Chapitre 7 Enquête

Par Feydra
Notes de l’auteur : Avertissement de contenu : violence (mentions)

S’il vous plait.

La terreur qu’elle avait sentie dans ces mots s’accrochait à elle alors qu’elle quittait la caserne. Cet homme qu’elle ne connaissait que depuis quelques heures avait une influence étrange sur elle. Elle voulait lui faire confiance, mais elle devait être certaine qu’elle n’aidait pas un meurtrier. Son devoir étouffa sa culpabilité.

Elle patrouilla dans les environs pour s’assurer que rien de louche ne s’y passait, puis elle repartit d’un pas rapide vers la caserne. Elle devait enquêter discrètement. Dans quelques heures, elle devait reprendre son service ; elle aurait sans nul doute à ce moment-là un compte-rendu officiel. Mais il fallait qu’elle comprenne exactement ce qui se passait avec ce Valronn. Pour cela, elle savait très bien qui elle devait aller voir. Mais d’abord, elle se rendrait sur les lieux du crime, avant que le lieutenant ne l’en empêche. Peut-être qu’elle y rencontrerait Sélyna.

À cette heure-là, le théâtre était fermé. De plus, Isobel doutait qu’il ouvre à nouveau avant un long moment. Elle se mordit les lèvres. Peut-être était-il vide ? Peut-être Sélyna et son père s’étaient-ils empressés de quitter ce lieu maudit ?

Les rues du quartier nord étaient animées en pleine journée. Elle croisa des ménagères avec un panier sous le bras, des dames tirant par la main leurs enfants, des coursiers, des chariots. L’air était légèrement frais, mais bientôt le soleil d’automne réchaufferait la ville. Tout à ses pensées, l’image de l’homme qu’elle avait sauvé la veille la hantant, elle marchait sans rien voir.

Une dizaine de minutes plus tard, la façade du théâtre se profila devant elle. La large avenue qui montait vers le quartier sud plus cossu, puis vers le château ducal, était très empruntée. Elle observa un instant les lieux : les portes étaient grande ouvertes, des employés allaient et venaient avec des seaux et des chiffons.

Elle allait en profiter. Elle agrafa son insigne – qui ne la quittait jamais – sur son col et traversa la rue. La femme, occupée à nettoyer les vitres colorées de l’entrée, leva les yeux sur elle. Son visage rond et pâle luisait de sueur et des mèches rousses essayaient de s’échapper du fichu qui entourait son crâne.

— Bonjour, madame. Je souhaiterais m’entretenir avec monsieur Valronn, le maitre de maison.

Elle s’essuya le front de son bras et étira son dos.

— L’est pas là.

— Sa fille peut-être ?

— Elle est dans la salle de spectacle.  

Isobel hocha la tête.

— Vous avez l’habitude de travailler ici ?

— Je fais le ménage chez monsieur, d’habitude. Mais il me paye extra pour nettoyer le théâtre de fond en comble. Avec d’autres, deux fois par mois.

— Oh ! Je vois. Vous avez donc l’habitude.

La femme lui jeta un regard en coin, regarda autour d’elle, puis s’approcha un peu plus.

— Vous v’nez pour le meurtre, c’est ça ?

Isobel retint un sourire devant le regard avide de la femme. C’était le genre de personne très utile à la garde : inoffensif, mais toujours plein d’informations.

— Vous avez deviné.

— Heureusement qu’on m’a pas demandé de nettoyer la scène… tout ce sang !

La femme de ménage eut un long frisson et fit une grimace de dégoût.

— Qui s’en est occupé ?

— L’un des gars, là, Sylf, sec comme un roseau, le crâne chauve et bleu comme vous… Il a changé les lattes du parquet.

Aussitôt, l’image de l’homme qui menait Sergueï et son sbire l’autre nuit s’éveilla dans son esprit. Sylf, donc. Elle prit note de l’information.

— Je vous remercie, fit-elle, en inclinant la tête. Je vais de ce pas parler avec dame Sélyna.

La domestique écarquilla les yeux et rougit de plaisir devant les manières d’Isobel. Puis elle reprit son travail. Le sergent avança lentement dans le grand hall. C’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans cet endroit qui l’avait toujours fasciné. Cependant, aujourd’hui, les dalles brillantes du sol, les tentures élégantes sur les murs et les boiseries n’attiraient pas son regard. Elle pensait au sang sur la scène et sur le masque de celui qu’elle avait sauvé.

Elle traversa le couloir et pénétra dans la salle de spectacle. Des fauteuils recouverts de taffetas rouge descendaient en demi-cercle vers la scène. Isobel aperçut plusieurs personnes occupées à nettoyer la salle. Le silence était pesant ; seul le bruit du frottement des tissus mouillés retentissait. Une jeune femme, debout sur la scène, rivait son regard sur le sergent. Sélyna l’avait repérée avant elle et cela l’agaça profondément.

Plaquant un air protocolaire sur son visage, elle avança jusqu’à la scène.

— Qui êtes-vous ? questionna la chanteuse d’un ton froid, dès qu’elle fut à portée de voix.

Son regard glissa sur l’insigne et ses lèvres se crispèrent légèrement.

— Sergent Caihris, madame. Je fais partie de la garde et mon supérieur m’a demandé de commencer l’enquête. Puis-je vous rejoindre ?

Sélyna hocha la tête. Isobel la détailla en montant les marches pour la rejoindre : ses cheveux blonds étaient réunis en un chignon, ses yeux bleus très clairs paraissaient froids et défiants ; sa taille souple, enserrée dans une robe de satin bleu, et sa posture montraient qu’elle prenait soin d’elle. Quelques bijoux ornaient ses poignets et son cou. Un léger maquillage rehaussait sa peau pâle et ses lèvres fines. Isobel comprenait pourquoi Masque avait pu s’éprendre d’elle.

— Mon père a déjà tout raconté.

— C’est vrai, madame. Mais l’inspection des lieux du crime fait partie de l’enquête.

Elle eut une petite moue, puis fit un geste de la main pour l’inciter à poursuivre.

— Pourriez-vous me montrer l’endroit où cela s’est passé ?

Soudain, la jeune femme se mit à trembler et serra ses mains. Elle se tourna à demi et indiqua un espace sur la gauche. Isobel avança pour mieux voir : là, un peu à gauche de la scène, non loin des coulisses, le parquet de la scène était plus sombre.

— Vous l’avez fait nettoyer ?

— Oui. L’un de nos employés a commencé à changer les lattes. Tout ce sang. C’était horrible. Quand je l’ai vu en arrivant le lendemain… horrible.

Sélyna ponctua sa phrase d’un frisson. Elle était le portrait de la jeune femme affligée et horrifiée, bien différente de la froide maitresse de maison qu’elle était quelques secondes auparavant.

— Vous n’étiez pas présente quand cela s’est passé ?

— Non. Grande déesse, non. Heureusement. Voir ce pauvre baron assassiné de la sorte.

Isobel jeta un coup d’œil aux alentours et avança encore. Elle sentait le regard de Sélyna rivé sur elle. Là, juste à l’entrée des coulisses, le bois paraissait griffé, comme si on avait trainé quelque chose de lourd – ou quelqu’un. Elle fit demi-tour et rejoignit la jeune femme.

— Parlez-moi donc de celui qui a accompli cet horrible crime.

La jeune femme tressaillit et serra davantage ses mains contre sa poitrine. Tout cela était tellement poignant qu’Isobel commençait à ne plus y croire.

— C’était le fantôme du théâtre, celui qui harcelait les propriétaires précédents et faisait peur aux spectateurs, commença-t-elle. Il a essayé sur nous aussi, mais nous l’avons pris en pitié et lui avons offert un toit, à manger, de quoi vivre plus humainement…

— Je vois. Il vivait ici donc ?

— Oui. Il avait une chambre dans le sous-sol. Il aimait jouer de la musique, alors mon père le laissait utiliser l’un des vieux instruments. Il ne jouait pas très bien, mais cela lui faisait plaisir, alors…

Il ne jouait pas très bien ! Isobel l’avait entendu et ses morceaux étaient extraordinaires. La musique de l’univers. Elle se garda bien de révéler cela. Sélyna avait le regard perdu dans le vague.

             — Et puis, il est tombé amoureux de moi. J’appréciais sa compagnie, malgré sa…

Elle s’interrompit et frissonna à nouveau. Isobel attendit.

— Malgré sa laideur, reprit-elle, en reportant son regard sur le sergent. Mais je ne pouvais l’aimer. Je pensais qu’il l’avait compris, qu’il se satisfaisait de ma compagnie, mais j’avais tort. Quand il a appris que je devais épouser le baron de Vilepierre, il est devenu fou de rage. J’ai réussi à la calmer… enfin, c’est ce que je pensais. Mais, ce soir-là, il savait que le baron serait présent pour discuter avec mon père et il l’a surpris sur la scène et il l’a poignardé. Six coups, dans le cœur, la poitrine, le ventre, tout ce sang…

 Isobel, le regard rivé sur la jeune femme, vit la transformation. On aurait dit qu’elle revivait la scène. Dans son regard, ce n’était pas l’horreur qui perçait, mais une sorte de fascination, voire de satisfaction. Ce fut aussi éphémère qu’une brise, mais elle était persuadée de ce qu’elle avait vu.

— Votre père vous a raconté tous ces détails ?

Sélyna sursauta légèrement, elle la regarda en fronçant les sourcils.

 — Non… bien sûr que non… j’ai juste imaginé… je ne sais pas ce qui s’est passé exactement.

 Isobel sourit.

 — Évidemment. Ce qui s’est passé vous a choqué. Je comprends. Essayez de ne pas trop y penser : l’imagination est parfois pire que la réalité, fit-elle d’un ton compatissant. Et ensuite, il s’est donc enfui ?

— Oui. Il a bousculé mon père et a disparu. J’espère que vous le retrouverez !

— Ne vous inquiétez pas. La garde le trouvera. Il ne reviendra pas vous hanter.

Elle avait pris son ton le plus militaire, le plus confiant ; elle avait même posé une main légère sur son bras pour la rassurer ; mais au fond d’elle, les incohérences entre ce qu’elle avait vu la veille, ce que Masque lui avait dit et ce dont elle venait d’être témoin ne cessaient de tourbillonner.

— Je vais vous laisser ; j’ai tout ce qu’il me faut, termina-t-elle. Toutes mes condoléances, mademoiselle.

Elle parut soudain confuse et mit un certain temps à réagir, comme si elle ne comprenait pas. Puis elle prit une expression triste, ses yeux scintillèrent de larmes contenues et elle hocha la tête.

 — Merci, fit-elle d’une voix où perlaient les sanglots.

 En quittant la salle, Isobel ne put s’empêcher de penser que la chanteuse était aussi une actrice extraordinaire. Son récit confirmait celui de son père, mais cela ne concordait pas à ce qu’elle avait vu la veille. Certes, Grégoire Valronn ne lui avait peut-être pas dit ce qu’il avait décidé de faire du vagabond qui se cachait dans leur théâtre. Cependant, ces expressions et réactions fugaces qu’elle avait aperçues sur son visage lui faisaient encore froid dans le dos ; les changements d’humeur de Sélyna étaient spectaculaires. Enfin, les blessures de Masque ne correspondaient pas à ce qu’elle lui avait raconté. Là encore, Valronn aurait pu vouloir punir lui-même le meurtrier du fiancé de son fils, ce qui expliquerait la bastonnade et la tentative d’emprisonnement. Cela faisait de Valronn une ordure, mais cela n’innocentait pas Masque.

Isobel soupira. Des intuitions et des impressions, voilà tout ce qu’elle avait. Cela ne suffisait pas.

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