqu'elles arrivèrent dans le foyer central, toutes les fées, y compris Mélusine, y étaient réunies. Elle jetèrent à Clo un regard vaguement désapprobateur.
"Oh, ça fait déjà tout ce temps !", s'exclama la fée, visiblement effarée.
"Oh, arrête un peu ton char, tu te fais avoir à chaque fois avec les dates", la réprimanda Sacha d'un ton peu amène. Ethel balança son regard de l'une à l'autre sans comprendre.
"Ça fait une semaine, tout pile !!", explicita Mélusine d'un ton beaucoup trop guilleret pour ses nerfs. "Du coup, c'est le moment où on t'explique ce qui va se passer ensuite." Tellement de règles… Parfois, Ethel se demandait si elle n'était pas tombée dans une secte.
Les fées lui expliquèrent qu'elles laissaient en général une semaine pour que les nouvelles arrivantes aient le temps d'entrevoir le mode de fonctionnement de la communauté, et surtout de peser les conséquences d'un départ ou d'une installation. Après, il lui était demandé de choisir, au moins temporairement, si elle souhaitait rester. Au grand soulagement d'Ethel, c'était moins une question de rituel ou de secte que d'organisation.
"Si tu restes, il faudra qu'on t'attribue définitivement ta piaule -enfin, là elle était libre, donc c'est pas trop compliqué - qu'on t'inclue dans les plannings, qu'on évalue un peu tes aptitudes particulières… Bref, tu feras partie de la maisonnée quoi. Tu pourras aussi demander des petites modifs supplémentaires à Mélusine, si t'en as envie. Tu verras, elle a des doigts de fée…" Est-ce que Sacha venait de faire de l'humour, là ? Rien au monde n'aurait pu surprendre davantage Ethel. En tout cas, elle avait jusqu'à demain pour décider si elle voulait appeler cet amas de bric et de broc son "chez elle" ou si elle préférait prendre le risque de terminer en pâtée pour chat premier choix… Ça n'allait pas être une mince affaire.
Quelques fautes à noter (même si franchement, je suis une giga quiche en ortho donc c'est un peu l'hôpital qui se fout de la charité), notamment "boit ça" --> bois ça.
Encore une super idée avec ce carburant (visiblement dégueu, ça m'a fait me demander ce que pouvait ressentir une voiture qui fait le plein...).
J'espère qu'elle va rester dans le village !