Chapitre 7 : Empreinte du cœur

  Il sentait sur sa peau les feuilles qui l’effleuraient à chaque brise, tandis qu’il se tenait sur une branche d’un grand chêne qui se dressait fièrement près des remparts du château de Lacrima. Son père et les anciens de la ligue de révolution voulaient des informations sur l’intégration de Laria dans la garde impériale. En tant que frère et membre émérite du groupe révolutionnaire, il avait été envoyé rejoindre la jeune fille pour connaître son rapport. Sa seule consolation dans cet endroit, où bêtes et humains étaient semblables en tout point, était d’enfin retrouver sa sœur.

  Laria avait insisté pour être la pièce maîtresse d'un jeu d'échecs lugubre où les pions dansent avec la mort. La simple idée de la perdre l’effrayait. Il savait qu'elle était assez forte pour se défendre, pourtant son cœur continuait de le serrer. Il ne pouvait pas la mettre à l'abri du monde extérieur pour toujours. Elle n'était plus l'enfant en haillons qu'il avait recueilli. Elle avait grandi pour devenir la némésis de celui qui lui avait tout pris.

  Sous la lumière diaphane de la lune, il pouvait voir les soldats se relayer pour les tours de garde. Tim se faufila alors sur le rempart, qu'il gravit dagues en main, pour profiter de l'ouverture offerte par la relève. Grâce aux espions infiltrés au sein même du centre du pouvoir de l'empire, il savait où Laria était logée. Ses pas se faisaient légers, tandis qu'ils s'approchaient de l'aile Ouest du château. Il n'était plus qu'une ombre cachée dans les feuillages des arbres. C'était la première fois qu'il s'infiltrait dans un lieu aussi dangereux. Jusque-là ces missions consistaient en de simples collectes d'informations et quelques assassinats de nobles déchus qui n'avaient plus de nobles que le nom. Il arriva enfin à la fenêtre indiquée sur le bout de papier froissé dans sa main. Il prit alors sa dague, qu'il glissa entre les deux volets, et souleva le loquet. Il bondit dans la chambre, sans aucun bruit tel un félin, avant de regarder autour de lui. Ils se rendit compte qu'il aurait dû être plus prudent. Et si le colocataire de Laria était là ? À son grand étonnement, il n'y avait personne. Son cœur s'emballa. Elle devait être là. Il avait minutieusement préparé l'opération. Il sentit des sueurs froides couler le long de son front.

— Laria… , chuchota-t-il doucement.

  C'est alors qu'il entendit un léger grincement qui le fit se retourner précipitamment. Un garçon aux cheveux de jais et aux yeux saphir se tenait dans l'encadrement de la porte. Il n'eut même pas le temps de brandir sa dague qu'une lame froide se trouvait déjà sous sa gorge. Le contact du métal sur sa peau le brûlait, tandis qu'il fixait Cayden de ses yeux émeraude.

— Qui es-tu ?

  Tim ne savait quoi répondre. Ses pensées défilaient dans sa tête dans un tourbillon incontrôlable. Que dire ? Que faire ? C’est alors qu'il entrouvrit sa bouche et annonça d’un air impétueux.

— Je suis le frère de Lorens Carter. Je m'appelle Tim Carter.

  L'homme ne rengaina pas son épée. Il semblait même encore plus suspicieux.

— Pourquoi son frère rentrerait par la fenêtre au beau milieu de la nuit ? 

  Tim ne savait quoi dire. Il n'avait pas prévu de tomber sur quelqu'un d'autre que sa sœur. C'était sa faute. Après tout, il aurait dû mieux se renseigner. Il s'approcha de la lame sous sa trachée et un fin filet de sang vint tâcher sa peau d'albâtre.

— Je n'ai pas peur de toi. Je n'ai rien à me reprocher. Je veux juste voir Lorens et les visites sont interdites en temps normal, alors je fais avec les moyens du bord.

  Cayden savait qu’il marquait un point, mais ce n'était pas encore le moment de baisser sa garde.

— Sort, ordonna impassiblement le fils du Duc de l'Ombre.

— Non, répondit alors Tim dont les cheveux blonds prenaient des teintes cendrées sous la lumière argentée de la lune. Je dois voir mon frère. Il est où ? 

  La voix du garçon se faisait mal assurée, trahissant son inquiétude grandissante. L'homme aux cheveux de jais remarqua cette hésitation et baissa alors sa lame.

— Je ne sais pas.

  Cayden n'en connaissait pas la raison, mais il se sentait mystérieusement attiré par cet intrus à l'allure de prince d'antan. Il sentait naître en lui un sentiment inconnu. Une chaleur inexpliquée semblait embrasée son cœur et il dit :

— Si tu veux, je peux t'aider à le chercher. Il ne doit pas être bien loin. 

  Les yeux émeraude de Tim s’allumèrent d'une lueur d'espoir, avant de dévisager son interlocuteur d'un air circonspect.

— Toi… Tu veux m’aider, demanda le frère de Laria encore sous le choc.

— Oui, répondit le colocataire de la jeune femme à mi-voix. 

  L'assassin continuait de dévisager le fils du Duc de l’Ombre, dont les oreilles semblaient cramoisies sous la lumière diaphane de la lune. Il se frotta légèrement les yeux, comme pour faire disparaître un mirage, avant de rajouter :

— Tu as une idée d'où peut être La… Lorens.

  Le jeune soldat secoua la tête pour marquer son incompréhension de la situation .

— Je dois avouer que je suis aussi surpris que toi de ne pas le voir. Je suis parti rapidement parce qu'une de mes blessures s'était ouvertes ; et quand je suis revenu, il n'était plus là.

  Tim sentait la sincérité dans sa voix, qui ne lui semblait maintenant plus hostile. Il rengaina alors sa dague un peu maladroitement pour éviter d'attirer les soupçons.

— Tu n'as vraiment rien remarqué d'anormal ?

  Aucune réponse ne sortit de la bouche de celui qui partageait la chambre de Laria. Un gouffre s'ouvrit sous lui, comme un puit sans fond rempli de son désespoir. Il n'aurait jamais dû la laisser accepter cette mission suicide. Tim sentit une larme rouler le long de sa joue avant de tomber sans un bruit comme inexistante sur le parquet froid. Une main s'approcha alors de son visage pâle. Le fils du Duc de l’Ombre essuya délicatement ces yeux larmoyants comme pour atténuer la peine de ce mystérieux inconnu aux cheveux d’or.

— Il ne doit pas être loin. Si tu veux on peut voir s'il y a des indices ici.

  Son ton se voulait rassurant, tandis que Tim essuyait ses larmes en rougissant.

— D'accord, hoqueta le frère de Laria tout en cachant son visage dans ses mains rugueuses pour ne pas voir Cayden.

  Comment avait-il pu pleurer devant un parfait étranger ? C'est alors qu'il marcha sur un bout de papier froissé. Il se baissa pour le ramasser dans un mouvement habile, avant de le déplier. Des ombres jaillirent pour l'envelopper dans un voile de ténèbres, où l'espace et le temps ne semblaient être qu'un mirage de l'humanité. Il n'y avait rien, si ce n'était la solitude éternelle. Il sentit alors une main accrochée fermement à son poignet gracile. C'était la seule chaleur de cet endroit où le monde ne semblait avoir été qu’une simple illusion de son esprit fatigué. Pourtant, même sans le voir, il pouvait aisément imaginer que cette chaleur qui réchauffait son poignet était celle du camarade de chambre de Laria. L'instant sembla durer une éternité avant qu'une lumière bleutée chasse les ténèbres, comme le soleil chasse la nuit.

  Il entendit le doux bruissement des feuilles, tandis que le ciel étoilé au-dessus de sa tête était masqué par les feuillages d'immenses arbres. Un souffle tiède soufflait dans son coup. Il se retourna alors, et tomba nez à nez avec l’homme aux cheveux de jais qui le tenait encore fermement.  Il était allongé à côté de lui et le fixait de ses yeux saphir, tel un océan profond et insondable.

— Ça va, murmura Tim encore sonné par le voyage.

— Oui, répondit le fils du Duc de l’Ombre. 

  Il sentait ses muscles le lancer, tandis qu'il se relevait péniblement du sol boueux. Il tendit sa main en direction de son comparse et demanda en rigolant nerveusement :

— Si ce n'est pas indiscret… Comment tu t'appelles ?

  Un silence pesant s'installa avant qu'il entende enfin la voix grave de son camarade dire :

— Je m'appelle Cayden de Colley.

  Tim semblait fasciné par ce nom, qui n'avait pourtant rien d'extraordinaire. Il répétait en boucle dans sa tête le prénom de cet inconnu à l’aura magnétique. Il ne pouvait s'empêcher d'être intrigué par celui qui l’aidait à chercher sa sœur. Le vent commença alors à souffler, tel un typhon incontrôlable. Le mistral du nord rencontrait le zéphyr de l’ouest dans un tourbillon où feuilles et branches dansaient. Ils semblaient tous se diriger dans la même direction, comme attiré par une entité surnaturelle. Ils s’approchèrent prudemment, à travers la végétation, pour découvrir derrière les feuillages une sphère lumineuse au milieu des ruines d’un temple elfique. Un homme aux cheveux argentés et aux yeux dorés scrutait la scène, sous le clair de lune, à côté d’une colonne runique.

  La tempête commença à faiblir pour laisser entrevoir une silhouette humaine au cœur du cyclone. Il n’en fallu pas plus à Tim pour reconnaître Laria, dont les yeux bleu glacés avaient fait place à une envoutante couleur ambrée. Il sentit ses jambes effleurées les herbes hautes, tandis qu’il courrait en direction de sa sœur. Il ne réfléchissait plus, rien ne comptait plus à ses yeux que sa famille. Il fallait la sortir de là. Dans un geste désespéré, il se jeta à corps perdu dans cette étrange perle, créée à partir des vents du monde, sous le regard horrifié de Karian et Cayden.

  Sa sœur s’effondra alors sans un bruit. Il sentait le corps fluet de Laria, à peine retenu par ses bras, tomber comme sans vie sur le sol terreux. La tempête se dispersait aux quatre vents ; tandis qu’il essayait tant bien que mal d’amortir le choc, tout en protégeant la sang-mêlé. Il sentit une main sur son épaule, tandis qu’il enlaçait le corps de sa sœur comme pour la protéger du danger extérieur. Un homme d’une vingtaine d’année aux yeux ambré et aux cheveux d’argent le regardait en souriant. Tim le toisa d’un œil mauvais avant de crier : 

— C’est toi qui lui as fait ça. Ne t’approche pas !

  Des larmes amères coulaient le long de ses joues, rougies par la brise du soir. Une main effleura son visage. Elle était douce et rassurante. Il se pencha et vit Laria, les yeux entrouverts, le regarder avec tendresse.

— Je vais bien, murmura-t-elle d’une voix cassée. Ce n’est pas sa faute. Il voulait m’aider. 

  La jeune femme se redressa avant de se lever difficilement, aidée par l’épaule protectrice de Tim.

— On rentre et tu m’expliqueras ce que tu peux. D’accord, dit-il d’un air désespéré.

  Karian s’approcha alors de la fratrie.

— Je pense que c’est assez pour aujourd’hui. Maintenant, on sait quel est ton élément. Je te renvoie, toi et ces deux garçons, à la Knight Academy. N’oublie pas ceci : reviens chaque soir à la même heure. J’ai parlé au chef de la garde, il t’autorise à t’entraîner avec moi, dit-il en lui tendant un morceau de lard fumé. Chose promise chose due.

  Sur ces mots, les feuilles tournoyèrent autour d’eux. Ce n’étaient certes plus des pétales de fleurs, mais c’était tout aussi beau aux yeux de Laria qui regardait son frère aux yeux embués de larmes. La forêt dense fit place à la simple chambre qu’elle partageait avec Cayden. Ainsi, les hauts arbres centenaires disparaissaient au profit des murs de pierre du château de Lacrima. Tim s’approcha d’elle, tandis qu’elle posait le cadeau du magicien sur sa table de chevet.

— Que s’est-il passé, chuchota-t-il à son oreille.

  Cayden les observaient dans un coin de la pièce, ne sachant que penser de la situation. Tout était trop irréaliste. Lorens avait des pouvoirs, c’était un fait, mais pourquoi s’étaient-ils emballés. Il n’y avait que des questions sans réponse, dont il ne saurait sûrement jamais le fin mot. Le parquet grinça, tandis qu’il sortit pour laisser la fratrie discuter.

— Laria, ça va ?

— Oui, répond la sang-mêlé.

— Qu’est ce qui vient d’arriver ? Tu n’es pas obligée de tout me raconter, mais explique moi au moins ce que tu peux. Je m’inquiète vraiment pour toi, dit-il le cœur serré par l’inquiétude.

— Tu promets de ne rien dire à ton père ou aux anciens. 

  Le jeune homme se mordilla la lèvre inférieure avant de répondre :

— Je suis désolé. Ne me dis rien finalement. Tu sais comment est mon père. Je ne raconterai jamais ce que j’ai vu à la ligue. C’est le moins que je puisse faire. De toute façon, ils savent déjà que tu as des pouvoirs magiques. 

  Tim se détacha alors de sa sœur et ajouta à mi-voix :

— Je m’en vais. Je dirais que tu t’es bien intégrée.

  Le jeune homme s’approcha à pas feutrés de la fenêtre et sauta sans hésitation du rebord. Il ne restait plus rien de son passage, si ce n’était des souvenirs et la promesse muette de revenir. 

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