Il existe une source à chaque chose, comme la rivière qui découle de la pluie, des sources souterraines ou des neiges montagnardes. Je croyais que la magie venait des seuls sorciers, d’un don de Zorren. Elle était en fait le fruit d’une alliance dont nous ignorions toutes les conditions. Un simple prêt.
**
Le temps que les niou-hans de Keldaria puissent réagir, Ewonda abandonnait déjà les ultimes habitations. Il filait tel le vent, me donnant l’impression de voler. Je me penchai sur son dos, diminuant au maximum sa résistance à l’air comme je l’avais fait naguère avec Aliésin pour échapper à des ennemis bien plus inoffensifs. Pourtant, très vite, je lâchai les rênes d’une main pour toucher ma blessure. L’estafilade ne me laisserait aucune cicatrice et sa profondeur ne m’inquiétait pas, mais la plaie me brûlait avec une intensité anormale.
Je me retournais plusieurs fois, mais personne ne nous suivait. Il faudrait du temps aux niou-hans pour quérir des montures et s’élancer à notre poursuite ; rattraper nos chevaux de vent serait alors impossible. Grâce à Sinji, le danger était derrière nous, mais je me questionnais sur son retour précipité. Comment avait-il su ? Tandis que la pluie me fouettait le visage et que les sabots d’Ewonda marquaient la boue de larges empreintes, j’essayais de chasser de mon esprit tous les scénarios catastrophes, ceux où mon parrain n’était pas arrivé à temps, où Alaina s’était retrouvée face aux niou-hans avec Aliésin, et où j’avais moi-même fini cerner sur la corniche. Keldaria était la seule ville dans laquelle j’étais entré, et par trois fois déjà j’avais dû échapper aux chasseurs de sorciers. Les potentiels éprouvaient-ils toujours autant de difficultés à rallier la capitale ? À combien avait-il manqué un garde d’Ethenne et un parrain pour les préserver du danger ? Combien n’étaient jamais arrivés ? Et plus troublant encore : l’Adjahïn avait-il été parmi eux ?
D’après Sinji, nous n’aurions plus à craindre les chasseurs une fois passer la ligne défensive nonmage et rejoint Naimy, mais encore nous fallait-il l’atteindre : plusieurs jours de voyage nous séparaient de ce relatif abri, et il pouvait arriver bien des choses d’ici là. En proie à mes sombres raisonnements, un étourdissement me saisit et je secouai la tête en m’accrochant plus fermement à ma monture. Pour l’heure, je devais me concentrer sur notre fuite, sans quoi Aliésin ne tarderait d’ailleurs pas à me rappeler à l’ordre. Je l’imaginais trempée dans ma capuche et songeais qu’il serait plus à l’abri dans mes fontes quand une nouvelle vague de malaise me traversa.
— Asin…
Quelque chose n’allait pas. Avec notre lien, nous : moi. Alors qu’un troisième étourdissement me faisait chanceler sur ma selle, par pur réflexe, je tirai sur les rênes d’Ewonda. Très vite, trop vite, Aykone gagna du terrain, disparu de mon champ de vision. Le félin planta ses griffes dans mon dos, s’agita. Heureusement, mon parrain avait bien éduqué l’étalon noir et face à mon comportement étrange, il ralentit progressivement sans attendre mes consignes.
Au quatrième malaise, je perdis le contrôle de mes muscles et chutai de ma selle.
*
— Maylan !
Je n’avais même pas senti le choc, seulement le froid et l’immobilité qui suivirent et me rendirent un peu mes esprits. Aliésin miaula puis finit par se coucher contre moi, renonçant sûrement à quelque tentative de communication.
On me retourna sur le dos, me suréleva la tête. Le monde tanguait, s’obscurcissait.
— Maylan !
À peine conscient de la violence avec laquelle Sinji me secouait, je compris aussitôt quand il toucha ma blessure. La brûlure diminua, une sensation de bien-être se répandit par la plaie.
— Mais comment tu fais ça ?
— Ce n’est pas le moment, Alaina !
— Mais ça fait deux fois ! Deux fois que tu le soignes sans même avoir le temps d’user du tissage ! Personne n’est capable de ça !
J’avais de plus en plus de mal à garder contact avec la réalité. Tout doucement, je m’enfonçais dans une chape de brouillard si épais que je ne percevais presque plus rien d’Aliésin.
— L’arme était empoisonnée. Non, ce n’est pas si grave, ils espèrent juste nous ralentir…
On me redressa. Ils parlaient toujours, mais je n’étais plus capable de comprendre le sens de leurs mots. Je perdis totalement connaissance une fois sur le dos d’Aykone.
*
Le son revint en premier. J’entendais le choc des sabots, le vent qui soufflait à mes oreilles, mais la conscience de mon corps m’échappait encore en grande partie. Je sentais cependant le bras qui enserrait ma poitrine pour me maintenir en selle, le torticolis qui me brisait la nuque et un mal de tête si violent que les larmes me montèrent aux yeux.
— Maylan ?
La voix de Sinji résonnait à l’infini dans mon crâne, je laissai échapper un gémissement de souffrance. Il se retourna, farfouilla dans ses fontes.
— Tiens, mange ça : ça t’aidera.
Une feuille. À l’amertume si prononcée que je faillis la recracher.
— Non. Mâche. C’est fort, mais efficace.
En effet, la migraine recula, redevint supportable.
— Com… ?
Parler n’en restait pas moins douloureux et il dut le comprendre, tout autant qu’il devina mes questions.
— Tu dors depuis une bonne journée.
Je tentai de me redresser, sur l’effet de la surprise.
— Je pense que le but était seulement de t’envoyer au pays des rêves, mais tu nous as fait une sacrée peur.
Il changea de bras pour me soutenir, j’avais encore des difficultés à m’accrocher à ses mots.
— Les niou-hans utilisent ce genre de poison depuis des lustres, l’employer sur un enfant ordinaire, c’est déjà de la folie, mais…
Mais quoi ? Être de double ascendance me rendait-il plus vulnérable à leur drogue ? Il ne finit jamais sa phrase.
— Tu as eu énormément de chance, Ewonda a ralenti : si tu étais tombé à pleine vitesse…
Je venais donc de frôler le trépas, une nouvelle fois.
— Repose-toi.
*
Je m’éveillai une deuxième fois en début d’après-midi. Bien plus en forme, mais avec l’impression d’émerger d’un terrible cauchemar. Mes muscles raidis par les cahots protestèrent quand je relevai la tête et me redressai. Je cherchai Aliésin, ne le trouvai pas en selle. Nous allions au pas et il marchait en avant. Une longue étendue d’herbe se déroulait devant nous, plus riche que les landes parcourues avant Keldaria. Je retrouvais ici, parmi les fleurs et la verdure, un peu de ma clairière et beaucoup de nostalgie.
— Où sommes-nous ?
— Dans la plaine de Ménoïs, et juste après elle, ce sont les montagnes. On raconte une étrange légende au sujet de cet endroit, celle d’un enfant élevé par une renarde, mais je suppose que tu ne la connais pas.
— Et moi, que tu vas me la raconter…
Il rit.
— Non, un jour peut-être, mais nous avons bien d’autres choses à faire.
Je me retournai, surpris. Sinji venait-il vraiment de me refuser une histoire ? Et que pourrions-nous avoir à faire de si important ?
Comme précédemment, il fouilla dans ses fontes et j’en déduisis qu’il cherchait un nouveau remède.
— Tu as réussi à récupérer des vivres ?
Il s’immobilisa un instant.
— Pas de quoi faire de chaque journée un festin, mais suffisamment pour survivre si on nous laisse un peu de répit pour chasser avant de rejoindre Naimy.
Il continua de fouiller et me remit un fil et l’une des nombreuses lanières de cuir qui retenait ses cheveux.
— Tiens-moi ça un moment.
Que voulait-il en faire ? Tout en cherchant dans ses affaires, il poursuivit ses explications.
— Nos signalements n’ont pas été placardés pour endormir notre vigilance, mais les niou-hans guettaient notre arrivée. Par chance, une grande partie des hommes se trouvaient dispersés entre Karnag et Jirog, ainsi, ils avaient peu de monde sur place.
Je suivis mentalement ses explications sur ma carte imaginaire et surpris Alaina levant les yeux au ciel : la jeune sorcière ne s’était pas trompée.
— Comment sais-tu tout ça ?
— Comme je l’avais dit, j’ai pas mal d’amis là-bas. On m’a averti trop tardivement pour que ces informations soient vraiment utiles, mais j’ai au moins réussi à les précéder de justesse.
Il tira de son sac la corde dont Galnor s’était servi sur le fleuve et entreprit d’en couper un morceau à l’aide de son couteau. Il me tendit ensuite son trophée, visiblement satisfait.
— Désolé pour tout ça… Nous fuirons les villes désormais, mais si tu avais su manier la magie, vous auriez eu davantage de chance de vous protéger. Je n’ai pas le droit de te l’apprendre, pas plus que ton père ne l’a eu, mais je suis sûre qu’il comprendra.
Tout en parlant, je le sentais armer sa résolution.
— On me le reprochera, mais le sage n’est pas sur place, il ignore tout de la réalité des dangers. Tu devrais au moins savoir te défendre pour parer à l’urgence.
— Je ne comprends pas… Et qui est ce sage ?
— Dis-moi, Maylan, que sais-tu de la magie ?
Pratiquement rien, et il s’en doutait. Comparé à lui, Alaina et Galnor, je ne pouvais pas me considérer comme un véritable sorcier. Mais c’était aussi le cas de mon père. Nous ne devions tout simplement pas avoir un gros potentiel dans la famille : avant d’avoir vu Sinji monter les tentes, se défendre par magie, j’ignorais que c’était possible ; et je ne parlais même pas du contrôle du chef des gardes-mages d’Ethenne sur le courant. Je parvenais tout juste à donner de la couleur à mon regard, aider un feu à prendre par mauvais temps. Rien qui puisse faire de moi un être de légende.
— Je…
Mais il me coupa la parole une fois de plus et je réalisai qu’il n’attendait en fait aucune réponse. Il parla plus bas, comme s’il craignait que quelqu’un nous entende, ou qu'effectivement, il transgressait un interdit.
— Tes parents ont eu du temps pour réfléchir à ta venue, pour s’organiser, mais dès ta naissance, leurs plans ont été bouleversés. Ils n’attendaient qu’un bébé, personne ne peut deviner à l’avance l'arrivée d’un quatrepas. S’ils avaient su que tu serais un FaiseurDeVoix, qu’au-delà de quelques sorts rudimentaires, comme changer la couleur de ton regard, ton père ne pourrait rien t’enseigner sous peine de te mettre en danger, tu serais sûrement bien né à Ethenne. Il n’avait jamais été question de te faire faire le voyage vers la capitale sans t’avoir d’abord appris tout ce qu’il fallait pour te défendre par magie. Malheureusement, l’arrivée d’Aliésin le leur a interdit.
En quoi la présence d’Aliésin m’interdirait-elle la magie ? On ne m’avait d’ailleurs jamais rien interdit, même s’il était vrai que mon père ne l’utilisait pas autant que mon parrain, Galnor ou Alaina. Comme nous n’avions pas de grand talent, la magie ne faisait tout simplement pas beaucoup partie de nos vies…
En entendant ma question et mes raisonnements, Sinji hocha la tête, compatissant, avant de chercher du regard l’approbation d’Alaina. La jeune sorcière acquiesça d’un air grave.
— Ton père est un grand magicien, il a seulement choisi de vivre à la manière d’un nonmage pour que tu ne sois pas tenté de te mettre en danger en cherchant à l’imiter. Interdire quelque chose à un enfant le rend curieux. Même s’il t’avait expliqué, mise en garde, une fois seule, tu aurais sûrement essayé de reproduire sa magie.
J’ouvris la bouche, sidéré, vexé. On m’avait trompé et la compassion de Sinji ne me touchait pas beaucoup.
— Nous ignorons ce que sont réellement les quatrepas, d’où ils viennent et pourquoi. Nos connaissances se limitent à l’existence d’un lien profond entre ces créatures et leurs jumeaux, les FaiseurDeVoix, comme ils se sont désignés d’eux-mêmes par le passé.
— Aliésin m’appelle comme ça, ne puis-je malgré tout m’empêcher d’ajouter.
Il approuva.
— Les sages se sont longuement penchés sur ces rares enfants, et ils ont découvert qu’ils partageaient tous un autre point commun : de très grandes difficultés à apprendre la magie passé les premières bases, un taux de mortalité très élevé dès qu’ils allaient au-delà.
Mon cœur rata un battement.
— Depuis, nous savons gérer leur éducation, mais il nécessite un suivi particulier sous la tutelle d’un maître qui possède les connaissances requises. Nous devions attendre que tu sois suffisamment âgé et résistant pour apprendre sous sa coupe. C’est pourquoi toi et moi procéderons en douceur, c’est pourquoi, jusqu’alors, ton père a fait de son mieux pour te réfréner.
Je n’étais pas certain de vouloir apprendre quoi que ce soit dans ces conditions… Mais d’un autre côté, je voyais déjà quatre occasions où la magie m’aurait particulièrement bien servie. Il était injuste qu’on me l’ait volé, on ne m’avait même pas laissé le choix. J’avais pourtant l’impression d’avoir toujours été un enfant raisonnable.
— Il n’a pas trop eu de mal à le faire non plus, répliquais-je sombrement. Rien ne dit que j’ai hérité de ses capacités.
— Quel âge avais-tu, Maylan, la première fois que tu as utilisé la magie ?
Je réfléchis. Déterminer mon âge d’alors n’était pas simple, ainsi, je me contentai d’une vague approximation.
— Je ne sais plus… Trois ? Quatre ans ?
Mais je ne l’utilisais que pour de toutes petites choses : attirer des jouets à moi la plupart du temps, de ceux à quelques centimètres de mes doigts, placé sur un meuble trop haut pour les atteindre autrement. Ensuite, j’avais appris quelques actes du quotidien, ceux nécessaires à la survie.
— Deux ans et demi… Je m’en souviens très bien, moi, parce que Céd nous a immédiatement avertis : le sage, le roi, le conseil, moi. Au-delà de la peur qu’il a ressentie pour toi, il était également stupéfait. Sais-tu pourquoi ?
Avertir tous ces gens importants pour quelques broutilles enfantines ?
— Parce que je suis un FaiseurDeVoix ?
— Pas seulement. Zorren utilisait la magie depuis la naissance, mais presque tous ceux qu’il a changés en sorciers, à l’époque, étaient des adultes. Même un enfant ordinaire n’arrive pas manier la magie avant ses six ans et on ne l’enseigne qu’à partir de neuf. Il y a bien de très rares cas, où, face au danger, un tout petit y parvient, par auto défense. Mais aucun à ton âge, pas depuis Zorren, et certainement pas un FaiseurDeVoix.
Je m’étais arrêté à son avant-dernière phrase « il y a de très rares cas, où, face au danger, un tout petit y parvient, par auto défense ». Je n’étais plus un tout petit, mais je comprenais désormais à quoi je devais ma survie dans la forêt, face au niou-han. C’était donc grâce à ce réflexe que j’avais repoussé le chasseur sans même m’en rendre compte. Mais l’amusement d’Aliésin balaya la révélation et soulagé de l’entendre à nouveau, je m’accrochais à ses paroles.
— Les quatrepas ne naissent pas pour des deuxpas sansmagie.
— Que veux-tu dire par là ?
Il ne répondit pas, mais il partageait rarement ce genre de réflexion. Ainsi, malgré un esprit déjà débordant d’informations, d’interrogations, d’inquiétude, je n’ignorais pas sa remarque et pris le temps d’y réfléchir. Les quatrepas possédaient une part de magie, sans aucun doute. Ils communiquaient au moins par télépathie, influaient sur leur taille. Maintenant que j’y pensais sérieusement, j’approuvais sans conteste son affirmation : le lien ne pouvait fonctionner que dans les deux sens. Pour réussir à échanger, les deux êtres devaient… Voilà ce qu’il voulait dire. Nous parlions ensemble depuis le premier jour, d’esprit à esprit, deux et un seul à la fois. Je coupai Sinji avant qu’il ne poursuive la discussion et lui indiquais le fauve en guise d’explication.
— J’utilisais la magie dès le premier jour, Asin, n’est-ce pas ? Et malgré les croyances, ça devait être le cas de tous les FaiseursDeVoix.
Je sentis son approbation silencieuse.
— Alors, pourquoi croire qu’ils avaient de grandes difficultés ?
— Trop de puissance en toi pour qu’un seul quatrepas puisse la contenir.
— La contenir ? Les quatrepas contiennent la magie ? Qu’est-ce que ça veut dire, Asin ?
Je craignais qu’il ne dise plus rien. Depuis des années, il avait gardé toutes ces informations pour lui, attendant l’heure de les révéler.
— Tu as dit que tu étais né pour moi…
Il suivit mes réflexions de loin, avec un intérêt grandissant.
— Est-ce que vous venez quand un enfant sorcier…
— Non.
— Non, quoi ?
— Nous ne venons pas, quand sa magie est trop forte, l’enfant crée un quatrepas.
J’ouvris grand la bouche, sidéré par ses propos, par ce qu’ils impliquaient.
— Maylan ? Qu’est-ce qui se passe ?
Je rassurai mon parrain, revins sur les révélations du fauve.
— C’est moi, qui… ? Mais comment ?
Avais-je créé Aliésin, mon frère, mon âme jumelle ? Comment pouvait-on donner vie à un être aussi particulier ? Le quatrepas avait rejoint mon berceau quelques heures seulement après ma propre naissance. La tête me tournait de nouveau, et plus aucun poison n’était en cause.
— Pourquoi les FaiseursDeVoix sont-ils morts ?
— Ils ont triché avec le temps. Détruis leur lien plutôt qu’apprendre à le contrôler.
Je m’apprêtai à répéter notre conversation à Sinji, pensant lever bien des mystères sur les quatrepas, mais Aliésin intervient.
— Notre savoir n’appartient qu’à nous seuls.
— Mais ? Pourquoi ?
Il ne répondit pas.
Un jour, j’apprendrai que bien peu de nouveau-nés sorciers parvenaient à créer un quatrepas, et qu’Atharian n’en abritait jamais plus d’un à la fois. Ce fait expliquait notre taux élevé de mortalité infantile après seulement quelques heures de vie. Nos corps, fragilisés de génération en génération, n’arrivaient plus à contenir notre puissance grandissante. Il nous manquait quelque chose.
Je conservai le silence un long moment, peut-être plusieurs heures sans que Sinji me rappelle à l’ordre. Dans la lumière faiblissante de la fin d’après-midi, je baissai enfin les yeux sur les objets hétéroclites que je serrais toujours entre mes mains. Un morceau de corde, une lanière de cuir, un simple fil arraché. Que comptait-il faire de ça ? Je me retournai sur la selle, le dévisageai et déclenchai son sourire.
— Tu ressembles à ton père, capable de discourir si longtemps avec lui-même, qu’il en oublie le reste du monde.
Ce n’était pas un reproche, loin de là, juste un peu de nostalgie : je le devinai dans ses yeux.
— C’est compliqué de suivre plusieurs conversations en même temps, surtout quand elles sont si importantes. C’est pour quoi faire ?
Je lui désignai ses trouvailles.
— La magie vient de la terre et non de nous. Elle a toujours fait partie d’elle et elle en demeurera à jamais la seule et unique gardienne.
Il se contorsionna pour attraper le fil, abandonna les rênes à Aykone.
— Nous ne possédons aucun pouvoir, nous ne possédons rien. C’est la terre qui nous possède : nous ne sommes que ses humbles enfants, comme les arbres et les plantes, comme tout animal la parcourant, la survolant ou nageant au cœur des océans.
Sa litanie eut un effet apaisant sur moi. Sans le savoir, il évoquait la magie en des mots jumeaux de ceux utilisés bien souvent par ma mère pour définir notre place dans le monde.
— Pourtant, nous sommes des sorciers…
Je me doutais qu’il s’agissait là de la remarque qu’il attendait pour rebondir et il m’en donna confirmation.
— Pour vivre, Maylan, et à plus forte raison, pour procréer, chaque être a besoin de magie. Rien n’existe sans elle, et cette énergie, c’est la terre qui la prête.
Pourtant, les nonmages, comme la façon dont on les nommait l’indiquait, étaient dénués de magie…
— Regarde.
Il montra le fil.
— Chaque nonmage, chaque animal est relié à la magie de la terre par un lien invisible, qui pourrait ressembler à ce simple fil. Il est fin et terriblement fragile, mais tant qu’il subsiste, la vie est possible, mais la vie seulement, et la survie de l’espèce, rien de plus.
Les nonmages, la nature et la plupart des animaux, maintenus en vie par une chose si dérisoire… Il laissa choir négligemment le fil et je suivis sa chute aussi longtemps que possible. À sa place, il attrapa la lanière de cuir.
— Les enfants sorciers naissent avec un lien à la nature proche de celui-ci. Non seulement il leur permet de vivre et de procréer quand ils en ont l’âge, mais en plus, ils peuvent user de la magie restante pour moduler les éléments. Cette force n’est pas vraiment la leur, elle est juste ce que la terre laisse passer en eux. Il s’agit d’un simple prêt. Suivant le sorcier, cette lanière est plus ou moins grande à la naissance et elle s’élargit au fur et à mesure de la croissance, jusqu’à ce que le canal atteigne sa taille définitive, aux alentours de dix-sept ans.
Je me retournai et il m’adressa un clin d’œil.
— Un corps immature et un esprit qui l’est presque tout autant, mais un lien avec la nature déjà finalisé. C’est pourquoi un jeune sorcier acquiert le statut de demi-âge à ce stade pourtant précoce.
Cette fois, il ne laissa pas tomber son butin, au contraire. Il entreprit de rattacher mes cheveux avec.
— C’est une très ancienne coutume, une des rares que nonmages et sorciers ont encore en commun. Aux enfants, les cheveux libres sur les épaules. Aux adolescents ou demi-âges, la partie supérieure seulement est retenue. Pour les adultes, tout est noué. Aux guerriers les nattes, aux nobles, aucun adage.
Dans mes mains ne restait plus que l’échantillon de cordage. Il s’en empara et le regarda d’un air sceptique avant de fouiller de nouveau dans ses fontes. Finalement, avec un haussement d’épaules, il choisit le lien de sa bourse en guise d’illustration, bien qu’il ne le rompît pas. Le cordon était sensiblement plus gros que la lanière de cuir, mais plus petit que la corde que je tenais encore.
— Ton propre lien à la nature, d’autant que je puisse en juger avec le peu de magie que j’ai vue de toi, les dires de ta famille…
Un lien à la nature, et un autre avec Aliésin qui jumelait sa vie à la mienne, comme un barrage dérivant une partie du courant pour empêcher la rivière de déborder.
— Et la corde, c’est Zorren…
Il approuva.
— Son lien était si grand qu’il est parvenu, nous ignorons encore comment, à le propager pour créer tout un peuple.
Et sans quatrepas pour canaliser une telle puissance, il devait posséder une résistance extraordinaire. À moins que Céphée, son compagnon de légende, n’ait drainé pour lui une part de sa magie afin de le maintenir en vie.
Comme il se faisait tard, Sinji tira sur les rênes d’Aykone et Alaina l’imita. Je pensais être suffisamment remis pour tenir debout sans souci, mais je chancelai et dus me rattraper à la selle de la jument. Mon parrain me fit asseoir et me confia une simple branche avant de retourner s’occuper des chevaux à quelques pas de là. Je regardais l’humble présent, me demandant quoi en faire et il appuya sur sa voix pour se faire entendre.
— Le feu, tu parviens à l’allumer, je t’ai déjà vu faire. C’est d’une simplicité enfantine quand tu lui offres de quoi se nourrir et un endroit confortable où se blottir. Mais au bout de ce seul morceau de bois, arriveras-tu aussi à le créer ?
J’hésitais, mais son regard confiant me rassura, et au bout de quelques minutes, j’enflammai ma torche d’appoint. J’aurais été incapable d’expliquer comment, pas plus que je n’aurais su mettre des mots sur l’action de bouger l’un de mes bras. Avec un enseignement de guérisseur, on pouvait apprendre le rôle des os, des muscles, mais énoncer à un manchot par quel moyen on réussissait à mouvoir un membre qui lui manquait s’avérait autrement plus complexe. Il en était de même pour la magie.
— Bien, mais… Il y a toujours le bois, n’est-ce pas ? Le feu aime le bois et le bois le protège, l’alimente en retour.
Il me subtilisa la branche.
— Grâce à la force prêtée par la terre, le feu n’a plus besoin de ce support. Il te faut contrôler le flux magique, le dompter et apprendre à le manipuler. Lorsque tu sauras faire naître une flamme au creux de ta paume, la maintenir sans qu’elle te brûle, alors, nous aurons franchi la première étape.
Circonspect, je regardai ma main gauche, doutant d’être à même de réaliser un tel exploit.
— C’est par ta main directrice que la magie passe le mieux. Au début, tu créeras donc le feu dans ta main gauche, ensuite, tu utiliseras la droite.
Bien qu’incapable de sourire, Aliésin peina à dissimuler son amusement face à ma déconvenue. Tout à son contraire, Alaina m’encouragea d’un signe de tête avant de retourner installer ses affaires.
Laissé seul à moi-même, je me prêtais à l’exercice. Dans ma main, juste comme ça… Comment espérait-il que j’y parvienne ? Si je n’avais pas été témoin du prodige, je n’aurais pas cru en sa réalisation.
— Simple, FaiseurDeVoix.
Facile ou non, je n’arrivai pas à grand-chose et le repas fut prêt avant que surgisse la moindre étincelle dans ma paume. Les autres m’avaient rejoint et la chape de fatigue qui tomba sur moi n’encouragea pas mes vains efforts.
— Ne t’en fais pas, il faut du temps et de la persévérance pour tout, même la magie ne s’acquiert pas sans travail. Mais prends garde, même lorsqu’on t’aura appris à te préserver, il existera un autre risque, une menace qui nous concerne tous. Ainsi, n’oublie jamais : il s’agit d’un simple prêt, rien ne nous appartient vraiment. Nous sommes des canaux, non des réservoirs. Notre corps renferme peu de magie à la fois. Si tu l’épuises, exige trop de ton lien à la terre et qu’il se rompt…
— S’il se rompt ?
Je relevai la tête de mon repas. Je pensais pourtant connaître la réponse.
— Tu meurs, compléta Alaina.
Sinji grimaça alors qu’un gouffre s’ouvrait dans mon estomac.
— Personne n’est capable de rétablir le lien et personne ne peut survivre sans. Reste humble et tout se passera bien.
Comment ne pas le rester avec une double menace de mort ?